Et ma tour, tu l’aimes ma tour ?

Critique | Le système Victoria de Sylvain Desclous, 2025

Posons le problème d’emblée : Le Système Victoria n’est pas le film à l’incroyable finesse d’analyse qu’il pense être, thriller romantique premier degré et politique en deuxième lecture, fier de révéler au grand jour les structures et injonctions qui traversent les corps sociaux, de l’ouvrier au PDG. Ligoté au livre éponyme d’Éric Reinhardt qu’il se charge d’adapter, c’est d’abord le film lui-même qui se retrouve piégé par d’insupportables marronniers dramaturgiques. David (Damien Bonnard), chef de chantier en charge de la finalisation de la construction d’une tour en région parisienne, doit encaisser une forte pression psychologique de la part de son patron pour livrer le bâtiment dans les temps, ce dernier étant lui-même soumis à une forte pression économique de la part de ses clients. Un soir, pressé, il rencontre par hasard Victoria (Jeanne Balibar) ; et là, c’est le drame. La vie de David et la relation David-Victoria évolueront en parfaite synchronisation avec l’avancement de la tour ! Quand David retrouve espoir, il se rapproche intimement de Victoria et la tour progresse vite, mais quand David n’y croit plus, Victoria disparaît et le chantier reprend du retard… Heureusement que Victoria réapparaîtra, qu’ils feront l’amour et qu’une lueur au bout du chemin poussera David à se surpasser pour satisfaire son patron !!! Avant d’étudier les structures sociales, il faudrait donc d’abord se soucier des structures narratives, et les combattre pour que la vie anarchique et son lot de surprises puissent se déployer dans toute leur splendeur réelle.

Thriller ou film social ?

Dès son ouverture, le film propose un régime de co-dépendance entre le défi architectural de la tour, la pression sociale qu’il suppose, et la relation intime entre David et Victoria. A la manière de sa caméra qui grimpe les étages depuis un monte-charge en introduction, le film suggère les prémices d’un drame social tout en résumant l’enjeu de son film, la construction de cet interminable gratte-ciel. Le décor est tout planté. Mais très vite, dès la scène où David est réprimandé par le commanditeur de la tour, le film perd toute hauteur ou auto-critique sur son sujet, telle une bêtise assumée persuadée de sa cohérence : il fait preuve d’immaturité et quitte la réunion avant sa fin, ou somme encore l’un ses employés que « Pour toi c’est s’adapter, pour moi c’est prendre un risque » lors d’un dilemme moral… Dans ce contexte de labeur ouvrier, le film choisit pour personnage principal un maillon intermédiaire de la chaîne du travail, qualifié certes, mais qui se fait le réceptacle des contradictions entre les délais insoutenables demandés par en-haut et la réalité concrète du terrain, avec une équipe qui fatigue de plus en plus, et qui sait qu’elle ne récoltera pas les lauriers d’une telle prouesse. Cette place de choix pour observer la violence du travail se retrouve mal investie, voire complètement fantasmatique : le corps ouvrier acceptera sans ciller et avec aucune justification de travailler d’arrache-pied dans le dernier segment du film, à la suite d’un niaiseux discours d’encouragement proclamé par David…

Le récit s’essaye alors à fabriquer de l’épaisseur chez David par l’intermédiaire de sa rencontre avec Victoria, immédiatement associée à l’image d’une panthère en fourrure, à l’origine un cadeau d’anniversaire pour sa fille. Cela passe surtout pour un enchaînement symbolique ridicule, tiré jusqu’à l’épuisement tout au long du film. En femme fatale de classe supérieure qui le fait enfin jouir, elle l’encourage à terminer sa tour à travers de multiples échanges au téléphone, comme si elle avait toujours un coup d’avance, une meilleure vision de la situation. L’apparition de cette soit-disant maîtresse, qui commande des sushis en mandarin et continue de flirter avec son prétendu mari tout en faisant miroiter un haut poste à David, achève d’étaler le manège grossier auquel s’astreint Le Système Victoria : un film qui brise la routine pour basculer dans le film policier (il y a mêmes des hommes chauves et louches en costume noir qui suivent le héros !), avec un cliffhanger final que l’on devine sans difficulté bien avant sa révélation.

L’appât était trop gros et la supercherie évidente. La maladresse de la mise en scène, qui fait basculer le film social dans un genre plus fantaisiste donne une patte amateur et vulgaire au résultat final, qui trouve son apothéose dans une séquence au club échangiste. La sexualité, qui relevait jusqu’à présent de la prolongation de la relation entre David et Victoria par un autre mode que la langue, notamment grâce à la bonne interprétation de Jeanne Balibar, devient alors un sujet du contemporain qui tombe comme un cheveu dans la soupe, mal traité faute de temps. C’est peut-être là le problème premier du Système Victoria : qu’elle soit machiavélique ou prise à son propre jeu, Victoria est d’abord une femme, un humain. Et c’est peut-être difficile à croire, mais les humains sont incomparables à une tour ou tout autre symbole ridiculement phallique.

Le système Victoria de Sylvain Desclous, en salles le 5 mars 2025