Critique | Désir (Trilogie d’Oslo), Dag Johan Haugerud, 2025
Il est à la fois bouleversant et inédit de voir apparaître aujourd’hui dans le cinéma un tel personnage que ce ramoneur de cheminée, homme blanc des plus archétypal, qui développe par ses propres mots et peut-être même sans s’en rendre compte une théorie queer profondément subversive et audible pour son patron et ami, médusé d’apprendre que ce dernier a couché avec son client la veille. Par une fine réappropriation du concept de « fluidité » tiré des luttes LGBT et repris à son compte pour expliquer son choix, le ramoneur explique ne pas voir de lien entre l’acte en question et le soupçon d’homosexualité qui lui est renvoyé : cela n’annule en rien l’amour qu’il ressent pour sa femme, il a simplement accepté car l’homme qui lui a proposé de coucher avec lui éprouvait un désir comme il n’en avait pas été la cible depuis fort longtemps, et cela lui semblait simplement logique de découvrir une pratique, la sodomie, plutôt que de lui tourner le dos. En cela, le ramoneur n’est pas un « hétéro curieux », ce qui sous-entendrait un désir d’homosexualité que l’on ne saurait affirmer, mais juste un hétéro qui a, un jour, eu un rapport anal avec un autre homme. Il ne faudrait pas voir pour autant un rejet des identités LGBT : ce ramoneur de cheminées sans nom parle humblement depuis sa place, et rien de plus. En creux, le monde se doit d’être entièrement queer sinon il est insupportable pour tous.
La mise en scène de cette confession, sobre, accompagne d’un même geste et avec une grande précision le développement de cette pensée radicale. Énoncée en un unique plan qui se resserre peu à peu sur le visage du ramoneur en train de parler avant de s’élargir à nouveau et intégrer dans l’image son collègue, capturant à la fois sa réaction et la ville en arrière plan (ils se trouvent dans la salle de pause d’un immeuble à un étage plutôt élevé), la continuité du plan séquence prolonge en effet l’idée d’une fluidité ubique. Entre l’image triviale que le patron avait de son employé et celle actualisée où il a intégré l’anecdote faisant de lui un employé hétéro toujours normal, et qui a fait l’expérience d’un rapport anal, il n’y a aucune différence. Mais le film ne s’arrête pas à cette conception naïve d’une hétérosexualité contemporaine et décomplexée, pour laquelle il est facile et presque évident de s’ouvrir à d’autres formes de sexualité. La discussion avec sa femme dénote par sa mise en scène : la caméra les récupère après l’annonce de la chose, chacun assis sur une chaise et regardant l’horizon à travers la baie vitrée. Le recours au champ-contrechamp est privilégié, et n’informe pas tant d’une pugnacité, sinon d’une quête de compréhension par la dialectique. Ce qui déstabilise tant l’épouse, c’est l’aisance et la normalité avec laquelle son mari rationalise et intègre une information qui ne répond pas aux codes d’un couple normé : il s’agit d’une tromperie, que signifie cette attirance soudaine pour un homme, etc.
Et à ce risque de binarité qui pointe, Dag Johan Haugerud répond par un dépassement du simple enjeu propre à la survie d’une relation monogame par la multiplication des discussions entre le ramoneur et son épouse, jusqu’à toucher avec autant de tendresse que de vulnérabilité au véritable point névralgique qui la blesse à travers cette révélation. Son épouse serait presque tentée de passer outre — il lui répète assez et avec sincérité qu’il l’a fait parce qu’un désir lui est spontanément venu mais que cela ne change en rien l’amour qu’il a pour elle, il culpabilise d’ailleurs à voir l’état dans lequel cela la met, bien qu’il ne considère même pas cela comme une infidélité. Mais ce qui l’atteint vraiment, c’est d’abord le fait que lui ait ressenti du désir, et que lui ait pris l’initiative d’aller jusqu’à son terme, ce que elle ne se serait peut-être jamais permise. Alors quoi, on ouvre le couple ? Évidence des avantages sur le papier, impossibilité des corps à s’y résoudre ; il n’y a peut-être juste pas de solution.
Architecture des désirs
À travers sa trilogie d’Oslo, le cinéaste dresse avec un désir de fresque comme un état des lieux général sur les modalités contemporaines de l’amour et du désir au sein de la société norvégienne. Il déploie le portrait de quelques uns de ses habitants : une lycéenne dans Rêves, une infirmière et son collègue homo dans Amour… aucune règle ne fait système, sinon celui de la diversité des sujets. Et par les échos, réponses et fines continuités qui se dévoilent d’un film à l’autre (le recours à un psychologue dont les moyens ne sont pas sans lien avec la maïeutique, le passage de personnages par une même place…), Désir se nourrit de tous les flux de la ville, centaines de voitures et passagers qui tracent leur route à l’arrière-plan, élargissant jusqu’à l’universel l’enjeux des questionnements en cours. Le collègue du ramoneur, de confession chrétienne, fait d’ailleurs preuve d’une volonté active pour se rendre à l’écoute et au service de son confrère, qui lui fera d’ailleurs remarquer l’émotion qu’il a ressenti lorsque celui-ci lui a parlé de sa foi ou encore lorsqu’il a recueilli sa confidence en se gardant de le juger.
Et c’est bien dans cette aspiration à un universel laïc que peut s’épanouir sereinement et d’un même geste, chez un même homme, une croyance intime en son dieu ainsi qu’un rêve récurrent dans lequel David Bowie éprouve du désir pour lui, alors qu’il s’identifie à une femme. Sexualité, genre, les identités sont fluides à tous les étages. Si la fluidité est un outil théorique aussi subversif dans la pensée LGBT, c’est en raison de la liberté (et donc confiance) qu’il offre à celui ou celle qui se le réapproprie. Il n’y a pas besoin d’attendre l’arrivée d’une société utopique pour tout penser sous son prisme : cette mère de famille qui encaisse avec difficulté les révélations de ce mari (et à juste titre, rappelons-le, le cinéaste se garde bien de juger ses personnages) choisit d’aller boire un verre avec une copine, s’apprête à partir mais remonte embrasser langoureusement son conjoint avant d’y aller pour de bon (cela réveille-t-il en elle un candaulisme insoupçonné ?), revenant le soir alors même que l’amie affirme qu’elle aurait divorcé à sa place. En l’absence de solution, le film s’attache donc à montrer ce qui reste, ce qui est là en dépit des tempêtes intimes du foyer. Si rien n’est résolu entre le ramoneur et sa femme, rien ne les empêche de continuer à jouer au couple en attendant d’y voir plus clair et d’aller voir le spectacle de danse de son collègue, d’en ressortir ému. Il faudrait presque en venir à fondre la fluidité dans une conception platonicienne de dialogue entre les tripartitions de l’âme, du corps et de la cité ! La capacité humaine à être ému ou déplacé a complètement à voir avec celle de réinventer les termes d’un contrat amoureux, ou d’une société toute entière. Tout tangue à bord et rien n’est stable ? Voilà une bonne raison d’être serein et à l’aise. Dans son corps, dans son couple, au moins à Oslo.
Désir (Trilogie d’Oslo) de Dag Johan Haugerud, le 16 juillet au cinéma