Critique | The Sweet East, Sean Price Williams, 2024
D’après une étude très sérieuse menée sur un critique de cinéma de Tsounami, le cinéma new-yorkais se trouve en excellente forme. Sa courbe est, par un joyeux hasard, inversement proportionnelle à la qualité de l’expression et de la circulation des idées politiques aux États-Unis. Ruine de l’humanité et berceau du capitalisme décérébré, il est bien normal que ce soit ce même pays qui accueille aujourd’hui son plus lucide foyer de résistance. Frances Ha, Lenny and the Kids, ils habitaient tous la Grande Pomme, et changeaient toutes les petites choses qu’ils touchaient en or cinématographique. Bon, Gerwig a récemment fait un choix politique de carrière en signant Barbie dans une villa californienne louée par Warner ; mais les Safdie, eux, semblent survivre au joug du n rouge… affaire à suivre. Cassavetes est né à New York ; c’est bien à Los Angeles qu’il est mort.
La géopolitique, le cinéma, tout ça, tout ça, on s’en fout finalement pas mal quand, comme Lillian dès l’ouverture de The Sweet East, on est traînés de musées en monuments au siège social de l’hypocrisie libérale et de l’encéphalogramme plat de la sincérité : Washington. Le seul avantage à vivre aux États-Unis, c’est de se voir exaucé le vœu qu’une illuminée rentre dans votre pizzeria avec un flingue et hurle au patron d’avouer qu’il viole des enfants dans la cave — ça laisse le temps de partir en courant, se mettre en mouvement, bref revenir à la vie. Se casser, d’accord, mais pour aller où en fait ? Mais, mais, mais, attendez une minute : Alice et Dorothy, est-ce que elles, elles se posaient des questions aussi minables ? Non. Non, elles y allaient tout simplement, elles parcouraient le pays des merveilles ou le monde d’Oz et puis c’est tout ! Elles n’avaient même pas en tête de fructifier leur délire en œuvre-saga commerciale rentable d’ailleurs, elles vivaient toutes ces épopées par simple goût de la vie elle-même. De vraies anar’ qui avaient le goût de l’aventure celles-là…
Malheureusement pour Sean, il vit à New York en 2023. Heureusement pour Lillian, Sean a du talent. Mais comme l’aventure c’est l’aventure, l’aventure restera une aventure, dans un décor à peine différent. Elle commencera véritablement dans un squat antifasciste, et c’est tout naturellement qu’elle se poursuivra dans la maison d’un néonazi (un rôle qui sied enfin à Simon Rex), qu’elle abandonnera au premier voyage à New York pour rejoindre une troupe de cinéma (Jacob Elordi, Ayo Edebiri la crème des jeunes talents du moment), et cétéra, et cætera… Lillian sème de la dynamite sur le réel à mesure qu’elle le traverse, et le remodèle à l’envie, à son envie. Elle s’en amuse. Elle en tire tout ce qu’elle peut et puis s’en va. La fuite en avant, qui était déjà à l’œuvre chez les Safdie (Williams était chef opérateur sur Mad Love in New York et Good Time), trouve ici peut-être son point d’orgue esthétique, son expression la plus aveuglante rendue permise par une fantaisie dont la radicalité semblait avoir déserté le cinéma américain.
Le personnage de Lillian est magnifique car sans jamais véritablement l’atteindre ou la cerner (perpétuité de la fuite), on s’en approche un peu plus à chacune des étapes du voyage. Elle essaye, cherche, teste et vérifie. La vérité a tôt fait de se nicher dans de beaux draps floqués d’une croix gammée plutôt que dans le cœur verrouillé de l’amourette-star du moment. En se mettant à la hauteur du point de vue de cette ado désabusée, Sean Price Williams se débarrasse de peu (de toute forme de préjugé, c’est-à-dire beaucoup) et pose un regard neuf sur le monde, sa désirabilité et son habitabilité, sur la côte east qui, dans un pays infernal, a vite fait d’apparaître comme sweet, surtout en comparaison, quand le regard pointe vers l’west.
The Sweet East de Sean Price Williams, sortie le 13 mars 2024