La sirène de ces porcs

Critique | Parthenope de Paolo Sorrentino, 2025

D’emblée boticcelien — les femmes naissent de Vénus — Parthenope écume le fantasme de la femme jusqu’à ce que ne reste plus que le sel de la mer dans laquelle, selon le mythe, elle serait née et celui de ses larmes recueillies en fétiche de cinéma.

D’abord, le conte — carrosse dans un bateau, jeu ambivalent entre mobilité d’une certaine forme de modernité et immobilisation d’un objet muséal rapporté de Versailles par le padrino, pour servir de lit à baldaquins à l’enfant attendu, qu’il déclare en bonne fée être une fille. Même pas née qu’elle sera assignée à son rôle de princesse, berceau de sa jeunesse à la fois prison dorée et cadre d’icône pour alcôve à son corps d’immaculée. Comment la nommera-t-on ? Parthenope, nom éponyme de la Naples antique d’une sirène, figure dangereuse par le désir qu’elle suscite. Le cinéma substitue à notre regard une femme conforme à nos désirs. La femme substitue à notre regard un monde conforme à nos désirs. Sorrentino construit son personnage comme une projection fantasmatique construite par les hommes (Sorrentino compris) qui veulent se l’approprier, un mystère si tentant de percer. « À quoi penses-tu » ne cessent-ils de la sonder. Et Parthenope de leur lancer un regard qui, s’il cherchait l’intensité de l’indicible comme une forme de provocation mimétique vis-à-vis des attentes que l’on a pour elle, finit par trouver la profondeur d’une sagesse qu’on voulait évider.

Le conte et le mythe ne fonctionnent alors plus simplement comme des références pour la structure narrative mais comme un véritable moteur dans la constitution du personnage en récit à part entière. Si les Américains ont construit leur roman national comme une épopée biblique, Sorrentino constitue Naples – comme Dante, Fellini et Antonioni ont écrit l’Italie – en épicentre du catholicisme, comme la femme qui lui sert d’image de la ville tel que la tradition littéraire le conçoit. 


En anthropologue de la culture (Parthenope fait sa thèse sur le miracle de San Gennaro), Sorrentino s’intéresse aux images cultuelles, oscillant entre jardin d’Eden chez les riches et Sodome et Gomorrhe pour les lieux interlopes de la pauvreté napolitaine. En suivant les errances de la sirène navigant à vue dans ces eaux meurtrières, le réalisateur fait de Naples un amphithéâtre à ciel ouvert, scrutant les cellules de la ruche sociale comme autant d’iconostases. Car si les nombreux plan-regard et l’incessante circulation des cigarettes ironisent sur la mystique cinématographique, ce que regarde surtout Sorrentino est ce qui l’entour dans son Italie antique, les ersatz de romanité et de christianisme présents en ruine comme décors de son musée, écrin pour sa femme-image, l’image comme femme. L’idole. Dans toute mythologie, en adoptant l’approche anthropologique suggérée, la femme est le lieu de projection de tous les récits, le point cardinal (car religieux) de l’Autre absolu, articulation de l’esprit qui ne sert qu’au Même pour se penser lui-même, le masculin. Sorrentino, en engageant son personnage sur la voie de l’actorat, met en exergue la divine comédie humaine dans laquelle les hommes jouissent de monologuer dans les oreilles de la déesse, comme autant de prières à leur orgueil. La quête de Parthenope est celle de la répartie, du mot juste qui lui permettra de s’insérer un instant dans la logorrhée masculine, devenir une image pas sage, maîtresse de son pouvoir d’image. Par deux fois elle outrepasse la place qu’on lui tolère : en se refusant au milliardaire et à son amour de jeunesse. Le premier par le sexe, homme conquérant exposant sa puissance phallique en colonisant le ciel de son hélicotère. Punition : tu n’es même pas si belle. Sourire indifférent. Et pas aussi intelligente que tu penses être. Attaque qui touche au cœur de son désir, un désir tourné vers l’autre, de ne plus catalyser celui des autres, d’être une icône ouverte au monde. À son amour de jeunesse qui lui reproche ses grandes phrases, pures répliques apprises auprès des hommes dont cette fois elle a l’initiative. L’écho qu’elle renvoie comme miroir déstabilise l’homme qui pour la première fois contemple le spectacle auquel il s’adonne d’ordinaire.

À ce titre, la scène de confrontation avec le prêtre faiseur de mystère se déploie contre la force à l’œuvre dans l’économie du désir chrétien. Le prêtre est bien le seul homme, dans toute crasse d’homme, qui ne lui demande pas à quoi elle pense. Il sait, elle pense « à tout le reste ». Il donne une place à son désir en ne l’acculant pas de ses propres projections d’un désir éclaboussant comme le sang des menstrues que ses miracles font couler, mystification qu’il ne revendique pas puisqu’ « elle lui vole {son} miracle » – le corps de la femme connaît sa propre mystique qui n’appartient qu’à elle. Il la libère de son réceptacle de statue vénérée pour qu’elle se saisisse de sa jouissance. Alors le sang peut couler et le miracle s’accomplir puisqu’il ne coulera pas par la force du phallus (il se contente de la caresser, reste en surface de l’image qu’il ne cherche pas à pénétrer de son regard-phallus). Bien au contraire de la scène de défloraison orchestrée par une mère qui fait spectacle de la virginité d’un couple, mise-en-scène dont la violence presque détourne le regard de Parthenope, antichambre du consentement.

Femme, mystère des mystères, au cœur de l’économie du désir patriarcal. L’érotique chrétienne est finalement au fondement de la culture du viol. Jeu de voiles qui dévoilent, de volutes de fumée qui étreignent les corps comme des amants fantômes. Érotique du tourner le dos, de l’échappée, « pas pornographique » aux dires du prêtre. Ce qui se dérobe au regard, qui lui résiste contre le voyeurisme, fuis-moi je te suis des grands prophètes de l’amour, qui sanctifie les reliques, les fétiches. Même la religion ne peut la libérer complètement, vierge de rouge immaculée, femme de chair, d’une chair qui ne gardera pas le lisse du marbre. « Je ne volerai pas un seul instant de ta jeunesse » déclare le vieux beau américain, dont elle admire le travail d’anthropologue et qui l’invitait à suivre la langue de l’analytique. Sa jeunesse, c’est le suicide de son frère qui le lui a volée. Relation mythologique incestueuse entre deux jeunes dieux gréco-romains, Diane la chasseresse virginale et Apollon la beauté statuante. Dieux mortels qui ne peuvent porter sur leurs épaules le poids de l’interdit, non pas tant comme un tabou anthropologique que comme la conséquence d’un patriarcat qui rend toutes les femmes désirables, même à ses pères et frères. Le carrosse de sa naissance devient carrosse mortuaire dont le chemin est barré par un monstre cracheur d’eau, étrange machine-monstre. 

Née de l’écume, elle ne trouvera beau que l’informe, l’homme d’eau et de sel, homme de mer, fils de son professeur d’anthropologie, boule de chair pure, imberbe absolument, son frère de matière, son alter-ego de cinéma, le freak que l’on cache et dévoile lui aussi comme un mystère. Alors l’exil d’Ulysse, au cheminement inverse, permettra le décentrement du regard salutaire, loin du mythe, près de sa pensée, à une chaire d’anthropologie, pour mieux voir. Et ainsi, à son retour, pouvoir souffler par soi-même, non plus au travers de l’homme.

Parthenope de Paolo Sorrentino, en salles le 12 mars 2025