Critique | La tour de glace de Lucile Hadžihalilović, 2025
Du blanc partout. Un flocon, deux flocons, mille flocons, difficile de distinguer la glace de la neige artificielle, le fantasme de la réalité, un cristal et une montagne. Onirique ou mystique, La Tour de Glace déploie son récit comme une dérive dans l’immensité blanche : celle de la ville au pied des monts, mais aussi celle de la grande toile. Récit à deux niveaux, film et réalité, film dans le film, Lucile Hadžihalilović prolonge sa traversée de l’étrangeté, où l’enfance et le féminin deviennent de fins sentiers, là où le vertige guette. Le tournage dans lequel débarque un peu par hasard Jeanne se fait alors espace mental : une tour de glace réelle, matérialisée sur le plateau, une ascension à la fois concrète et symbolique.
Sortent cette année au cinéma trois films de montagne et de réalisatrices — Vermiglio de Maura Delpero, L’engloutie de Louise Hémon et La Tour de Glace —, dans lesquels trois jeunes femmes sont lancées dans des marches initiatiques, et se perdent volontiers dans les profondeurs de la poudreuse. Mais au lieu de tendre vers le divin, l’idée même d’un sommet, ces montées les rapprochent d’un autre gouffre : un scintillement obscur, une lumière prête à les engloutir. La Tour de Glace de Lucile Hadžihalilović ne fait pas exception.
D’abord, une fuite. Jeanne, 15 ans, s’échappe de l’orphelinat perché dans un village de haute montagne. Elle descend, fuit, s’arrache à l’enfance. Elle trouve refuge dans un hangar. Au matin, le lieu s’ouvre sur une nouvelle fiction : c’est un plateau de tournage, un décor glacé où l’on prépare une adaptation de La Reine des Neiges. Et là surgit Cristina (Marion Cotillard), apparition opaque et lumineuse impériale en reine prédatrice, solitaire en son sommet. Elle règne sur le plateau et la pellicule, magnifique en souveraine glaciale, incarnation d’une féminité figée dans la toute-puissance et le danger. Hadžihalilović la filme comme une vision : légère contre-plongée, halo de lumière qui irradie son visage, découpage qui la détache du reste de la scène. Jeanne l’observe à distance, tapie dans les coulisses, cadrée dans l’ombre, rat de décor autant que proie en devenir.
Inversion des rapports
Le film installe ici un double mouvement : celui d’une prédatrice qui croit régner et celui d’une enfant qui apprend à la regarder, jusqu’à inverser le rapport de pouvoir, presque naïvement, en apprenant simplement à la connaître. Peut-on encore échanger simplement avec une star de l’aura de la reine des neiges ou de Marion Cotillard ? Jeanne prouve que oui. La question du regard traverse tout le récit : les yeux émus de Jeanne/Bianca (Clara Pacini) ouvrent une brèche de vulnérabilité et de désir. « J’aime la reine », confessera-t-elle (ou l’imaginera-t-elle ?) – fantasme lesbien à demi-murmuré, où l’admiration se confond avec la peur. Le montage fait exister cette ambiguïté : insert sur le visage de Jeanne, fondu enchaîné avec le profil de la reine, comme si la frontière entre les deux devenait perméable. Miroir fatal.
Le film s’organise autour de ce paradoxe : les hommes sont partout, toujours menaçants, et pourtant l’agression décrite ici vient d’un espace féminin. Le sud indique le nord, et Bianca, pas vraiment blanche comme neige, voleuse de perles et d’identité, devient figure trompeuse d’amitié. La Reine, quant à elle, exerce sa domination par la beauté, par l’image. Le plateau devient champ de force, où la féminité, pour exister, résister et subsister, se décline en prédatrice, proie, spectre. Le seul homme safe est paradoxalement le réalisateur – incarné par un Gaspar Noé chevelu –, figure méta qui brouille les repères et souligne la puissance réflexive du film : quand l’homme cesse d’être agresseur, il devient celui qui expose la mécanique du danger.
Hadžihalilović filme ainsi le flottement : les lumières tremblent, reflets et images se diffractent par le prisme d’une pierre précieuse. Multiples bribes de réalité. Les gestes reviennent comme des motifs. Une main qui saisit des trésors, une perle perdue ou dérobée – métaphore du transfert ou de la circulation, de l’innocence volée, de l’estime de soi déplacée dans le regard de l’autre. Une main sur la gorge, un souffle qui enferme – désir cruel qui prend ce qu’il veut et fait régner le malheur. Le décor lui-même devient personnage. Faux glaciers, stalactites de résine, reflets artificiels : beauté d’un set qui imite la nature et qui, la nuit, semble prêt à s’animer comme un rêve. Toute cette beauté n’aspire qu’au danger ; dans cette pureté apparente se cache les prédateurices. En coulisses, Jeanne observe, se dissimule, apprend, elle aussi, à guetter comme un animal sauvage. Elle y est presque obligée, pour, elle aussi, exister, résister, subsister.
« Les femmes qui vont mal sont comme des bêtes féroces : fortes et vulnérables à la fois » : tout le film repose sur cette ambivalence, sur cette possibilité de devenir à son tour chasseresse après avoir été la proie.. Alors il reste la fuite. S’enfuir à temps, ou sombrer dans le piège de l’imaginaire. La Tour de Glace est un conte désenchanté où beauté et horreur se côtoient voire se confondent, où l’artifice du cinéma révèle la cruauté des contes, et où le désir naissant d’une adolescente trouve sa forme dans les images mêmes qui la mettent en danger. Irréductible à #metoo, le cinéma comme industrie contient pourtant, par sa nature, une part de danger. Il est une affaire de corps, et donc très souvent de cœur.
La tour de glace de Lucile Hadžihalilović, le 17 septembre 2025 au cinéma