Critique | Festival de Cannes 2023 | Sélection Officielle (Compétition)
Le gros morceau de la compétition. Gros morceau d’une part car la presse ne tarit pas d’éloge sur la bête, gros morceau d’autre part car voilà 9 ans que nous n’avions vu un film du bonhomme après Under the Skin, sorti en 2014. Gros morceau enfin, car à lire les différentes critiques déjà disponibles, toutes semblent passer à côté de ce qui fait la réussite du film. C’est à se demander si Glazer l’a fait exprès ou pas ! Et, après avoir écouté sa conférence de presse, je suis toujours incertain quant à la lucidité qu’il entretient vis-à-vis de son propre film. Il semble avoir réalisé un tour de force dont il n’a pas conscience – ou tout du moins, que les principaux concernés affectent d’ignorer royalement. La zone d’intérêt est une formulation ambivalente : l’intérêt de quoi ? l’intérêt de qui ? Certes il y avait l’intérêt porté par les nazis à cette zone de 40km autour des camps, mais ici, l’intérêt est d’abord cinématographique. J’ai lu dans une autre critique la citation de Godard : « le cinéma doit toujours être du côté des bourreaux ». Force est de constater qu’en effet, pénétrer le quotidien de la famille du chef du camp d’Auschwitz porte un plus vif intérêt que pénétrer une énième fois le quotidien des déportés dans les camps de la mort. La mort est mon métier, oui, mais la mort ma femme et mes enfants ? Et bien tout va bien dans le meilleur des mondes : les enfants sont en très bonne santé, le jardin est splendide, et puis pas besoin d’avoir une rivière propre (sans, par exemple, les cendres des fours crématoires) puisqu’il y a la piscine dans le jardin.
Se dessine dans cette première description de la vie familiale des Höss ce que tous les spectateurs oublient de voir, trop obnubilés par le hors-champ, par les fumées et les cris à l’extérieur des hautes barrières de la maison : les Höss vivent une vie bourgeoise tout à fait normale. L’horreur en dehors des barrières, ils en sont responsables, ou pour le moins complices, mais cela ne les empêche pas de vivre, ils n’ont même pas l’air d’avoir fausse conscience. Ils sont aveugles. Le manteau de fourrure ? C’est du vol et de l’exploitation (des possessions juives). Mais est-ce beaucoup moins que ça lorsque ce manteau vient de Louis Vuitton, dont la provenance des matériaux est au mieux incertaine, au pire louche ? Ces femmes de chambre juives ? Je ne suis pas sûr de faire la distinction avec celles qui arpentent les couloirs du 16e arrondissement – au mieux on a arrêté de leur parler mal. Cette rivière polluée dont on parlait au début du film ? Je pense aux rivières indiennes ou chinoises remplies de saloperies rejetées par les usines que les occidentaux ont délocalisées. Quid de ce nouvel appareil crématoire révolutionnaire ? La scène ressemble étrangement à une réunion lambda dans une usine industrielle, dont la finalité est, bien sûr, de trouver des moyens de produire toujours plus, toujours à plus bas coût. Ils prennent des décisions qui impactent le sort de millions de personnes en se dédouanant de leurs responsabilités sur des rapports, des injonctions venant d’ailleurs, la hiérarchie, la fatalité… mais nous ne sommes pas dupes. C’est une idéologie à laquelle nous avons à faire, toujours. Le parallèle est facile, comme par exemple avec, au hasard, le report du départ de l’âge de la retraite ? Le quotidien de cette famille et ce qu’on en voit n’a strictement rien de différent avec celui d’une famille bourgeoise d’aujourd’hui – à la rigueur si, aujourd’hui, la femme travaillerait peut-être, et encore, peut-être fictivement… Bourgeois = nazis. Voilà la démonstration de Zone of Interest.
Bien que je m’explique assez mal les envolées formelles qui rythment le film, il y a une chose dont je suis sûr : la dernière séquence. Certains y ont vu de la culpabilité, d’autres un rappel final, cette fois-ci plein cadre, de l’horreur qui a eu lieu. Mais personne n’a parlé de ce qui était sous nos yeux : les femmes de ménage. Bien sûr, la surinterprétation frappe même les meilleurs esprits ! Les femmes de ménages peuvent être présentes dans cette dernière séquence par simple souci esthétique de remplissage du cadre, ou pour continuer d’accentuer le motif du « quotidien » au cœur du film. Soyons prudents. Mais lorsqu’ils voient derrière les vitres, je vois devant. Ils voient la preuve matérielle des heures les plus sombres de notre histoire (les valises, les chaussures…), je vois des femmes de ménage qui astiquent la bonne conscience bourgeoise, qui font resplendir le « c’est derrière nous » – derrière les vitres -, qui sont sous-payées et mal traitées pour qu’ils puissent dire « tout va bien, ouf ». Non, ce n’est pas derrière nous. On vit tous les jours dedans, c’est juste un peu différent. Cette fois, les cris et la fumée sont plus inaudibles que jamais. L’horreur a encore lieu, oui, mais toujours plus loin, toujours plus insidieuses, et puis après tout, ces esclaves modernes sont tout de même un peu payés, un peu libres ! Sauf qu’à la fin, ils meurent comme des chiens pour le confort de quelques-uns. Il faut dire que, contrairement aux camps et à leurs zones d’intérêt que le nazisme créait en référence au lebensraum, à l’intérieur de « l’espace vital », le capitalisme crée aujourd’hui des zones d’intérêt en dehors des espaces de vie de leurs peuples, et qui de fait le déresponsabilise encore mieux, assujettit des peuples entiers qui, par leur simple éloignement géographique, sont inférieurs, disposables, remplaçables. Le capitalisme est non seulement raciste, mais surtout géociste. La véritable horreur hors-champs du film, ce sont ces zones contemporaines, the zones of ininterest.
Post-Scriptum critique :
La puissance du hors-champ se mesure à sa rétention d’information. Si le hors-champ est grand, c’est parce que le spectateur ne sait pas, donc imagine. Le hors-champ est sublime lorsque le spectateur lui donne son corps, sa matérialité. Or force est de constater que le hors-champ de Glazer est, soit vidé de sa puissance par le fait qu’on sait les horreurs qui s’y trament – entre Nuit et brouillard et Shoah, les images, on les a en tête -, soit agissant comme un reflet d’autre chose, probablement contemporain, comme développé plus avant. Dans le premier cas, cinématographiquement, l’idée est pauvre, parce qu’inconsistante avec la nature du hors-champ. Dans le second cas, le symbolisme que crée ce dispositif – le hors-champ peut être la métaphore de tout et n’importe quoi – réduit et enferme le film dans les interprétations qu’on lui trouve ; toutes valables puisque le hors-champ peut tout être. Dans les deux cas, le film s’appauvrît lui-même : pas de mystère, trop de certitudes. Ceci explique peut-être le goût un peu fade qui reste quelques jours, quelques semaines, après la projection.
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, sortie le 31 janvier 2024