Critique | Blackbird, Blackberry, Elene Naveriani, 2023
Blackbird Blackberry est un film à l’écriture joliment géométrique, opérant sur deux plans la convergence entre la femme de 48 ans et l’adolescente qui cohabitent au sein du personnage d’Ethero. Dans la temporalité de sa vie comme dans sa chair, elle est le terrain sur lequel deux existences se rencontrent : premier amour, première relation charnelle, solitude immuable ; transformation et découverte du corps, ménopause. Tant d’éléments contenus dans la gestuelle simple, hésitante, tantôt affirmée tantôt maladroite d’Eka Chlaveishvili, la comédienne principale.
Avant de filmer des situations, Elene Naveriani capte les comportements d’un corps qui n’a pas éprouvé les expériences du commun de son âge et semble naviguer indépendamment voire à l’encontre des codes sociaux. Plus un geste représente une action qu’on associe instinctivement à de la vigueur ou de l’énergie (nettoyer une surface, frotter, faire le ménage), plus on le voit entrepris avec une nonchalance extrême : au sein d’une séquence invitant à la séduction et qui évoquerait spontanément la retenue et la pudeur, on la voit agir comme un animal en chasse, reniflant sa proie avec des yeux écarquillés. Tout le positionnement du film est là : d’un côté, offrir à son personnage la possibilité de s’exprimer comme elle ne l’a jamais pu auparavant et de l’autre, raconter une histoire dont l’objet de départ reste le télescopage entre ces deux temporalités. Pourquoi, sinon, plaquer cette tension jusque dans l’onomastique ? Si la sémantique du mot n’est peut-être pas exactement la même en géorgien, la prononciation est identique et il est, de fait, impossible de ne pas entendre dans chaque énonciation du nom d’Ethero la sacro-sainte hétérosexualité, le couple, la famille nucléaire, l’institution relationnelle. Tant de choses que l’intéressée évite, ou qui l’évitent, on ne sait jamais vraiment.
La caractérisation d’Ethero se dévoile et se déploie dans la plupart des plans en contrepoint de son environnement. Quand elle fait face à l’irruption d’une vie amoureuse et sentimentale, ses gestes ne sont jamais coordonnés avec ceux de son nouvel amant, elle reste systématiquement droite, assise alors que son partenaire s’allonge, pendant, et après l’amour. Négation vis-à-vis des autres femmes du village aussi, chacune caractérisée non par un nom ou une personnalité mais par une couleur. L’une aura les cheveux et les vêtements verts, l’autre aura les cheveux et les vêtements marrons… une sorte de code tacite auquel Ethero échappe et qui la marginalise dans le plan, bien plus que le fait qu’elle se tienne physiquement à l’écart des autres. Ce groupe de femmes ne semble d’ailleurs faire valoir une identité que lorsqu’elles sont filmées réunies : chaque cadre sur l’une d’entre elles est une prise au piège montrant qu’isolées, elles n’ont simplement rien à dire et sont des projections d’une « norme sociale » ambulante, entité visqueuse et errante.
On retrouve, par la vision du groupe de femmes, la perception d’une adolescente qui voit, depuis l’extérieur, le « groupe social » canonique (et hostile) auquel elle ne peut, ne sait s’intégrer. Perception qui rencontre à nouveau la sagesse de la femme adulte au parcours de vie conscientisé et défendu. Célibataire endurcie ? Oui, car pour elle, « hors de question de laisser ma maison au sperme de quelqu’un ».
Alors Ethero est filmée telle qu’elle s’est ancrée dans son village. Inamovible, elle fait partie du décor et a entamé une fusion avec les murs, fusion captée par la caméra et soulignée par les éclairages prononcés qui s’appliquent à projeter les mêmes couleurs sur les bâtiments que sur la peau du visage de la protagoniste. Un visage expressif dès lors qu’il cesse d’essayer de l’être. À tel point qu’on en vient à questionner la nécessité de verbaliser certaines de ses pensées, elle qui ne fait désormais qu’un avec son isolement professionnel (elle tient seule un commerce) et social, si ce n’est pour faire entendre le géorgien, rare au cinéma.
Le choix de faire un film de fiction sur ce personnage impose donc un certain nombre d’évènements narratifs, lesquels apportent un mouvement, une évolution, qu’une Ethero jusqu’alors immobile suit malgré elle. Et c’est donc un service rendu à son personnage que de le faire de cette façon géométrique, en lui proposant ces progressions linéaires. Une façon de lui permettre de réagir, de ne pas la noyer dans un chaos dont elle ne peut appréhender la grammaire, de lui poser certes des problèmes, mais en lui offrant à chaque fois un nombre limité d’options. Lorsque la caméra filme deux routes convergentes, on ne sait dire si elles se rejoignent ou s’écartent ; en revanche, elles ne zigzaguent pas. Une simplification qui ne se justifie au cinéma que si elle est au service de la matière filmée. Elene Naveriani en fait un véritable geste de tendresse.
Blackbird, Blackberry, d’Elene Naveriani, sortie le 13 décembre 2023