Critique | Le Cri des gardes de Claire Denis | San Sebastian 2025
Le Cri des gardes se présente comme un retour aux sources du cinéma de Claire Denis : retour en Afrique (qu’elle n’avait plus filmé depuis White Material en 2010), avec un de ses acteurs fétiches, Isaac de Bankolé, et toujours mis en musique par les Tindersticks (même s’ils sont ici très en retrait). La nouveauté se situe ailleurs : Suzanne Lindon co-scénarise, Saint Laurent produit. Le film commence, quelques plans d’un désert, et une séquence onirique entre Alboury (Isaac de Bankolé) et son frère. Nous sommes en terrain connu pouvons nous penser, et c’est alors que l’écran titre apparaît, et avec lui une information capitale : « d’après Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès ». Dès lors, Claire Denis déroule un huis clos âpre et rugueux. Un homme noir, Alboury, recherche le corps de son frère mort « accidentellement » sur un chantier, et se retrouve confronté au chef expatrié blanc Horn (interprété par Matt Dillon), à son adjoint (Tom Blyth), et au milieu de la confrontation se retrouve la femme d’Horn, Leonie (Mia McKenna-Bruce), qui arrive tout droit d’Europe.
Pour la première fois peut-être, Claire Denis ressert son intrigue à un seul lieu, ce chantier mené par des colons, et pousse les corps à parler. La langue de Koltès règne, et la mise en danger de la cinéaste se situe là : elle qui a toujours fait plus confiance aux corps, à leurs pulsions, la voici qui adapte une matière littéraire entièrement portée sur la langue, au travers de corps empêchés. Alboury ne partira pas tant qu’il n’a pas récupéré le corps de son frère, et la tension se situe dans ce moment de fragilité de la nuit, où les corps peuvent craquer à tout moment. C’est d’ailleurs dans la relation empoisonnée entre Léonie et Horn que se joue véritablement le style de la cinéaste, et Mia McKenna-Bruce prouve, après sa prestation dans How to have sex (2023), qu’elle est d’ores et déjà une actrice à suivre.
Mais le constat est là, le passage du français à l’anglais de la pièce est assez périlleux, ce qui occasionne un jeu d’acteurs en demi-teinte. Si Isaac de Bankolé est magnifique en sphinx désincarné embrassant pleinement le tragique théâtral, figure cachée dans l’ombre qui attend inexorablement, Matt Dillon en contre-champ, de l’autre côté du grillage, peine en crédibilité de chef de chantier. La comparaison est plus terrible encore quand on sait que le rôle de Horn dans la pièce mise en scène pour la première fois au Théâtre des Amandiers en 1982 par Patrice Chéreau était incarné par Michel Piccoli. Matt Dillon n’a pas de théâtre dans sa voix, et le dialogue n’est jamais à la hauteur du fond néo-colonial que sous-tend le texte.
Claire Denis n’arrive pas à se décider, entre un film radical qui embrasserait pleinement l’idée du théâtre filmé, et une trahison totale de Koltès. En résulte donc un film indécis, qui trébuche dans son rythme par des flash-backs pas très utiles, et dans lequel on a grande peine à reconnaître le style de la cinéaste. La scène où Tom Blyth fume une cigarette en écoutant Can’t Get You Out Of My Head de Kylie Minogue nous en rappelle une autre, culte cette fois, celle où Denis Lavant dansait sur The Rhythm of the Night de Corona dans Beau Travail (1999). S’il y a une chose que l’on souhaite alors pour le cinéma de Claire Denis, c’est celle-ci : un adieu au langage.
Le Cri des gardes de Claire Denis, en salles le 18 février 2026