Le monstre absent

Critique | Maman déchire, Émilie Brisavoine, 2025

Ce n’est pas moi le monstre ! hurle la mère. Mais je souffre, puis on se fait tous du mal, puis qu’est-ce qu’on fait de ça ? enchaîne désespérément la fille.

Maman déchire se déploie en description de l’inter-relationnel, infiniment cloîtré dans la violence de nos partages. La reproduction des peurs, des traumatismes et des dommages de la filiation, de cette indépassable transmission des douleurs, des névroses et des difficultés à les surmonter, se retrouvent confrontées aux violences systémiques explicites ou implicites, conscientes ou inconscientes. Émilie Brisavoine tente alors de comprendre, de guérir. Cette omniprésence de la difficulté relationnelle, de la chose enfouie et qui ne se libère pas, a-t-elle une source ? Et si oui, comment l’assainir ? Comment l’accepter ? Ces questions envahissent le film, cherchant des réponses là où elles se proposent, allant des médecins aux vidéastes Youtube, des discussions (parfois impossibles) aux réconforts (souvent innocents, comme ceux du fils jouant au docteur).

Ce second long métrage de Brisavoine retourne à la famille (Pauline s’arrache était aussi de cette tare) et, par la proximité du titre, forme une officieuse continuité à son premier. Le foyer est un théâtre et jamais nous ne devrions omettre l’étrange camouflage de cette notion, de cette valeur, de cet espace de cabotinage ; et les déguisements des différents rôles se trouvent ici, eux aussi à leur tour, travestis. Tenir le personnage du parent ou de l’enfant reste un devoir alambiqué. Dans Maman déchire, la mère est punk, perdue, sanguine, la fille est soucieuse, perdue, cinéaste. Elles sont des êtres de fiction qu’un rien pourrait ramener au réel. Sans doute, l’espace de la famille est le paroxysme du théâtre ; sans doute aussi, ses planches se brisent maintes fois.

Alors comment construire, déconstruire et reconstruire ce qui, de ces automatismes passés et présents, ne fonctionne pas ? À la confrontation matérielle de ces élaborations, il y a des poids, des peines et des accrocs ; alors il va falloir fouiller, coller, décoller, recoller, et cette mise en pratique est celle du film. Brisavoine monte, démonte et entremêle les formes, et cela passe par des archives (photos et vidéos de vieux caméscopes familiaux, montages du grand-père), des échanges virtuels (SMS, téléphones et appels vidéos) et des tentatives IRL (caméra posée dans un coin, voyeuse de quelques démarches échouées de discuter, de communiquer). Et cela passe aussi par des élans de créativités, tels les filtres Snapchat, permettant une voix et un visage (aussi difformes que tendres et monstrueux), face caméra, aux enfants intérieurs de chacun des éléments familiaux. Le développement de cette forme esthétique hybride est vertigineux. Face au film et à sa tentative de superposition des traumatismes, se trouve l’expérience d’un reflet sur nos difficultés à toutes et tous pour les accueillir, se réparer. Qui n’a pas connu un mal-être, une violence ? Qui n’a pas subi autrui ? Et c’est là toute la puissance de Maman déchire : il révèle nos propres failles et délicatement ouvre la possibilité de les panser.

L’identification a toute sa place dans la proposition. Derrière sa part ultra-personnelle réside une trace d’universel ; et la voix-off de Brisavoine, paniquée, inquiète, laisse résonner un « Je n’ai pas envie que mon fils fasse un film sur moi dans 20 ans. ». De là naissent les séquences de guérisons. Tout y passe, et sans jugements ; des magnétiseurs aux zélateurs de mysticisme, du développement personnel à la possibilité des fantômes, et d’autres encore, de l’apaisement, de l’introspection. Et ce qui se trouve l’essai personnel de la cinéaste devient somme toute un tremplin général : vivre nos relations, c’est se confronter aux autres, et se confronter aux autres, c’est croiser leurs manques, leurs problèmes et leurs incapacités – leurs monstruosités.

Arriverons nous alors un jour à bien s’aimer ? Difficile de croire en la capacité de vivre sainement avec nos proches. Ce n’est pas grave, il faudra faire avec et prendre soin des autres et de nous-mêmes ; car rien ne sert de chercher le monstre, il suffira d’apprendre à faire mieux, de se préserver, de se colmater ; et cela commencera sans doute par mieux voir et mieux écouter – est-ce le pouvoir du cinéma ?

Maman déchire d’Émilie Brisavoine, en salles le 26 février 2025