Le songe est une vie

Critique | L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green, 2025

Contre l’uniformisation, la colonisation de nos imaginaires, Eugène Green pose une bombe en faisant de l’amour au cinéma. Par la puissance du faux pour dire le vrai, L’Arbre de la connaissance narre un conte picaresque, imagination pure et antithèse de réalisme. Avec sa conception augustinienne du temps, Eugène Green évite le réactionnarisme et fait dialoguer les temporalités : accepter le présent actuel, le présent du passé et celui de l’avenir. Vivre pleinement le moment, et aimer son contemporain — tout en combattant le « barbarisme américain » de nos sociétés. Ainsi, le Fado se mêle à la musique polyphonique baroque, le bariolé se mêle au raffinement, les causes morales aux causes spirituelles. Alors, le cinéaste nous apprend à mieux écouter et regarder ; mieux comprendre le songe éveillé, par des procédés de théâtralité baroque que l’on sait chers à l’auteur. 

C’est un film sur la parole, sur la puissance du souffle verbal révélant une forme de sacralité. Par la déclamation, l’énergie essentielle véhiculée par le corps du comédien donne une incarnation à l’expression du discours. Ce souffle est fait d’une sobriété saillante au sein d’une mise en scène semi-costumée, de calme et de profondeur — d’une profondeur émanant aussi des regards-caméra qui nous transpercent — ; une poésie tout en équilibre, et mesure, un passage entre un dedans et un dehors, entre le réel et le songe. Dans ce rythme demeure le sens de chaque énoncé ; la maîtrise rythmique se déploie aussi bien scénaristiquement que dans le montage. Un tel jeu entre le silence et la parole, le mouvement et l’immobilité, révèle la patte oxymorique. Tout est contradictions et paradoxes : des mélanges de sublime (Helena, interprétée par Maria Gomes) et de grotesque (l’Ogre, interprété par Diogo Dória), de comique (le balai volant conduit par la sorcière, interprétée par Leonor Silveira), et de tragique (la modernité capitaliste), d’animalité et d’humanité (le scénario étant la transformation des touristes de Lisbonne en animaux, par le sanguinaire et méchant Ogre vorace).

Faire croître la parole en soi pour révéler l’amour et le bien, voilà ce que dit en substance la femme-serpent, enroulée autour d’un arbre, au personnage principal Gaspar (Rui Pedro Silva). Séquence centrale dans cette fable d’apprentissage qui n’est pas sans rappeler la signification biblique de l’arbre de la connaissance, décrivant certes la chute de l’Homme, mais surtout la découverte de l’amour et la distinction entre le bien et le mal, fondée sur la parole. L’amour comme essence sacrée du langage, le bien et le mal présents en chacun de nous, telles sont les moralités de cette petite histoire. Derrière chaque foule ignoble et vulgaire de touristes se cache des individualités, des mondes. Abolir en somme les dualismes et manichéismes pour la coexistence : chaque être doué de langage porte en lui une puissance, une subjectivité à mettre en commun, une voix à mettre en polyphonie, une force d’amour menant au bien. Eugène Green ne croit pas — et ne laisse rien — au hasard, il reçoit tout de l’absolu.


L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green, au cinéma le 19 novembre.