Critique | Les Cavaliers des terres sauvages, Michael Dweck et Gregory Kershaw, 2025
Prendre la caméra pour montrer l’inaccessible, celui qu’on ne voit pas. Dans le cinéma de Michael Dweck et Gregory Kershaw, on ouvre une porte sur les étendues désertiques de la Pampa argentine. Des terres, des montagnes, des chevaux au galop, alors rendus à leur toute picturalité par un noir et blanc léché, soigné, évocateur de toute l’imagerie traditionelle du western classique. Les cavaliers des terres sauvages, c’est le quotidien de la vie des Gauchos d’Argentine, cowboys en selle, littéralement gardiens de troupeaux, et dont le tous-les-jours est rustique, simple, pêle-mêle. Les cinéastes, caméra à la main, ont sillonné ces terres pendant plusieurs années, accompagnés d’une équipe locale, pour capturer la vie de ces communautés. Qu’en ressort-il, sinon un photo-reportage carte postale qui témoigne de l’impossibilité pour l’Amérique du Nord de porter un regard juste sur celle du Sud ?
Le duo de cinéastes, américains (l’un se justifie toutefois en arguant que sa femme est argentine), lourd héritage fordien sous le bras, fait de la vie des Gauchos un récit de la communauté et du vivre-ensemble, irreductibles populations en voie de disparition, avalées peu à peu par les villes mondalisées. Presque hors du monde, cette collectivité vit son existence centrée sur des terres qu’elle protège et qu’elle habite (et vice-versa : « terre mère, protège-nous »). Selon un principe de tableaux et de morcellement narratif, nous assistons, au travers de la caméra de Dweck et Kershaw, aux scènes de la vie quotidienne, presque archaïque, de ces hommes et de ces femmes : au galop sur le dos d’un cheval, des ménagères au travail dans la cuisine (sur la superbe chanson Alfonsina del mar de Mercedes Sosa), à table autour d’un repas que l’on imagine interminable, mais surtout, entre jeunes et anciens, et dont le point médian semble être cette jeune fille, Gaucho en devenir, mise à l’écart dans son école parce qu’elle a fait le choix de porter la tenue de sa communauté contre l’uniforme. Le symbolisme parle de lui-même : refuser l’alignement mondial au profit de la singularité communautaire.
Quel est cet héritage ?
Les Cavaliers des terres sauvages interroge le mode de transmission de ce monde, la pérennité de ces communautés. Le brouillage volontaire de la temporalité reflète un espace-temps propre à ces Gauchos – on croit être au XIXe siècle (et on pense évidemment à Jauja de Lisandro Alonso, 2014) avant qu’un vieil homme demande à son compère « tu te souviens des années 1997-1998 ? ». Le film – dont le dispositif est sans grande modernité – fait émerger un présent détaché du contemporain, et qui se transmet en l’état, dans sa tradition et ses rituels. Ce sont les vieux qui racontent aux jeunes, à l’oral puisque ancestralement, tout se transmet par la parole, et qui de récits en récits se construisent leur passé. Dans la plus belle scène du film, deux mains face à un mur content une histoire par un jeu d’ombres et de lumières. Ces mains, ce sont celles qui ont fait et qui continuent à écrire l’histoire de ces terres.
Il n’empêche, de ces communautés et de ce conflit du temps, le film de Michael Dweck et Gregory Kershaw n’en fait qu’un récit rigide et statique. Si le film est formellement beau, les personnages ne sont que des figures, presque des avatars, qu’on regarde sans connaître, comme à la manière des peintures pastorales de Rosa Bonheur. On regrette qu’elles ne puissent pas prendre le contrôle de la parole pour ne pas dire davantage par elles-mêmes. Comment ces communautés vivent l’évolution de notre monde ? Nous ne le savons pas. Pire, on a l’impression que ça n’intéresse pas les cinéastes. Tragique constat que celui de l’impossibilité de regarder l’Autre, d’entrer véritablement en contact avec lui, sans le réduire ni le figer dans la vanité d’un film. Pourtant, une image reste en tête : le vol d’un aigle, filmé en contre-plongée, et qui annonce peut-être le danger d’une surveillance ou d’une emprise par le voisin du Nord. Comment continuer de perpétuer un mode de vie à taille humaine, alors que l’on existe aujourd’hui sous la menace, qu’elle soit politique, consumériste ou belliqueuse ?
Les Cavaliers des terres sauvages de Michael Dweck et Gregory Kershaw, en salles le 22 octobre