Critique | Nuit et Jour (1991) | Événement Chantal Akerman
Deux amants, un taxi. L’un le jour, l’autre la nuit.
Julie aime Jack et Jack aime Julie. Le jour, Jack reste au lit avec Julie. La nuit, Jack sillonne Paris dans son taxi, tandis que Julie déambule sans lui. Elle chante : « le jour il me raconte sa nuit et moi la nuit j’erre dans Paris ». Un jour, Jack dit à Julie qu’il peut passer une demi-heure en plus avec elle avant de commencer son service : pour lui épargner le trajet, Joseph, le chauffeur de jour, a proposé à Jack, le chauffeur de nuit, de déposer le taxi directement devant chez lui. Julie fait alors la connaissance de Joseph et, sans se méfier, lui propose de l’accompagner dans ses errances de nuit. De là, Julie partage ses jours avec Jack et ses nuits avec Joseph.
Au cœur du cinéma de Chantal Akerman il y a l’oscillation entre deux pôles : la mise en ordre, inspirée de La Région Centrale de Michael Snow, alors découvert à New York au début des années 1970, et l’explosion provoquée par son premier choc cinématographique, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (1965). Désordre et mise en ordre qui structurent toute la filmographie de celle qui se définit comme une ressasseuse. Nuit et Jour, c’est Jeanne Dielman qui rencontre Je, tu, il, elle. C’est la confrontation de l’ordre et l’habitude d’un côté, l’anarchie et le vide de l’autre, avec en son centre, la symbiose amoureuse. Jeanne Dielman commet l’irréversible à cause d’une heure en trop dans sa journée, de la même façon que Joseph bouscule le destin de Jack et Julie en déposant le taxi une demi-heure en avance.
Jack et Julie vivent dans une habitude désordonnée, ou plutôt une habitude contre les ordres donnés. Pas de vie domestique, ils habitent un appartement sans meubles, où ils n’ont besoin de rien sauf d’un lit. Pas de sociabilité, ils n’ont ni téléphone, ni amis, et claquent la porte au nez de leurs voisins. Pas de projets – ils disent qu’ils verront l’année prochaine – ni de bébé, car enfanter c’est vivre dans la peur. Nuit et Jour, c’est un conte punk narré par la voix rauque et enfumée de Chantal Akerman. L’il était une fois d’une sérénade à trois dont les protagonistes sont des fantômes sans passé. Jack et Julie sont de grands mômes pour qui il n’existe aucune menace, aucun danger : les bruits des voisins, ils ne les entendent pas ; les fuites d’eau, ils ne les remarquent pas ; les échardes du parquet, ils ne les attrapent jamais. Même la frontière entre l’intérieur et l’extérieur n’existe plus : la disposition de leur appartement est telle que presque toutes les fenêtres donnent sur les autres pièces ; de la même façon que Paris n’est plus une vaste étendue intimidante, mais le décor de l’amour léger avec Joseph. Les personnages flottent.
Le film s’inscrit dans l’itératif et le présent de vérité général. We love each other so much, pas de passé, ni de futur, mais de l’habitude et de l’instantané. D’abord, Jack avec Julie dans l’appartement le jour, puis Jack et Julie dans Paris la nuit. La demi-heure en trop casse l’ordre pour en créer un nouveau, bat les cartes pour replonger une seconde fois dans le rituel : le jour ne change pas, tandis que les nuits deviennent celles de Joseph avec Julie dans tous les hôtels de Paris. « Tu sais Julie, ce n’est pas bon d’avoir des habitudes » lance Jack. Pourtant, chez Akerman, l’amour se vit comme une fusion, une gémellité qui s’épanouit dans la routine. Rien n’entrave la circulation dans l’appartement de Jack et Julie (ils ne possèdent rien), cette fluidité est même absolue : en témoigne la barre métallique reliant la fenêtre de la cuisine à celle de la salle de bain, et que Jack s’amuse à traverser fréquemment. Cette spécificité n’est pas anodine tant on sait à quel point l’appartement incarne dans le cinéma d’Akerman la vie intérieure, l’enveloppe originelle. C’est à partir du moment où l’habitude est perturbée que l’amour est menacé. Julie s’endort accidentellement avec Joseph et manque de peu de revenir avant le retour de Jack. Dès lors, les chauffeurs de taxi, celui du jour et celui de nuit, veulent passer nuit et jour avec Julie.
« Je ne suis pas une apparition, je suis une femme, ce qui est tout le contraire ». Dans Paris, Julie se promène avec les scénarios des Aventures d’Antoine Doinel sous le bras. Nuit et jour, c’est le film Nouvelle Vague d’Akerman, c’est son Jules et Jim (inutile de revenir sur le rapprochement sémantique des J) dans un Paris nocturne godardien. C’est également le premier long-métrage où la cinéaste intègre de la musique extradiégétique, celle de Sonia Wieder Atherton, tout en faisant danser et chanter son héroïne façon Demy. Nuit et jour possède une musicalité qui lui est propre, tant dans sa forme – on relève la succession de jump cut dans les promenades de nuit – que dans son écriture, parfois très rohmérienne. Un héritage soixante-huitard qui culmine avec le plan d’ouverture et le plan final : filmer Jack puis Julie de face, cassant ce satané quatrième mur, et prenant le spectateur comme témoin de cette fable morale.
Julie ne veut pas d’ancrage, elle ne veut appartenir nulle part. Pour Akerman, chez soi c’est dans l’errance, et Nuit et jour est une divagation qui mène à la dérive. Tout devient trop envahissant : Joseph est jaloux, tandis que Jack abat la cloison qui séparait la chambre de leur salon vide, puis repeint les murs dans un blanc clinique. Volonté de casser pour réparer, mais ne faisant que ramener le bruit et les voisins dans leur intérieur comme dans leur couple. L’habitude contre les ordres devient celle du désordre, dans une tentative désespérée de rétablir l’équilibre. L’explosion ultime est celle de la liberté, la solitude et l’errance retrouvées de Julie, dans un plan final complètement flottant, où un groupe d’enfants chantonnent joyeusement les habitudes du Petit Prince… Lundi matin, l’empereur, sa femme et le petit prince…