Ma France Ruffin, tu l’aimes ou tu la quittes

Critique | Leurs Enfants après eux, Ludovic et Zoran Boukherma, 2024

Il était un mauvais livre qui eut le malheur de remporter le Goncourt et devenir un succès en librairie, tout le monde en parle, et alors le petit monde parisien s’extasie de la « crudité » du regard que l’auteur, forcément subversif, porte sur les prolos, genre il ose faire dire à son personnage « sale arabe » et regarder droit dans le décolleté de Steph’ !!! De la prose bonne pour Instagram, sécable en dix rondelles parfaitement typographiées pour être partagées dans la story d’un lycéen en quête de sensations, avec un mot chic qui dénonce une réalité choc, de celles qu’on ne vit plus depuis qu’on a fui là d’où on vient. Il était aussi un duo de cinéastes qui portaient en eux l’espoir de transcender le cinéma français rustique façon « magnet trouvé dans le paquet de cordon bleu » (Teddy), à qui on avait déjà fait la leçon pour un film raté s’improvisant pseudo-comédie-politico-écolo, beaucoup de pseudo-étiquettes qui les coupaient déjà de toute morne réalité (L’Année du requin). Alors les deux frères sortent la calculette et cherchent un stratagème pour revenir au centre du jeu et rester à la mode ; « vous avez gé-chan » entendent-ils des copains du collège, eux qui sont restés les mêmes. Eurêka ! Ils ménageront la chèvre (vous autres, culs terreux) et le chou (nous autres, érudits critiques), sans trahir leur territoire, leur classe et leur sang : ils adapteront Leurs Enfants après eux.

La France, les années 1990. Lieu, époque : doré. À l’aérosol du souvenir par l’écrivain (les dates correspondent à sa propre jeunesse). Finies en apothéose un 12 juillet 1998 au soir, un grand soir où la France n’était qu’une, unie, prête à dévorer avec les dents le nouveau millénaire. Une fresque comme ça, ça fera pleurer de nostalgie dans les chaumières (au cinéma on l’espère, sur Netflix sinon) ; ça, ça fera du fric ; ça, ça c’est ma France ça ! Alors on adapte bêtement les mémoires-pas-tendres d’un écrivain-influenceur, et on jette le script en pâture aux cochons-acteurs, prêts, ravis, au taquet, à 1000% dedans pour jouer aux pauvres quelques semaines et remplir sa page Wikipédia de rôles qui changent et de récompenses qui se méritent. Mais Paul Kircher avec une acnée rajoutée au maquillage, ça fait pas prolo, ça fait juste Paul Kircher avec du maquillage, un mec vraiment beau grimé d’une petite laideur fausse. Et puis comme on est plus dans les années 1990 mais qu’on doit quand même jouer les années 1990, on dira « sale arabe » mais avec du recul, comprendre : une fois, un peu timidement devant son miroir, caché derrière le spectre de tonton De Niro. Ni chèvre ni chou, ni de gauche ni de droite. Pourtant, gauche, le film l’est : c’est un pur geste opportun populiste, c’est-à-dire cinématographiquement ruffiniste.

Les bons et les mauvais méchants

Anthony (Paul Kircher) vole la moto de son père (Gilles Lellouche) pour aller à une soirée avec son cousin, où les deux espèrent trouver des filles disponibles. Hacine lui vole la moto à son tour, et la vie d’Anthony bascule : il doit immédiatement la retrouver et se venger car si papa le découvre, il voudra tuer sa famille toute entière. Deux méchants, deux mesures : en dépit d’un grand-père immigré respectable qui assène la valeur travail au-dessus de tout pour témoigner de sa dignité (de sa blancheur assimilée presque), Hacine a la sociologie contre lui, il ne sera jamais plus qu’un vilain petit canard, un branleur qui n’a jamais pu s’exprimer autrement que par la haine, un personnage secondaire qui ne saurait trouver grâce aux yeux de l’art. Papa, lui, son problème c’est l’alcool. À chaque bière qu’il décapsule, un tome des Rougon-Macquart se fait la malle ; on banalise cette drogue « douce » car en effet, des études très sérieuses dont se sont inspirés les cinéastes ont suffisamment prouvé que les alcooliques meurent noyés dans des lacs un soir de fête du village. On se surprend à cultiver de la tendresse pour Lellouche, qui effectivement est touchant dans ce rôle (se créerait-il délibérément une image cool auprès du grand public pour ne pas finir comme son pote Canet ?), quand bien même l’art des Boukherma ne lui laisse aucune chance. Prolo alcoolique, on ne le verra jamais autrement que prolo ou alcoolique. Les prolos alcooliques n’ont-ils pas d’amis avec qui manger trois pizzas le vendredi soir ? ne traînent-ils jamais devant la télé, une main dans le slip, l’autre dans le paquet de chips ? Même au cinéma, un prolo travaille : à être prolo bien entendu, ça doit être la costumière du film qui fait leur repassage.

Pour faire l’effet d’une fresque, Leurs Enfants après eux s’étale sur 2h16, l’histoire sur une décennie environ. Qu’est-ce que la durée apporte au film ? Aucune séquence, jamais de trace d’un quotidien plat. Plutôt de l’attachement forcé aux personnages, qu’on voit vieillir, mûrir, mourir, se repentir et presque se comprendre dans un final torturé-mais-doux-amer. Ça en serait sincèrement peut-être touchant si la haine et l’incommunicabilité profonde qui séparent Anthony de Hacine étaient véritablement prises en charge, ou même les traverserait à leur insu, façon West Side Story. Dans une des séquences de fin, les deux ennemis d’enfance se croisent par hasard au sortir d’un bar, alors que la France vient de remporter la demi-finale. Aucun n’annonce à l’autre le reconnaître, et Hacine montre la moto qu’il a acheté (cette fois-ci…) à Anthony, et l’embarquera pour un tour. Anthony lui demande de l’essayer seul pour faire juste un tour, et Hacine, en arabe gentil et désormais intégré, accepte. Anthony se barre avec pour conclure son propre arc narratif. Mais en gentil français, lui ramènera sa mobylette… plus tard. Le film semble comme chercher à prouver que le vrai et méchant racisme n’existe pas, qu’il n’y aurait que des racistes minables et excusables, des quiproquos vraiment dommages car au fond, on est un peu tous les mêmes. La preuve : nos pères travaillaient ensemble, et eux ne se battaient pas. Leurs enfants après eux devraient bien pouvoir y arriver, non ? Espoir naïf cultivé par le film, bien content de s’arrêter en 1998 et ne pas avoir à filmer son personnage principal voter sans vergogne pour tu-sais-qui en 2002.

Leurs Enfants après eux de Ludovic et Zoran Boukherma, en salles le 4 décembre 2024