Critique | All We Imagine As Light de Payal Kapadia | Compétition
Chaque année, si la Sélection Officielle amène son lot de cinéastes « habitués » du Festival qui viennent présenter leurs nouveaux films (Thierry Frémaux a même créé Cannes Première, une sélection dédiée aux « amis du festival qui présentent un petit film »), elle peut aussi faire émerger des talents et des territoires nouveaux de cinéma. Cette année, le premier film de fiction de Payal Kapadia, All We Imagine As Light, relève de ce type d’émergence : il est le premier film indien en compétition depuis plus de trente ans (il était temps !).
Une colocation entre deux femmes infirmières, dans la grande ville de Mumbai. Prahba d’un côté, reçoit un cadeau inattendu de son mari qui travaille en Allemagne ; Anu de l’autre, qui cherche un endroit pour coucher avec son amant. Kapadia filme intimement des petites gens dans un récit sur le désir amoureux et la sororité. L’enjeu est de savoir si Anu et Prahba vont réussir à vivre pleinement leurs désirs dans une société qui les brime quotidiennement, physiquement et mentalement. Dans un mélange d’effets de mise en scène (des voix off, des SMS textes affichés à l’écran ou encore des instants de poésie pure dont l’effet est décuplé par la musique onirique), la réalisatrice donne à voir une proximité désarmante autour de ses personnages. Anu s’ennuie à l’hôpital et s’amuse à écouter des objets inanimés au stéthoscope. Elle le pose alors sur son cœur, qui l’espace d’un instant ne bat pas. Surgit du silence le piano planant d’Emahoy Guebrou (la même que dans Yannick, et oui !?), qui se déploie alors sur l’ensemble de la séquence suivante, où Anu se languit de son amant.
La dimension intimiste du récit est également travaillée à travers l’atmosphère générale du film, tel un rêve éveillé. Non loin de l’univers d’un Wong Kar-Wai, tous deux ont en commun cette beauté plastique composée à partir des différentes sources lumineuses nocturnes : néons, lampadaires, mosaïque de fenêtres. Le film, composé en deux parties, s’articule selon un pivot visuel, à la simplicité magnifique et désarmante : la première partie du film qui se passe en ville privilégie comme temporalité la nuit et ses camaïeux bleu-violets, là où la seconde partie, en campagne, choisit un jour éclatant d’une lumière blanche-grise. La séquence de transition entre les deux univers marque une rupture totale, invitant spectateurs et protagonistes à une émancipation du cadre.
Les cadres et les espaces sonores font exister Mumbai comme un troisième personnage principal. On retrouve ici ce qui faisait la force de la mise en scène documentaire de Payal Kapadia dans Toute une Nuit sans Savoir, son premier long-métrage, mais ici au service de la fiction. La ville et sa réalité concrète agissent sur les personnages comme un catalyseur de leurs émotions : durant la lecture d’un poème par Prahba, une rame de métro passe dans l’arrière-plan de l’image, le réel s’immisce dans la fiction pour la sublimer.
Présenté en séance de 22h à la fin du Festival, All We Imagine As Light apparaît comme une éclaircie bienvenue au bout du tunnel, une véritable révélation de cinéma après un grand marasme au sein de la Compétition. Marguerite Duras disait « Heureux ceux qui découvrent le Gange pour la première fois ». Nous dirons « Heureux ceux qui découvrent Mumbai de nuit pour la première fois par la caméra de Kapadia ».
All We Imagine as Light de Payal Kapadia, le 2 octobre 2024 au cinéma