Féeries pour une autre fois

Critique | Nuit Obscure de Sylvain George, 2025

  1. Feuillets sauvages (Les brûlants, les obstinés)
  2. Au revoir ici, n’importe où
  3. « Ain’t I a child ? »

Il faut que l’ailleurs soit pour maintenant, avant que l’aurore n’arrive, si la nuit a une fin. Mais elle n’en a pas ; « c’est la mala vida » comme dit l’un des garçons. Chez Sylvain George, l’obscurité de la nuit est une temporalité, une éternité où chercher la lumière du jour n’a pas de fin. C’est une errance sempiternelle, une quête immense ; 256 minutes pour le premier volet, 183 pour le deuxième et 164 pour le dernier. Autrement dit : plus de 600 minutes de Nuit Obscure où chaque séquence (de 5 à 25 minutes chacune) se clôt par un fondu au noir – des nuits dans la nuit. Chaque parcelle de cette trilogie, de ce long film coupé en trois, se transforment en différentes fenêtres étroitement ouvertes sur différents destins qui, sous nos yeux urbains, européens, quotidiennement, ne se voient pas ou que brièvement. Les volets se referment comme des hublots de passage, l’éternel frustration du cinéma qui ne saura définitivement jamais retranscrire une réalité sensorielle exacte, méticuleuse, mais qui n’en sera, comme toujours, qu’un court et approximatif passage projeté, un fragment épisodique. Nous vivons 600 minutes dans les villes, Melilla et Paris, mais nous ne touchons pas leur bitume, nous sommes au chaud, c’est le confort du cinéma l’automne.

« Melilla c’est mieux que Paris » précise l’un des garçons avant de s’exclamer : « la chaleur ! »

Ces harragas mineurs qu’expose le film sont suivis, dans l’enclave espagnole, par des véhicules de la garde civile, omniprésents et, par cette même omniprésence silencieuse, terrifiants. Puis aussi par des policiers parisiens absents jusqu’à la toute fin du dernier volet mais, cela dit, toujours là dans les appréhensions des jeunes garçons. Et pour finir, par nous toustes, nous, spectateurices de Nuit Obscure. Et que ce soit dans le confort d’un véhicule, d’un uniforme ou d’une salle de projection, nous les suivons, les observons, avec plus (les cinéphiles) ou moins (les forces de l’ordre) d’empathie, plus (les forces de l’ordre) ou moins (les cinéphiles) de dureté. Nous plongeons dans la nuit avec eux.

Le noir et blanc très contrasté choisi par Sylvain George amène les sources lumineuses à ressortir distinctement, par un éclat aveuglant et concentré qui, durant les 600 minutes, donne l’étrange analogie d’une lumière au bout du tunnel de cette longue nuit sans fin. Ces halos, au bout de la nuit noire, viennent d’un réverbère, d’un phare, de la lune ou de la Tour Eiffel ; toujours ils viennent d’un symbole qui devrait dicter un chemin à suivre. Mais ils ne dictent rien, ils éblouissent à la limite. Ils décorent l’absence du soleil mais ne dévient pas l’itinéraire. Les garçons semblent perdus dans leurs vagabondages ; parfois ils se droguent, parfois ils se battent, parfois ils se reposent, rarement ils se destinent à avancer, ou c’est un demi-tour. Ou cela reste hors-champ. Le reste du temps, ils ne le peuvent pas. Alors régulièrement ils l’imaginent. Ils se disent qu’ils iront là-bas ou là-bas et qu’ils auront une femme et des papiers ; leurs féeries reviennent souvent : une vie simple et apaisée, ils n’en attendent pas plus de la vie. Or nous savons très bien, et nous voyons, que leurs errances seront des stagnations, rien de plus. Que leurs projections malheureusement inatteignables seront pour une prochaine fois, sans doute pour une autre vie, un autre monde. Aucun périple ne peut aboutir lorsqu’il y a une aussi vive répression xénophobe et raciste dans les pays riches ; c’est la terreur du constat. Parfois, Sylvain George use de quelques légers ralentis détachés du son, et ces derniers renforcent la sensation de stagnation. Parfois, ce sont aussi des accélérations et, par-là, une perte de repères temporels. Parfois, il les filme par le haut, comme si ces jeunes gens, pour l’heure, n’étaient que des acteurs pour vidéos de surveillance. Ils sont épiés, pistés, jugés, rarement libres de leurs mouvements. L’observation de 600 minutes donne ce drôle de sentiment qu’à notre tour nous reproduisons ce voyeurisme déjà mille fois présent dans ce qui semble être leur quotidien ; des caméras qui, les suivant, les fliquent. Parfois, souvent, il reste tout de même à leur hauteur.

« J’en ai marre des barrières. »

Tels des ombres errantes, ces garçons vagabondent dans un environnement sombre et enfermant. Toujours des murs, rien que des palissades, des barbelés, des grillages qu’il faut couper, escalader, franchir. Sans cesse passer de l’autre côté de quelque chose, à répétition. Ni les blessures, ni les coups, ni la faim, ne leur font perdre l’envie du risque, risquer sa peau pour un avenir, une perspective. Mais l’image nous ramène au réel : la caméra ne filme que rarement le dehors – un dehors désertique, nocturne, dépeuplé de ses habitants –, toujours braquée sur ces nomades, à hauteur d’exil, sans surplomb. Caméra ballottante autant que ces jeunes gens dépourvus de but réalisable, voué à l’échec ou à la mort. Car non, pas moyen d’espérer, nous savons comment tout cela se termine : un paysage sans ailleurs, une vie sans horizon. « Ce pays vit dans les nuages » et eux vivent dans les bas-fonds.

Alors la lumière au bout du tunnel ? On n’y croit peu et de moins en moins au fil des minutes. À la fin du premier volet, par exemple, nous les voyions se défoncer en prévision d’une potentielle migration d’une ville à l’autre, afin d’atténuer toutes les douleurs que ce voyage provoquera. Au début du deuxième volet, nous les voyons chercher les vestes et les couvertures qu’ils ont cachées, rangées dans quelques plaques d’égouts de Melilla, faisant de la ville entière leur vaste chambre, leur habitat. Ils logent dehors et ne suivent pas un chemin tracé tel un tunnel, non, ils errent, c’est tout. Ils errent comme ils peuvent, ils dorment où ils peuvent. Aussi, l’un d’eux dort justement dans un long tube difficilement discernable, précisément semblable à un passage obscur, un terrier secret. Il va siester au bout du bout de ce long tube et quand Sylvain George, une fois filmé l’entrée, fait demi tour pour le laisser dormir, par la lumière de son objectif, il inverse la métaphore et illumine les parois circulaires, ce qui annihile toute lumière au loin. Au bout du tunnel, il n’y aura qu’une profonde obscurité ; seul le chemin et ses contours, du moins par le film, seront illuminés. Mais au bout : juste la nuit sans voyage.

« Imagine je lui vole son téléphone maintenant, je vais tout foutre en l’air » dit l’un d’eux en assistant par hasard, sur les quais de Seine, à une demande en mariage.

Car oui, ils volent, et parfois même ils se volent entre eux, ce qui provoque de vives tensions. Ils n’ont que ça. La loi est contre eux alors ils seront hors-la-loi. Et le vol ne sera plus une affaire de légalité mais de moralité (l’un d’eux exprime d’ailleurs qu’il s’interdit de voler, préférant plutôt mendier). Ensemble, ils sont en dehors du monde, ils l’observent comme nous les observons. Et à notre tour, nous sommes en dehors du monde 600 minutes ; ils le sont tout le reste du temps, croit-on. Ou peut-être alors est-ce nous, dans nos mariages et nos emplois du temps de cinéphiles, qui sommes toujours et constamment en dehors du monde ? Peut-être est-ce nous qui, d’œillères, fuyons toute la réalité de ce monde-là ? Eux, ces jeunes garçons, ils sont partout, ils sont mouvants, et ce n’est peut-être pas tant la vie qu’ils fuient, bien au contraire, mais celles et ceux qui justement cherchent à détruire la leur. À la fin du troisième volet, nous observons la police qui arrive violemment, matraque en main et main levée, prête à frapper. Certains arrivent à s’enfuir. Mais d’autres non. Ils sont livrés à l’ordre, trêve d’errance et de marge, ces deux espaces où, à la charge, l’ordre revient toujours. Puis la lumière s’éteint ; c’est tout notre monde qui est obscur.

Nuit Obscure de Sylvain George, au cinéma le 5 novembre 2025