Critique | Ici Brazza, Antoine Boutet, 2024
Sous-titré Chronique d’un terrain vague, le nouveau film d’Antoine Boutet dresse le portrait d’un quartier de Bordeaux : Brazza, Ici Brazza. Il y aura quelques apparitions humaines, mais pour combien de panneaux ? Le dispositif du film se mêle au lieu, expulsant les derniers vivants et vagabonds en les assiégeant de publicités chimériques, espoirs d’un projet immobilier gigantesque. La gentrification commence là où les maquettes sourient.
Le film est monté comme le monde contemporain se vit – un fantasme, une idée lisse, un slogan commercial : et si ce tableau était votre vue quotidienne ? Enténébrés dans quelques reflets souriants, les humains, pour l’heure, ne sont que numériques, cartonnés, plastiques ; ils sont les illusions d’un songe capitaliste, les extravagances du marketing. Boutet, passant du documentaire au film expérimental par plusieurs moyens visuels (dessins, confusions de la réalité, saccages du montage, épurations du mixage), propose la vision monstrueuse d’un quartier changeant. Il nous plonge dans la campagne intoxicante d’un souhait de modernité. Ici, l’on remplace, l’on se déplace, mais surtout l’on suit les ordres, les nouvelles autorités (et Boutet lui-même se retrouve, sous les demandes d’un policier, empêché de filmer – faute d’autorisation municipale). Car ici, sans permissions du haut, l’accord pour enregistrer le bas se retrouve ennuyé, interdit… Alors il faut fuir, déloger, s’échapper par le film. Il faut lever son poing, taper du pied, casser les murs ou cogner les images (deux squatteurs du terrain vague expliquent à Boutet leur trouvaille d’une télévision dotée de la TNT, en parfait état, hormi deux rayures noires et verticales qu’ils supposent fruits d’un choc).
Parfois, une esthétisation alourdissante grossit les traits de l’intention du film (des sons trop explicitement artificiels, des cadrages portés dans les herbes un chouïa Malickien), mais hors ces quelques séquences, l’entrecroisement du lieu qui change avec les pancartes publicitaires fonctionne à la perfection. Le film fait de Brazza un monde inconnu, un tiers-lieu effroyable et cauchemardesque qui ne relève ni de ce qu’était ce quartier ni de ce qu’il sera. Le film nous offre la transition, ce moment ineffable où la peur et l’espoir des habitants s’entremêlent. Ce sera au détriment de quelques sans-abris et de quelques exilés, et ce sera au profit de quelques entreprises, mais quoiqu’il en soit, ce sera l’ouverture d’une proposition esthétique puissante, marquante, et ça ira comme pourraient dire Les Enfoirés dans le refrain inconsciemment cynique d’il y aura toujours un rendez-vous, chanson que l’on entend résonner dans le film comme un ultime cauchemar.
Ici Brazza d’Antoine Boutet, sortie le 24 janvier 2024