Critique | Letters Home (1986) | Événement Chantal Akerman
Letters Home est un film fabriqué de plusieurs strates – la correspondance, le texte de théâtre, la mise en scène, le jeu des comédiennes, la captation, le montage. Aurélia Plath et Sylvia Plath sont le point de départ, un regard de la mère sur sa fille. Progressivement, le regard se décale, le regard se multiplie ; ce qui est de l’intime relève du commun. Les lettres à soi. Et chacune se les approprient, dans un, deux, trois mouvements – importance d’une absence d’uniformité. Et en surcroît d’une pièce, un tournage. Chantal Akerman et Claire Atherton opèrent une transformation qui reste du théâtre sans pour autant l’être totalement. Le dispositif est simple, une pièce, deux femmes. Des confrontations, à soi, à l’autre, des regards croisés, des regards manqués – des contre-champs. Un regard de la fille sur sa mère. Pas un film lettres.
Ça dactylographie dès l’ouverture, car il y a les mots et l’écriture ou l’art d’écrire. La littérature. Cela peut être un journal, un recueil de poèmes, un roman ou bien un drame, ou peut-être tout à la fois. Il n’y a pas de règle, juste des questions, des questionnements. La machine à écrire est là dès le départ, elle domine l’intention, puis elle formera la suite du film. Une salle comme de théâtre, deux actrices et tout se met en place, se met en scène sous l’hégémonie des mots. Jeux de regards et scissions de cadres ; confrontation des corps, deux corps, une mère et sa fille ou les deux en un unique décor. Mais néanmoins, la scission perdure. Un lieu de solitudes et de ruminations. Dieu que je me suis sentie seule dit l’une, tandis que l’autre se trouve ailleurs. Une scène de théâtre ou un décor de cinéma, qu’importe, Sylvia Plath et sa mère, Akerman et la sienne, un duel ou un rapprochement féminin. Deux mondes comme un seul. Et tout le film jouera de ça. Comme Akerman aux États-Unis, la fille fuira et la mère attendra. Seules les lettres maintiendront le lien. La mère sera statique et la fille mouvementée. Le montage suit la seconde pour qui l’obscurité prend tout. Car un clair-obscur se dessine. La mère, par ses tenues, ses lumières, ses discours, représentera la clarté, et la fille, par ses tenues, ses lumières, ses angoisses, représentera son inverse. Elle sera dans l’ombre de sa parente. Elle sera cet être qui ne saura jamais se dissocier. Peut-être les mots sauront l’aider ? Peut-être qu’elle devra devenir mère à son tour pour être sauvée ? Elle n’en sait rien et nous non plus. Mais nous assistons à cette confrontation violente : devenir artiste ou devenir mère ?
Et un jour, l’on se déploie, l’on cherche une résistance. Une résistance de soi, une nécessité de développer le sentiment de son moi. La voix s’affirme, les formes s’entremêlent, sont multiples et s’entrechoquent, retentissent comme des échos diffus. Il y a de ces miroirs où tout est encore possible, et de ces reflets qui nous confortent dans nos désirs passés. Le désir d’apprendre, le désir d’écrire, le désir d’enseigner.
L’être se dissout en autant de fragments que les fruits du figuier.
Et maintenant il faut créer, laisser les résidus derrière soi et aller de l’avant. Tout réapprendre. Il est trop tôt pour chercher son soi dans ce qui est déjà. Il sera bientôt trop tard pour faire autrement. Alors l’on s’agite, on laisse la solitude à ceux qui ont déjà vécu. Mais le poids de l’existence ne peut être contourné. L’exigence est trop grande, la reproduction inévitable. La fureur de vivre se mêle à la crainte. Celle qui a vécu n’a pas fini de vivre. L’écorce craquelée et le tronc fissuré embrassent le cœur soutenant le tout – des tentatives de sauver les fruits trop mûrs. C’est un effort de survie à deux, pour deux. Une agitation, un espoir, une immobilité, un lointain regard. Aurélia est emportée par la vie de sa fille comme allongée au milieu de ses lettres. L’une est incompétente, l’autre incapable. Le schéma se répète, continue. Deux vies qui résonnent sans jamais vraiment se comprendre – le processus ne le permet pas.
J’ai l’impression de marcher dans un rêve.
Il faut s’en détacher. Chercher ailleurs. Des tentatives de fuite par la mort – ce sera elle ou rien. Mais en attendant d’y arriver, il y a quelques schémas à reproduire. Sylvia Plath passe de la fille à la femme en se mariant. Ted Hughes. Il sera le poids et l’empêchement de l’émancipation de l’artiste, tout en étant la permission de devenir mère. Obsession et répétition du prénom Ted comme une compulsion, un exutoire. Pratique omniprésente dans le film d’Akerman qui ne cesse de ressasser les mêmes thèmes frénétiquement. Plusieurs fois des sons de bébés rappellent le statut maternel ; ils occupent une place similaire à ceux, réguliers, des machines à écrire. Est-ce être mère que d’être poétesse ? La filiation artistique de Plath s’entremêle à celle de Letters Home par le nombre conséquent de biais amenant l’œuvre (des textes à leur adaptation théâtrale et de celle-ci même au long-métrage). Mais la solitude de Plath fait de son statut de mère un frein à sa création. On dirait que je m’épuise à tourner en rond. Le corps de Coralie Seyrig (incarnant Sylvia Plath) passe d’un côté à l’autre. Ses va-et-vient, allers-retours incessants, frôlent son incapacité de surpasser ses ruminations, sa stagnation. Une ultime fuite.
À dix-sept ans, Sylvia Plath, d’après elle-même, clairvoyante, écrit sa conscience d’être en plein dans l’âge de vie. Ce sont ces années de jeunesse qui forment ce que l’on devient. Ce sont ces temps qui construisent notre regard qui suit. Conscientes et extra-conscientes, les artistes (Plath comme Akerman) matérialisent en mots et en images cet éternel retour à l’âge de construction. Elles assument leur lien étroit à la figure maternelle comme pour se rappeler qu’elles seront à jamais des filles, des jeunes filles dans la difficulté de vivre, de surpasser la tâche des vivantes. Ces parcours sont des combats qui reviennent constamment, ce sont des lettres au public, des gestes (ou des boucles éternelles) qui transmettent la difficulté de l’existence et de ce qui toujours la (pour)suit.
Letters Home de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 25 septembre 2024