Ta parole est un trésor

Critique | La Déposition de Claudia Marschal, 2024

« Tu vas au catéchisme ou en groupe de catéchèse… Tu participes à des célébrations dans l’église de ton quartier ou de ton village… Tu pries seul, en famille ou avec tes copains… Tu parles de la vie de Dieu et de la vie des hommes, avec tes parents, grand-père ou grand-mère, parrain ou marraine, avec des amis ou des adultes…»1  Et tu te fais abuser sexuellement. 

La Déposition retrace le chemin de croix d’Emmanuel (en hébreu « Dieu avec nous »), enfant de chœur abusé, devenu adulte justicier. En 1993, il sortait du presbytère, sali et alourdi d’un secret. Trente ans plus tard, il s’adresse à la gendarmerie. Que justice soit faite ! et elle ne sera pas divine. Mais terrestre ? 

La lecture d’un ton contrasté de la lettre du prêtre-abuseur adressé au père d’Emmanuel par le protagoniste ouvre le film : c’est à la fois le déclenchement de sa colère enfouie, et le leitmotiv du reste du film. Dans cette scène, on découvre la prolixité de son personnage principal, sa volonté de nommer (car, c’est faire exister), sa pugnacité, le tout verni d’un humour mordant. Il en faudra pour répondre à l’absurdité du monde : « Mal nommer l’objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »2 écrivait Albert Camus.

La Déposition joue sur la polysémie du langage. Une déposition dans le langage juridique est une « déclaration faite par un témoin devant l’autorité judiciaire »3. C’est d’ailleurs le fil rouge du film : les images de différentes natures et textures défilent tandis qu’Emmanuel relate son récit au gendarme, comme s’il était au confessionnal. À deux différences près : le destinataire a troqué sa soutane pour un uniforme de gendarme, et son écoute, autrefois silencieuse, est accompagnée d’une dactylographie symphonique. Par ailleurs, en droit canonique, la déposition est la « peine privant un ecclésiastique de ses offices et revenus d’Église »4 . Douce ironie. Enfin, dans le jargon biblique, la « Déposition de croix est une scène de la Passion où le corps du Christ, descendu de la croix, est déposé sur les genoux de la Vierge »5. La chair suppliciée, l’esprit tourmenté, Emmanuel se reconstruit lui-même. Il fuit son Est natal pour l’Angleterre : quitter un espace, c’est quitter les événements qui l’habitent ; il s’excommunie même en descendant de la croix ligneuse catholique pour se reposer sur une nouvelle branche : celle du protestantisme. Pendant le film, lors d’une scène déconcertante, il se fait baptiser. Début d’une nouvelle aventure intérieure, recommencement des déconvenues extérieures : il reste un homosexuel irascible de 40 ans, pourquoi le prendre au sérieux ? Certaines croyances voient en l’homosexualité une forme de dégénérescence ; le film, pourtant, n’en fera pas un sujet. 

Cette polysémie se traduit également dans l’équivocité de la croyance. Le père (géniteur) préfère croire le Père (curé) l’intermédiaire divin, plutôt que le fils, l’au-delà plutôt que son propre sang. Une question de majuscule, en somme. Crise du langage. La parole d’un jeune fils mal dans sa peau ne sera jamais aussi bien entendue que les mots visqueux et venimeux d’une figure religieuse. « Tu as décidé d’accepter son mensonge » assène le fils au père, lors d’une énième confrontation frontale. Après tout, un prêtre ne peut pas mentir, lui qui prêche la parole divine. Au-dessus de la mêlée, il plaque ses frustrations sur les corps de l’innocence. Il se sait protégé par la loi du silence ; lui qui en est à la fois l’instigateur et le législateur. Le futur injonctif du Décalogue n’impose pas le onzième commandement « Tu n’abuseras pas sexuellement de ton prochain ». Trop XXIe siècle. L’équivocité de la croyance, c’est aussi le choix de croire. Dans la foi, il est aisé de proclamer « Je crois » voire « Je Te crois » ; dans les faits, il est si dur de dire « Je te crois ». Encore une question de majuscule.  

Lors d’un plan-séquence saisissant (malheureusement coupé pour changer de valeur de plan), le père écoute un audio de son fils. La parole a besoin d’une médiation. La voix du fils sortant des enceintes énonce le récit des abus subis. Double énonciation. Il s’adresse à une figure religieuse, en s’enregistrant. L’enregistrement s’adresse ensuite au père. La voix a besoin d’une médiation pour être entendue, car il ne suffit plus d’écouter.  Plus tôt, le père disait : « C’est dommage de ne pas avoir parlé avant » Parler est une chose, être cru-e, une autre. In fine, la plainte est classée sans suite, le prêtre exerce toujours, finalité tragique. La déposition n’est plus polysémique :  pas d’application du droit canonique pour l’ecclésiastique.

Emmanuel,
Ta parole est un trésor d’or,
soigneusement enseveli(e).
Polichinelle.

La Déposition, de Claudia Marschal, en salles le 23 octobre 2024

  1. Ce sont les mots qui ouvrent le document biblique Ta parole est un trésor (2003) par La Diffusion Catéchistique – Lyon. Ce livre reprend la Bible et la commente en s’adressant aux enfants. ↩︎
  2. Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », in Essais, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1965, p.1679. ↩︎
  3. http://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D1561 ↩︎
  4. Ibid. ↩︎
  5. Ibid. ↩︎