Critique | The Smashing Machine de Benny Safdie, 2025
The Smashing Machine n’est pas un film des Safdie. Voilà une drôle de clé de bras faite à la politique des auteurs : pour son premier projet en solo, frère Benny réalise un film sur Mark Kerr, l’un des plus grands lutteurs de MMA à l’aube de l’an 2000. C’est un projet qui tranche radicalement avec leurs tragédies new-yorkaises précédentes, qui visaient plutôt une schizophrénie de notre temps, en recherche désespérée d’intensité et de frénésie chez des individus en état de crise perpétuelle, de leur première mouture façonnée dans Lenny & the Kids (2009) jusqu’à son stade terminal, Howard, dans Uncut Gems (2020). Seuls deux indices permettent alors d’observer une certaine continuité de style : un amour immodéré pour le sport (le basket est présent en toile de fond dans Uncut Gems, il était déjà au cœur de leur documentaire Lenny Cooke sorti en 2013) ; ainsi que pour des gueules mal regardées par le cinéma avant leur intervention (après Pattinson et Sandler, c’est au tour de Dwayne Johnson de révéler la toute-puissance dramatique de son jeu). Étonnement, ou pas, ce virage de carrière dans lequel s’aventure Benny sera suivi à la lettre par frère Josh en février prochain avec son propre film réalisé en solo, Marty Supreme, dans lequel Timothée Chalamet incarnera un pongiste professionnel… La politique des auteurs serait-elle donc indéboulonnable ?
Dissonance
The Smashing Machine est un film déconcertant pour tout cinéphile atteint de safdinite aïgue. Les courses à enjeu unique de Mad Love in New York, Good Time ou Uncut Gems laissent ici la place à un film bien plus diffus, qui remodèle sans cesse sa feuille de route pour en conclure à une trajectoire de la déviation, d’une pure divagation. Surtout, le film déroute par son calme. Le MMA y est filmée avec lisibilité (plans fixes en hauteur et légère contre-plongée, entrecoupés de prises moins distanciées), mais cette finesse ne cherche jamais l’immersion au plus près des coups, des corps et des visages transfigurés par la douleur ou la jouissance. Un Safdie en perte de vitesse ? Un Safdie qui gagne en assurance. La servitude volontaire au système hollywoodien dont-il témoigne ici lui donne la possibilité de beurrer à sa guise le moule ultra-calibré du mélo (à hauteur de 70 millions de dollars), et finalement de le remplir librement des ingrédients hétérogènes qui l’intéressent, et dont l’harmonie naît strictement de ce cadre jamais remis en question. Ainsi, Mark et sa femme Dawn (Emily Blunt) sont filmés à la manière des Kardashian, et lorsqu’elle vient le récupérer au sortir de sa cure de désintoxication, la caméra les filme depuis un pont, en plongée, Mark mettant un bras autour de sa femme, au volant d’une décapotable rouge. La réussite du film tient alors au défi réussi de faire cohabiter ces différents régimes d’images, comme tout autant de facettes qu’essaient de contenir ces personnages systématiquement au bord de l’implosion. La télé-réalité se mêle à l’expérience éprouvée d’un sport à haut niveau ; mais sur le ring, les coups donnés et reçus par Mark sont accompagnés du jazz de Nala Sinephro, qui n’agit surtout pas en contre-point oxymorique, mais plutôt comme une exploration mentale, labyrinthique, de ce qui se joue dans le corps de Mark. La complexité vient dès lors du bousculement et du dérèglement de ces multiples facettes, jusqu’ici ordonnées : la force acquise pour le ring se déporte sur le mobilier de la maison, les voyages géographiques à tout-va de ce petit monde (au Japon, avec les copines…) suscite des déplacements d’intérêts chez Mark ou Dawn. Qu’est-ce qui compte le plus pour lui ? Et pour elle ?
Le film agit ainsi sur toutes ces strates, en même temps, et relie de manière intime et pour la première fois au cinéma, le corps de Dwayne Johnson à sa tête (déformée, méconnaissable, monstrueuse, dont la plasticité provoque ici une fascination inédite). Son lourd maquillage crée une correspondance avec la malléabilité du corps d’un athlète au cours de sa vie, gonflé par des drogues très littéralement représentées ici à l’écran, tel un versant performatif-masculin de la chirurgie esthétique. Et quand Mark se rase le crâne, il ne ressemble toujours pas à Dwayne Johnson, mais prolonge justement cet état de dissonance généralisant. Les scènes de crise du couple, parmi les plus réussies du film, trahissent d’autres abîmes universels (comment trouver sa place dans le couple quand on est « la femme de » ou au contraire une montagne de muscle ?), qui sont traversés par des personnages pathétiques (retour à l’imagerie MTV), déconnectés (riches), en pleine détresse émotionnelle (addicts, suicidaires…).
Le véritable match du film, c’est l’opposition du corps à l’esprit, la surface et l’intériorité. L’image et le son ? Dwayne est une machine de muscles, mais il a toute sa tête : il est tout le temps présenté comme un gentil homme (parfois trop ?), et sa force, par exemple, n’est jamais montrée comme un danger de violence physique pour sa femme… Il s’en prend plutôt aux portes : à la fois pour exprimer une rage contenue, et venir au secours de sa conjointe. D’ailleurs, Dawn est prise dans le même genre d’affects. Toujours amoureuse, la cure de désintoxication de son mari lui fait, malgré tout, comprendre qu’elle passera toujours après le sport, et que le contrat passé entre eux à une époque où elle ne comprenait pas forcément la portée d’un tel engagement mériterait d’être amendé. Donc son personnage évolue tout en étant coincé, assigné au rôle de boniche (« je retourne à ma place là-bas » lui dit-elle après une engueulade à quelques minutes du lancement d’un combat important), dans lequel elle cherche autant à performer qu’à trouver un compromis épanouissant, pour sauver son couple. Une position rétrograde acceptée au prix d’avantages matériels indécents, offerts par la renommée de son mari, donc. C’était les années 2000.
Ce qui compte à la fin
Mark Kerr est un champion de MMA. Lors d’une série de matchs au Japon, un journaliste lui demande comment il réagirait s’il perd le combat ce soir. Kerr ne sait pas répondre parce que Kerr ne peut tout simplement pas répondre, parce que Kerr n’a jamais perdu un match. La graine est plantée. L’apparente simplicité dramaturgique du récit de The Smashing Machine ne doit pas annihiler pour autant l’agencement des péripéties qui ordonnent le film : si le grand match décisif arrive à peu près à la moitié, sa seconde partie relance les dés au cours d’un concours auquel Mark, le rival qui l’a éliminé par le passé et son entraîneur participent. Mais à l’image de son prédécesseur The Wrestler (Darren Aronofsky, 2009), le niveau d’épuisement auquel parvient le protagoniste fait basculer le film-sujet sur le sport dans une quête, une manche, un supplice pour la dignité. Grand classicisme hollywoodien, motif éternellement safdien.
L’une des dernières séquences du film montre Kerr prendre une douche après avoir été éliminé de la compétition. Bizarrement, celui-ci sourit, il se prend même à rire. On croirait voir une pub pour du dentifrice où des acteurs insipides rigolent en parlant à leur brosse à dent — et le cliché contient en effet un peu de cela. Mais à travers cet honneur retrouvé se joue aussi un mouvement vertigineux, dans lequel Kerr laisse enfin de la place à l’autre, en l’occurrence à son coach Mark Coleman (Ryan Bader, véritable lutteur parfaitement reconverti dans ce rôle au cinéma). Peut-on voir également, dans ce visage aux mille facettes, le sourire d’un auteur affranchi, celui qui réalisa autrefois les plus grandes merveilles du cinéma « indépendant » et qui, aujourd’hui, peut enfin travailler à son compte et pour son unique plaisir, c’est-à-dire celui qui consiste à regarder radicalement un autre homme écorché que lui, sans avoir à partager l’œil de la caméra avec qui que ce soit ? The Smashing Machine n’est pas un film épatant. En revanche, c’est un film qui transpire l’amour (fraternel, conjugal, camaraderie, peu importe), l’amour pur et abstrait, qui essaie d’advenir dans son absoluité. Et rien n’est plus beau qu’un frère qui a eu besoin de tuer un Safdie (des rumeurs parlent d’une brouille entre les deux…), pour raconter autrement tout l’amour qu’il contient dans son cœur. Un amour dont il a découvert la puissance aux côtés de Josh, et qu’il revendique aujourd’hui en son nom seul : Benny Safdie.
The Smashing Machine de Benny Safdie, au cinéma le 29 octobre 2025

