Lying in bed

Critique de Totally F***ed Up (1993) | Événement Gregg Araki

Couché et couchant est le mot d’ordre d’une jeunesse américaine et queer, déjà épuisée d’exister avant d’avoir commencé à vivre. Filmé en 16mm pour le récit principal et à la camcorder DV, posée le plus souvent à même le sol pour ce qui est des plans créés par le personnage qui tient son journal-vidéo, Totally F***ed Up constitue une sorte de journal filmé du quotidien adolescent d’un groupe d’ami·es homosexuel·les. Araki fixe l’errance et la décadre, dans des contre-plongées qui immergent dans leurs conversations, la tête nous aussi sur l’oreiller.

Comme toute sortie de l’adolescence s’accompagne d’une perte de re-pères, la troupe passe ses journées à décuver et émerger de son sommeil et de son enfance, à se rencontrer au bout de la nuit, à se raconter des histoires à dormir debout, à réinventer des récits contre la norme de la petite bourgeoisie hétérosexuelle de la génération de leurs parents. Qu’iels soient au téléphone, à deux, trois, quatre ou plus, sur un lit, un canapé ou directement par terre, chez elleux ou dehors, iels sont toujours avachi·es, allongé·es, le poids du monde pesant de toute sa lourdeur sur leurs épaules. Vivant intensément, sexuellement, jusqu’au matin, il ne leur restent, du fond de leur désespoir, qu’à aimer caché·es, dans des chambres d’appartements étudiants ou chez leurs parents, absents de leur vie, jamais dans le plan. 

Et si leur jeunesse a cela de particulier qu’elle se bat déjà avec une mort omniprésente, que ce soit celle provoquée par le SIDA, la persécution ou la dépression, les laissant gisant·es à tout jamais, elle n’est pas exempte de ses petits mensonges et gros secrets. Tromperies pulsionnelles, amours trahies, amitiés à ne rien faire ensemble, iels s’apprennent comme tout le monde, avec la complexité et la douleur de ce que cela entraîne. En cela réside la raisonnance politique de ce « homo movie » fait maison : il fait foyer pour cette troupe d’ados, dont les problèmes peuvent sembler vus et revus, ceux d’un teen movie comme il en existe tant, à ceci près que leur sentiment de marginalité et d’incompréhension de la part du monde des adultes est actualisé concrètement. Le père d’un des garçons l’a frappé lorsqu’il a fait son coming out et sa mère l’a renié. Le monde de la nuit leur est véritablement dangereux, loin de tout fantasme d’interdit. Iels ont des envies de se suicider et passent vraiment à l’acte. 

« Heterosexuality sucks, even as a boardgame » constate Patricia. L’inversion ironique de la proposition, où l’on attendrait que l’adolescente s’exclame que la vie n’est pas un jeu de plateau, est celle du film qui souligne constamment que la ligne est fine entre le jeu d’enfant, le rôle social adopté et la réelle horreur qu’implique le passage à l’âge adulte. Et dans cette zone de flou, Araki ne s’y complaît jamais, puisque la matière de son film est celle des moyens du bord, de l’impulsion de la jeunesse à prendre la première caméra qui leur tombe sous la main pour se raconter dans l’urgence la plus spontanée. Leur apathie n’est pas une posture mais une souffrance. Leur position de prostré·es n’est pas un mensonge, iels sont cloué·es au lit et au pilori. Et le film ne fait pas d’eux un groupe indistinct mais leur offre à chacun·e un portrait, renforcé par le dispositif du journal dans le journal, de l’interview comme confessionnal, médaillons dont les cartons d’intertitres sont comme les épitaphes d’une jeunesse qui se passe.

Totally F***ed Up de Gregg Araki, en salles le 17 septembre 2025