Critique | Je, tu, il, elle (1976) | Événement Chantal Akerman
« Et je suis partie » dit-elle en narratrice, dos à nous, sous un noir et blanc qui s’obscurcira jusqu’à devenir presque totalement noir. C’est une femme seule, figée, comme posant parfois en regardant la caméra. D’habitude, on la nomme Chantal Akerman. Mais ici, elle sera Julie (ou Je). Les cadrages l’enferment, la cloîtrent, les murs sont partout, et même quand elle passe hors-champ pour déplacer son matelas au sol, elle reviendra au-dedans pour s’immobiliser à nouveau. La vie du dehors résonne au loin, mais nous sommes pourtant dedans et bien dedans. Alors chacun de ses mouvements ne sera qu’en direction d’une nouvelle fixation. Elle semble chercher la position idéale, mais semble surtout ne jamais la trouver. Alors elle écrit. Elle écrit beaucoup. Elle écrit devant nous. Et parfois assise, parfois couchée, elle écrit en mangeant, elle écrit en pensant, elle écrit sans arrêt. Du sucre en poudre et des ratures. Elle tente d’écrire à quelqu’un, mais nous ne savons qui (peut-être Tu). Durant ses divagations, ce sont parfois des silhouettes que nous voyons passer, des ombres nues ou des spectres – mais les spectres d’un seul corps, le sien. Un corps séquestré dans tous les cadrages. Un corps de cinéma.
C’est ce même corps qui hante Je, tu, il, elle. Un corps de femme. Un corps perdu et spleenétique. Un corps et une respiration qui prend la place d’un son de train qui passe. Un corps qui, derrière sa claustration, sa part casanière, vit comme n’importe quel corps. Car si dehors, c’est la neige, dedans, c’est le corps – la chaleur du corps qui semble pourtant, par l’atmosphère et l’absence de couleur, si froid. Et tout le cinéma de Chantal Akerman se résume en ce constat. Un dehors froid pour un dedans chaud. Un dehors inaccessible pour un dedans qui rumine, qui erre, qui patiente en subissant la vie, le temps.
Elle s’habille, se déshabille, se rhabille et puis sort. 30 minutes de film se sont écoulées en intérieur, même distance de caméra, même fixité, même manque de profondeur. Puis un plan d’ensemble, un plan d’autoroute. Et puis un plan mouvant, caméra épaule, un plan dans un camion qui roule. Après le trépied, voici le mouvement. Façon Jarmusch ? Il y a la radio et la télévision, la vie en société. L’homme déblatère et le camionneur camionne, nommons-le Il. Pas de morale, juste de l’écoute. Je, tu, il, elle. C’est un passage. Une transition.
Et Elle arrive. Elle (je) va chez elle (elle). Elles se regardent. Un doux silence. Elles mangent un bout. Elles boivent un coup. Et puis se déboutonnent. « Demain, il faut que tu t’en ailles » Et c’est une scène de sexe, les draps qui frottent, les corps qui glissent et se percutent, s’enlacent, le silence et les frottements grésillants, c’est cru et beau ou dur et laid – on ne sait pas – mais c’est réel, c’est le vrai sexe, l’amour façon frontal. Et les respirations reprennent leurs droits. Les corps se tirent, se poussent, se touchent. Puis ils se mordent, se tâtent, créant des formes. Et puis s’embrassent, créant une scène. Une vraie scène de cinéma brut. 15 minutes de sexe. Ou d’amour. Ou de sexe. Ou d’amour. Ou de sexe. On ne sait pas. Puis un cunnilingus de plusieurs minutes. Façon Kechiche ? Deux corps qui s’entremêlent et gesticulent, voilà l’ultime solitude, l’absolue fin de tout. Et l’épuisement d’être – le sommeil et la fuite. Les corps s’affaissent, la vue s’estompe. Car la vie est lourde, il faut ouvrir l’oreille. Quand le monde arrivera à sa fin, il nous suffira de l’écouter. Les idées vaguent dans les errements. Leurs déambulations vagabondent comme un périple qui ne se termine jamais. On ne peut pas écouter Je, tu, il, elle sans avoir la petite mélodie des pronoms que l’on apprend à l’école, cette récitation délicate d’un perpétuel recommencement. Il y a la fuite et la filiation – façon Akerman – car elle n’a jamais caché ses inspirations du nouveau cinéma expérimental, les formalistes américains comme Snow et Mekas. Trouver sa voie hors des sentiers battus et, finalement, ouvrir la voie aux cinéastes qui la suivront. Elle a suivi et s’est fait suivre. Jarmusch et Kechiche (et bien d’autres) se sont inspirés de ce cinéma-là, ce nouveau cinéma belge et féminin, là où la beauté du septième art se trouve. Et au croisement même de cette lignée, elle sera à en pleurer. Notre larme sera un épuisement et Akerman une porte qui claque ; une sortie de cadre.
Je, tu, il, elle de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 25 septembre 2024