Édito | Événement Chantal Akerman
Si Sight and Sound l’a dit, c’est que ça doit être vrai. Le meilleur film de tous les temps est Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles et, d’une certaine manière (car l’un veut l’autre), la meilleure des cinéastes est devenue Chantal Akerman.
Mais qu’une revue anglophone veuille hiérarchiser et officialiser le top du top n’est pas notre affaire, car ici, derrière les reflets éblouissants d’une médaille d’or, nous n’avons pas besoin d’autorités pour percevoir la grandeur d’une œuvre. Akerman n’a ni besoin de sacre ni besoin de validation. Elle surpasse tous les zélateurs de classements, les commentateurs offusqués d’un cinéma moins hollywoodien, les profanateurs d’une soi-disant récompense extra-esthétique qui serait le fruit d’une discrimination positive. Non, non, et n’en déplaise aux insensibles, aux trop myopes et aux dociles, si Akerman est une grande artiste, c’est avant tout, et quelles qu’en soient les raisons, parce que son art est grand, qu’il ne se limite pas, jamais.
Car le cinéma de Chantal Akerman est un cinéma qui laisse de la place. Il n’est pas assiégeant, il n’est pas soumettant. Il est ouvert. Élargi comme notre mémoire et reflétant comme un miroir. Nous ne sommes jamais passifs ou passives, car toujours elle crée un espace de divagation, un espace spirituel, entièrement large, foncièrement libre. Devant n’importe lequel de ses films, nous avons du temps – du temps qu’elle ne nous volera pas, qu’elle ne nous imposera pas. Ce seront des temps de pensées évasives, toujours des temps libres. Des temps contemplatifs comme une pause à nos rythmes effrénés de vivants et vivantes pressé·es. Des parenthèses émancipatrices.
D’une part miroir car, dans chacune de ses mises en place, un cas individuel résonne en cas collectif (c’est le nom, le prénom et l’adresse de Jeanne Dielman, en titre, qui derrière la précision ultra-personnelle énoncent finalement la condition sociale et contextuelle d’un groupe plus large (les femmes d’une certaine tranche d’âge, d’une certaine époque, d’une certaine localisation géographique)). Cette résonance reflète des états matériels de nos vies en les confrontant à notre place de spectateur·ices. En prenant le temps de regarder un film, nous prenons le temps de nous excentrer de la vie. Mais c’est une mise en marge qui ne nous déconnecte pas, c’est une mise en marge qui nous permet de mieux voir. On se met à distance, on se met en retrait, et instantanément le monde devient plus clair. On sortira de la salle avec un autre regard ; celui qu’a fait naître Akerman. Et on ne peut s’observer qu’à travers un miroir, car le reste du temps n’est que jugement des parages extérieurs, trop rarement intérieurs. La toile blanche et brillante du cinéma expose cette possibilité de mieux voir. C’est son fondement même : utiliser l’œil d’un objectif, le regard d’un·e artiste, et l’installer en nous comme un aiguiseur de pupille. Chantal Akerman, durant toute sa vie, n’a fait qu’affûter les consciences, et son miroir sur elle-même fut le nôtre sur tout le reste.
D’autre part mémoire car, dans chacune de ses œuvres, la confrontation au passé, à nos mémoires individuelles et collectives, constitue l’architecture même de ses tentatives. Fille et petite-fille de déporté·es, d’exilé·es, cinéaste juive ayant vécu aux États-Unis et à Paris, Akerman symbolise parfaitement l’idée de mouvement, de fuite et de guérison des traumatismes enfouis. Elle a toujours ouvert la proposition qu’en filmant, les dissimulations de nos vies passées sauraient sortir de terre, s’extirper de ce terrain sans lumière qui engloutit nos stagnations. Comme si la mémoire ne pouvait réellement se dilater qu’à condition d’un déplacement. Certains titres explicitent d’ailleurs cette idée de fuite vers l’ailleurs : D’Est, Là-bas, Sud, De l’autre côté, Demain on déménage, Le déménagement, L’homme à la valise. Et par ailleurs, d’autres indiquent l’extrême inverse, cette stagnation ou cet enfermement dans un cadre fermé à double tour et l’analogie de la maison : La Chambre, News from home, Portrait d’une paresseuse, Letters home, La Captive, No home movie. C’est un combat constant entre l’ici et l’ailleurs. Et cette dualité symbolise cette idée de mémoire où tout réside dedans et où tout souhaite se clarifier. Car si Akerman confronte les deux extrêmes, si elle passe d’un bout à l’autre du monde, alors nous devrons la suivre. Et nous l’avons suivie et la suivrons encore. Car derrière le travail d’une grande artiste réside toujours la volonté de transmettre l’infinie passion de créer. D’édifier.
Et c’est bien par là que nous pouvons dire qu’Akerman est l’une des plus grandes cinéastes que l’histoire ait connue. Elle a ouvert la voie. Il faut dépasser les frontières de nos mondes et de nos conditions. Édifier à notre tour. Car quand tout est dit, rien n’est dit, et tout reste à faire. Il suffit d’oser. Sight and Sound l’a internationalisé ; Tsounami va l’intérioriser.
Rétrospective Chantal Akerman, une ressortie Capricci, à partir du 25 septembre 2024 puis du 23 octobre 2024 au cinéma ; Exposition « Travelling » sur l’œuvre de Chantal Akerman, du 28 septembre 2024 au 19 janvier 2025 au Jeu de Paume à Paris