L’art de rêver

Critique | Un rêve plus long que la nuit de Niki de Saint Phalle, 1976

Dans un jardin presque enchanté, les papas jouent à l’Aveugle et poursuivent les petites filles qui deviennent leurs yeux. Dans Daddy (1973), ce même jeu est celui de l’inceste qui teintera l’œuvre entière de Niki de Saint Phalle. Un vautour et son nuage de ballons flotte dans le ciel, la joie et le deuil se côtoient, de l’anniversaire à l’enterrement, de la robe à la bague, l’on épouse la mort. Les cartes sont tirées, le destin scellé, l’ermite cherche sa quête sur la route de la sorcière, de la mère des dix mille êtres, et des amoureux. Puisque tout ce que nos yeux voient va mourir, Un rêve plus long que la nuit coupe la lumière pour se retrouver au pays des rêves, là où les dessins prennent vie, les dragons règnent et où l’on joue à s’attacher. Camélia, en fermant les yeux, entre alors dans un conte plastique avec l’intime souhait de devenir une grande personne, dans ce lieu où cohabitent créatures envoûtantes et décors fantaisistes. 

Sous les éclats des machines débute ce rite de passage, au sein du Cyclop, sculpture métallique monumentale réalisée par Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, au rythme des percussions de Peter Whitehead. La jeune fille, guidée par la Sorcière et son serpent, découvre cette cacophonie de théières brisées à la chaîne, puis le chemin des têtes qui sortent du sol vers le monde des adultes. La métamorphose prend lieu dans un labyrinthe de miroirs, renvoyant les reflets, ceux des lumières et ceux des ombres, miroirs, miroirs fragmentés qui trompent la perception. Le corps grandit, Camélia s’observe minutieusement avant de poursuivre sa traversée des Sept Portes du Mystère, à la recherche d’un trésor dont elle ne connaît pas encore le secret.

Le théâtre onirique se déploie au fil de ses tableaux fantasques et des multiples rencontres extravagantes. Camélia croise la route d’un dictateur fasciste à qui l’on vend la mort, d’un roi se pavanant dans sa longue robe ou encore d’un cardinal en pleine étreinte passionnée. Un triptyque patriarcal que Niki de Saint Phalle s’amuse à désacraliser et à renverser par la dérision et le ridicule, comme les autres figures de masculinité du film. Au sein du bordel dont la maquerelle n’est nulle autre que Niki de Saint Phalle elle-même, les hommes-lézards s’agenouillent, mais la domination demeure. Les filles de joie sont offertes au Général Rose, incarné par Jean Tinguely, et à ses guerriers, qui imposent leurs pénis-machine-carton-pâte dans une chorégraphie sexuelle poussée au grotesque. Les femmes ne sont que des « images à cueillir », des personnes « en trompe-l’œil », de la Mère à la Maquerelle, de la Vierge à la Putain, à la Mariée.

Camélia esquive ces rôles et se réfugie auprès du Miracologue, dans cette petite pièce à la porte sans poignée, dans un moment de respiration, une incitation à regarder les trésors de l’univers. Par la loupe, l’on scrute les traits s’animer et les couleurs prendre forme. En dehors, la guerre bat son plein, une bataille phallique, mécanique et explosive, durant laquelle il faut dire adieu à l’homme-oiseau et à l’enfance. À la fin du jour, sous le ciel orangé, une dernière porte reste à franchir, celle de l’espoir, celle de la mort. 

« Après que tout le mal soit parti, ne reste que l’espoir1 »

Avec Un rêve plus long que la nuit, Niki de Saint Phalle signe un véritable film-poème initiatique, un espace de jeu, de création, de résistance et de guérison. À l’image du Jardin des Tarots, l’artiste imagine un parcours archétypal pour une exploration de l’inconscient et des structures qui régissent le monde. À travers son art, elle dompte les monstres, apprivoise les serpents, construit un vaste espace de résilience, entre enchantement et cauchemars. Le rêve s’étire – plus long que la nuit – jusqu’à ce que l’aube revienne enfin. 

Un rêve plus long que la nuit de Niki de Saint Phalle, ressortie en salles le 18 juin 2025

  1. Niki de Saint Phalle, Traces, Gallimard, Collection L’Imaginaire, Série Hors série, 2023 ↩︎