Critique | Guérilla des FARC, l’avenir a une histoire, Pierre Carles, 2024
Le documentaire s’ouvre sur un plan prophético-programmatique dans lequel apparaît Pierre Carles (l’auteur du film) en train de se recueillir auprès d’un guayacan jaune. Une note indique qu’il se situe dans la région de Medellín en 2009. Une voix – d’abord hors champ – cristallise le dispositif, les mots adressés à Pierre Carles traversent l’écran : au pied de l’arbre, ce sont les cendres de Duni Kuzmanich, cinéaste colombien et beau-père du documentariste. Le film se développera autour d’un constant double mouvement, celui d’une adresse-hommage au défunt et une réappropriation de l’histoire politique colombienne. Cadrage intime, surcadrage historique. La voix off – douce et affectée – de Pierre Carles accompagnera ce récit des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), en écoutant leur histoire et leurs espoirs pour l’avenir. Après des décennies dans le « maquis » (terme que répète la voix-off, faisant écho à la résistance dans l’historiographie), les guérilleros des FARC sont sur le point de rendre les armes alors que se négocie la paix avec le gouvernement. Pierre Carles travaille cette matière historique se faisant de 2012 à 2022, de la fin (ou plutôt suspension) du maquis à la prise de pouvoir de Gustavo Petro – ex-guérillero du M19, avec au milieu les accords de paix, d’Oslo et La Havane. Le cinéaste, en alternant images d’archives (allant des fictions de Duni aux images impressionnantes de la guérilla prises par les membres du FARC) et témoignages des révolutionnaires, participe à la réécriture d’une histoire mal racontée.
Ainsi, l’on voit les habitudes de ce groupe dans la jungle, loin d’une représentation mortifère et déshumanisante qu’en fit la propagande gouvernementale pendant des décennies réduisant les membres du FARC à des « narcoterroristes ». Les mots ont un sens, et il faut le rétablir. C’est d’ailleurs lucidement ce que Pablo Atrato (un des guérilleros), arborant un t-shirt du Che, déclare : « On dirait un cliché, mais la première victime de cette guerre, c’est la vérité ». La vérité, c’est ce qui découle des rapports de force. La vérité, ce sont ces hommes et ces femmes d’origine rurale qui combattent l’exploitation des grands propriétaires terriens ; la vérité, c’est la lutte contre l’immixtion d’un capitalisme toxique dans les rapports interpersonnels. La vérité, c’est la langue espagnole apprise par Nathalie Mistral – guérillera à l’accent français – qui se mélange à sa langue maternelle. La vérité ne repose pas sur la binarité d’idées préconçues, elle réside dans la matière. Ce que le quotidien inflige aux corps, ce que la désinformation inflige aux cons.
En matière de lutte contre la désinformation et le pouvoir, le réalisateur, journaliste de formation, n’en est pas à son coup d’essai. Il mettait déjà en avant en 1998 la promiscuité entre pouvoir et médias dans Pas vu pas pris. À ce titre, quand Pierre Carles se réapproprie l’histoire des FARC, avec sa caméra et son micro, il va à rebours de la diabolisation produite par les gouvernements successifs et relayée par les médias. Les guerillerxs ne sont pas les tortionnaires sanguinaires, ou terroristes simplistes dépeints par les journaux. Loin d’un culte ou d’une quelconque héroïsation, Pierre Carles les filme simplement dans leur quotidien, comme les révolutionnaires qu’ils et elles sont : banal.es. Le narratif change avec Pierre Carles, qui voit l’Histoire comme une matière mouvante dominée par des données matérielles, là où, au contraire, le pouvoir dominant ne suggère que des idées. Avant tout, il s’agit de discréditer. En dictature, par la matraque ; en démocratie, par la propagande. Chomsky et Herman décrivent ce phénomène dans La Fabrication du consentement en se focalisant précisément sur le rapport entre la presse et le pouvoir politique aux États-Unis (une démocratie) et ses incidences sur l’opinion publique. Henri Maler, cofondateur d’Acrimed précise la démarche de Chomsky :
« Ce sont des phénomènes institutionnels et structurels qui conditionnent la manipulation médiatique. Et pas du tout la volonté individuelle qui procéderait des filtres en question. Ce sont des filtres institutionnels pour la plupart d’entre eux. Ces manipulations sont justement efficaces, en raison des contraintes et des conditionnements structurels qui pèsent sur l’univers des médias. »
Le film est par ailleurs traversé d’une ironie subtile, épousant la dynamique désenchantée du film. Les espoirs des accords de paix ne sont que des leurres, des miroirs ; il faudrait repartir au combat. Les efforts sont vains puisque les ex-leaders du FARC ne sont pas en sécurité en Colombie. Nul n’est prophète en son pays. Et pour cause, ils doivent se réfugier à Cuba – lieu où se tint le processus de négociations pour la paix. D’autres héritiers de la cause révolutionnaire repartent dans le maquis. Mais en 2022, un espoir renaît avec l’élection de Gustavo Petro. Comme le dit une des anciennes guérilleras à la fin du film : « Si les armes n’ont pas permis d’y arriver, on compte sur la politique pour y parvenir ». Un ancien guérillero est élu président et l’épée de Bolivar autrefois volée par le M19 se retrouve à ses côtés sur l’estrade ; Francia Márquez devient elle, la première femme noire colombienne élue vice-présidente. Une des premières mesures du pouvoir en place : reprendre les négociations avec les guérillerxs. Qui aurait pu l’imaginer?
Si l’avenir a une histoire, l’histoire sera ironique.
Guérilla des FARC, l’avenir a une histoire de Pierre Carles, en salles le 11 décembre 2024.