Une cymbale

Critique | Soundtrack to a Coup d’État, Johan Grimonprez, 2025

Généalogie d’une mainmise sur le monde, terre de laideurs et de beautés, les États-Unis varient entre impérialisme abject et courants musicaux puissants. De la colonisation des peuples à la trompette de Louis Armstrong, il n’y a qu’un coup sur la cymbale. Cette vibration résonne aux quatre coins du monde. Elle est la bande-son d’un pouvoir géopolitique qui depuis le génocide amérindien ne fait qu’accroître, fort de sa saisie économique et culturelle. Depuis somme toute peu, (mais cela dit depuis toujours pour nous, individu·es contemporain·es) ce pays de Disney, de Blakey et de la CIA domine mœurs et lois, gouvernements extérieurs et richesses étrangères, et quiconque s’y opposera, s’en émancipera, s’en décolonisera, en sera sur-le-champ puni, châtié, et de mort s’il le faut.

Assurément on vulgarise ; Lumumba – entre autres – en a fait les frais.

En effet, Grimonprez, d’un scénario d’archives bien maîtrisé, construit la chronologie sadique d’un pouvoir qui persiste. Questionneur des spectacles, récupérateur d’archives, documentariste de la catastrophe qui s’entrecoupe d’arts et d’images (Dial H-I-S-T-O-R-Y fouillait déjà toute la part détestable des images spectaculaires), il est de ceux qui vont de front là où les coutures forment l’entrelacs aux lèvres. Il y a des histoires dont la proximité temporelle laisserait à supposer un miroir évident à notre heure. Le vingtième siècle n’est que le dernier ; ce qu’il s’y passe semble le long cri de l’écho d’aujourd’hui, et toquer à la porte de l’Amérique pourrait s’avérer dangereux. Mais non. L’art amorce. Il n’a peur de rien. Et peu importe les relents de guerre froide, peu importe les reliquats du colonialisme occidental, une horreur a eu lieu, elle est notée, elle est figée dans le creux de quelques pellicules, elle est là, sous nos yeux, il ne suffira que d’un montage. Grimonprez a récupéré les sources, toutes celles qu’il lui fallait, passant de traces télévisuelles à témoignages écrits, passant d’anecdotes politiques à factualités de coulisse, par l’indépendance du Congo et les mouvements décoloniaux internes aux États-Unis, il y a trouvé le jazz. Le lien est dur à croire ; mais les armes – quelles qu’elles soient – sont toujours dures à croire. Les guerres sont toujours dures à croire. Et les impérialismes à digérer.

De l’uranium et de l’Europe, de la Belgique et de l’ONU, voilà le casting qui ne passe pas bien.

Soundtrack to a Coup d’État se propose, sur plus de deux heures, la narration des événements : un Congo tout juste indépendant, les États-Unis et l’ONU complices veulent reprendre la main, Malcolm X se positionne côté Lumumba, la Belgique accepte mal la perte de ses richesses coloniales, des artistes musicaux sont instrumentalisés politiquement. Dans un montage millimétré qui dispose minutieusement les éléments géopolitiques, le film s’offre à nous comme un thriller, mais un thriller qui swing, qui jam. C’est un montage rythmé, les paroles d’In Koli Jean Bofane, ce sont les résidus filmés de politiciens sales, des accords contestables, c’est la trompette de l’un, la batterie de l’autre, mais ce sont surtout leurs utilisations sous-jacentes et inconscientes vers un lien à l’Afrique qui jamais à ce point n’aura été cynique. Car la décolonisation en temps de guerre froide, quand la CIA s’y mêle, s’emmêle au sein d’un siècle d’ingérences, est une tragédie bien connue. Et que le Sud se taise, le Nord s’occupe de tout. Impérialisme américain et décolonisation africaine seront à jamais deux tentatives de pouvoir bien différentes. Or ici, ce n’est pas tant un morceau de jazz, ni d’ailleurs une bande-originale qui, le long du film et bien tragiquement, se déploie, qu’une méthodique partition de suprématie politique. Le documentaire capture notre attention ; tout est parfaitement amené, noté. Le documentariste joue de nos nerfs ; les dégâts politiques seront pour toujours les premières sources d’horreurs matérielles et, par là, les pertinences d’un cinéma concentré sur le monde, la clef de sol. Ce qu’en fait le cinéaste belge est d’une maîtrise parfaite. Un spectacle comme il les déteste tant. Et toutefois, un spectacle avec du jazz vaudra toujours bien mieux qu’un spectacle tout court. Placez une trompette sur un assassinat politique et le tour est joué : on n’a qu’envie de danser.

Soundtrack to a Coup d’État de Johan Grimonprez, sur Arte depuis le 28 février 2025.