Critique | Man in Black, Wang Bing, 2024
Wang Xilin, octogénaire chinois et compositeur de renom, déambule entièrement nu sur la scène du Théâtre des Bouffes du Nord. Wang Bing, quinquagénaire chinois et cinéaste de renom, dégarnit la salle en ne la vêtant que d’un piano. Le clair-obscur qui s’affiche contre les sièges et les murs du lieu donne l’atmosphère d’une ruine ou d’un dépérissement assiégé par la pénombre. Les vingt premières minutes, par de lents mouvements circulaires, laissent le corps se découvrir – la mécanique se met en place. Un retour. Le gouffre est profond, la mémoire caverneuse. Il faut revenir, répéter, ressasser. Les douleurs de Wang Xilin sont multiples et forment le ton d’un réveil en arrière, la mélodie d’un voyage intérieur, un passé que l’on n’oublie pas, un vécu qui hante.
Il ne suffit que d’une heure (le dernier Wang Bing – Jeunesse (le printemps) –, très grand film, dure, lui, plus de trois heures) pour que s’exposent les grandes lignes d’une carrière dépassée par les horreurs d’un système. Plus jeune, il le dit, seule la technique – l’art pour l’art – ne l’intéressait. Cela lui a coûté sa place et sa jeunesse, critiquant les maîtres et leurs programmes : c’est à la politique que vous êtes voués, pas à l’art. Or, le rejet d’un monde a l’effet d’un boomerang. Nul besoin d’être mélomane pour ressentir la colère, la révolte et l’insurrection omniprésentes de ses compositions (que le documentariste n’hésite d’ailleurs pas à placer dans son œuvre en surplombant les propos pleins de rage – un sentiment d’injustice habillé par les fureurs de quelques partitions). Les répressions sont des actes qui ne s’enterrent pas. Dès lors, il faut les recracher, les transformer et les représenter en les métamorphosant d’une inspiration – l’appel de la transcendance esthétique, ce détail ineffable qui nous amène à créer, à former, fonder les œuvres.
La politique est partout. Elle happe les tentatives d’insoumission, elle rattrape les vagabonds idéalistes, elle saccage les besoins d’un espace hors du monde. Nous ne pouvons rien contre, elle est redoutable. Et qu’on le veuille ou non, notre corps est saisi. Il mémorise les stigmates, relance les plaies où seule une guérison générale recouvrirait potentiellement, en simulacre, les douleurs résurgentes. Les créations sont les fruits des vécus, les signes entêtés de l’âme. Leurs inspirations proviennent de ces lieux que nous aurions parfois préféré ne jamais connaître. Comme précisé plus tôt, Wang Bing fait le choix de chevaucher souvenirs, dires, et créations, sons ; il surplombe la mémoire de quatre compositions brusques et baroques, et l’effet escompté sabote les déclarations en remettant sur son piédestal la puissance intrinsèque de la création artistique. Nos élocutions, contre nos innovations, nos édifications, ne seront et resteront que des sources d’inspiration, des moyens de fabrication.
Ce court essai filmique et documentaire réalisé par Wang Bing se trouve être la matérialisation brutale d’une histoire qui ne peut s’oublier. Les méandres d’une âme saccagée, d’une vie perturbée, violentée. En une heure à peine, le cinéaste montre un corps – un lieu – et l’expose aux raisons que toujours nous aurons à combattre. Les violences du monde ne s’annihileront jamais ; à nous-autres – artistes et penseurs – de retenir les vivants, le devoir de mémoire, les souvenirs saccadés. À nous tous de rouvrir les lumières, les écrans, les cadences, et de ne jamais laisser les hommes sombrer dans le noir. L’obscurité des temps rigides.
Man in Black de Wang Bing, sortie le 15 janvier 2024 (sur Arte)