L’éducation sentimentale

Critique | Jeunesse (Le Printemps), Wang Bing, 2024

Dans l’enfer des ateliers de couture de Zhili, la cadence des machines à coudre et pourtant les ritournelles lancinantes de la C-Pop.

Jeunesse (Le Printemps), se présente comme le premier volet d’une nouvelle trilogie documentaire pour le réalisateur chinois Wang Bing. Cette première partie de près de 3h30 (au complet la trilogie montera jusqu’à 9h de visionnage, avec un matériau total de 2600h de rushes s’étalant de 2014 à 2019) est composée de 9 segments d’environ 20 minutes chacun. Et il faut le dire tout de suite, c’est un grand film documentaire, et donc un grand film d’amour.

Il en va du régime d’image, du geste même qu’est celui de Wang Bing et du cinéma documentaire indépendant chinois. Il n’y a pas de héros, pas de focalisation, pas d’unité de surface : 3h30 coulent, durent, et dressent une unité de profondeur. Les images nues, les sons et les gestes de la vie de ces jeunes ouvriers, des migrants saisonniers, glissent sans commentaire.

Un cinéma documentaire d’enregistrement direct, dont l’espace est probablement le seul acteur principal. Un espace strié, structuré par l’appareil d’État ainsi que par l’une des formes les plus archaïsante du capitalisme sauvage (presque un tribalisme, à la fois lieu de la domination la plus violente, et paradoxale source d’espoir : à la marge du pouvoir central et du contrôle de l’économie par l’État, mais également du système financier et bancaire). Zhili apparaît comme une île ; une île quadrillée, faite de blocs, de dortoirs, parcourus des mille et mille ateliers qui ouvrent et ferment chaque jour le temps d’un semestre. Un quadrillage, dont le film dresse la carte, passant d’atelier en atelier, pour laisser s’y dessiner les grandes diagonales et lignes courbes : des tranchées où s’ouvre l’espace lisse, cet océan de vie quotidienne où des devenirs en forme de destins se croisent, s’entrecroisent, se répètent avec une tonalité toujours unique.

Il y réside quelque chose d’absolument élémentaire ; un cinéma qui userait à fond des puissances propres de son médium : un pouvoir de révélation du réel qui se fonde sur l’essence objective de l’image photographique. Il ne s’agit pas de nier la part de subjectivité qui se joue dans les gestes de celui qui tient la caméra, mais de mesurer comment celle-ci pose comme objet sensible, objet d’expérience et expérience en soi, ce qui autrement se serait laissé celer comme objet indistinct. L’objectif d’une caméra est ici, comme il l’a d’abord été, un outil de dépouillement et d’épure : la suite d’image qu’il enregistre se suffit à elle-même pour faire exister, laisser s’incarner, ce qui ne peut se résumer en quelque mots, en commentaires, ou en clichés et lieux communs dramatiques  (soit l’apanage des mise en scènes et en narrations des documentaires conventionnelles, télévisuelles et/ou propagandistes) :  « Le cinéma et les récits traditionnels donnent en général l’impression de pêcher parmi la multitude des vies, comme dans un océan, un individu, un héros qui représenterait le monde. Je voulais éviter cette focalisation. Pour moi, tous ces personnages nagent dans cet océan de vies quotidiennes, et j’essaye de capter, pour chacun, quelque chose qui indique ou suggère la difficulté qu’ils sont en train de traverser, et qui distille l’essentiel de leur destin1. »

Finalement, Jeunesse est un geste d’amour oui. Il re-présente la vie qui sourd sous la structure, la surface et sa profondeur : alliant savamment – et avec art, c’est-à-dire épure – la critique sociale (cartographier l’espace strié, montrer l’enfer) et la poésie qui perce dans les désirs et passions d’une jeunesse à l’établi. Poésie qui est la trame de toute vie et qui ici, dans ses tragédies et ses versants aussi mélancoliques que badins, prend la forme d’une véritable éducation sentimentale et affective dessinant petit à petit – qui sait ? – un changement d’époque. 

  1. Propos de Wang Bing traduits par Robin Setton, recueillis et mis en forme par Antoine Thirion le 17 avril 2023 pour le dossier presse du film.
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