Journal de bord | The White Lotus saison 3 (8/8)
On fait parfois de mauvais choix, et ce n’est pas si grave : ils nous permettent de clarifier quelques idées vagues, figées jusqu’alors dans leur état théorique. Critiquer une série, ce n’est pas rien : il faut produire huit textes à un rythme hebdomadaire, peu importe l’intensité du reste de l’actualité. Critiquer une série, se rend-on compte à l’issue du dernier papier, c’est surtout un peu vain : en dépit de l’attention décuplée et de l’acuité accordée à cette forme qui peine encore à gagner définitivement ses lettres de noblesse, il ne s’en dégage qu’un maigre plaisir critique, à l’écriture comme à la lecture. On ouvre des hypothèses sur des arcs en semaine A, et on les vérifie à la semaine B, accolant ensuite à cette petite expérience une synthèse de l’humeur ressentie. En écrivant sur la troisième saison de The White Lotus, on a beaucoup décrit notre déception, notre manque d’étonnement, et à de rares moments un éveil d’excitation, en bons petits juges rouges de l’émotion directe, à propos de la tournure des arcs scénaristiques des personnages pris dans leur individualité, hors de l’ensemble qu’ils composent. Des séries, il se dégage rarement une ampleur propre à être critiquée. On aurait dû revenir à l’origine du terme, série : fabriqué en série, servi en série… C’est pas sérieux…
Mais la déception ressentie lors de l’exercice ne saurait pourtant cacher une certaine intuition : alors qu’arrivaient au même moment les saisons 2 de Severance et The Last of Us, la nouvelle The Studio ou la dernière cuvée de The Handmaid’s Tale pour ne citer que les blockbusters américains, The White Lotus a été décrite comme un échec unanime… après avoir fait couler quantité d’encre. Divers médias se sont emparés de la série et y sont revenus à plusieurs reprises, allant contre la tradition du seul texte paru à la sortie du premier épisode qui fait à peu près office de règle générale. Libération traite de l’esthétisation de l’inceste, les Inrocks du lien entre les personnages gays et le meurtre final (d’ailleurs infirmé dans cette saison)… Et à cela s’ajoutent des informations révélées au cours de la diffusion : la victoire de Trump a causé la ré-écriture (le remontage au rabais) du personnage de Laurie, qui devait mentionner l’existence de son enfant non-binaire et la difficulté pour elle d’utiliser les bons pronoms ; les différends entre Mike White, showrunner-star de la série, et Cristobal Tapia de Veer, son compositeur attitré… Ces différentes découvertes pourraient en effet nourrir une réflexion plus large, et redonner de l’intérêt à The White Lotus en tant qu’objet esthétique. Et si nous avions critiqué une série qui arrive à bout de souffle aujourd’hui ? Qu’est-ce que cette fatigue narrative dit de notre époque ?
Le présent, c’est la trend
Dans l’évolution de l’histoire des séries, après la panique générale causée par le modèle du binge-watching netflixien (toute une saison sortie d’un coup le vendredi pour être dévorée durant le week-end enfin d’en parler au travail le lundi matin) dont on voit bien les limites (quasi aucune série Netflix n’a reçu d’attention comparable à celles mentionnées plus haut), les séries anthologiques et mini-séries ont pris la relève. Elles ont l’avantage d’être, osons le terme, consommées encore plus rapidement, et si une saison 2 venait à voir le jour, il n’y aurait même pas besoin de rattraper la première pour rejoindre la hype… Une série comme Adolescence (l’exception Netflix !) mise tout sur les deux semaines qui suivent son arrivée en tête des tendances mondiales de la plateforme. Mais qui regardera cette série dans 6 mois ? Et dans 10 ans ?
The White Lotus arbore le modèle de la série anthologique, et ce format lui a permis de devenir peu à peu l’une des séries les plus cotées de HBO, gagnant de nouveaux millions de fans à chaque saison. La pression mise sur Mike White, présomptueux homme à tout faire de l’écriture à la réalisation, a forcément obligé le garçon à se dépêcher de satisfaire les fans, et donc de trouver des solutions de façade pour éviter la répétition qui pointait à l’issue de la deuxième saison. Mais il y a comme un malaise à définir simplement la série comme une anthologie. Si les saisons sont reliées par des personnages dont l’ampleur croît au fil des saisons, la troisième semble faire cavalier seul et casser un ensemble de règles établies par la première et devenues lois au dénouement de la seconde (un épisode = une journée ; la typologie du meurtre final…). Il faudrait donc à la fois prendre The White Lotus pour sa spécificité saisonnière, mais aussi comme un ensemble. Mais sur aucun des tableaux, le résultat, hétérogène, convient.
Cet accélérationnisme du créateur résonne d’ailleurs à contre-courant avec la typologie des personnages de cette saison thaï : à l’arrivée, ce sont les personnages qui sont restés les mêmes de bout en bout, ceux aux développements les plus lents voire inexistants, prisonniers de leurs peines et cachés derrière leur moue de riche, qui nous ont le plus passionnés. Les dépressions anesthésiantes de Rick (Walton Goggins) et Tim (Jason Isaacs), le surplace de leur personnage respectif tout du long de la série ponctuée d’infimes variations, lorsque le premier dit à Chelsea qu’ils sont en effet âmes sœurs (épisode 8) ou quand le second tient son visage dans ses mains dans un geste qui rend visible son sexe (épisode 4) par exemple, révèle quelque chose d’une masculinité prise dans d’autres affects bourgeois qui les rendent incapables d’honnêteté. Mais est-ce suffisant de se déclarer malhonnête parce qu’on est un homme, friqué, ou les deux ? Dans l’abîme qui se creuse au cœur du regard vide de Tim, dans le noir uniforme des lunettes de Rick, se loge une torpeur, une peur enfantine et une auto-détestation terrifiante. Que font de tels personnages aussi antipathiques dans une série cotée comme celle-ci ?
De la figure au symbole
The White Lotus est une machine à (re)créer des stars. Sortie de nulle part, Jennifer Coolidge est redevenue l’incarnation du cool à plus de soixante ans et après une longue traversée du désert, qui lui permit aussi de sortir au passage de l’étiquette MILF qui lui collait depuis son rôle de mère de Stifler dans American Pie. Du jour au lendemain, Patrick Schwarzenegger n’est plus un fils de mais un acteur très sérieux dont on attend avec impatience les prochains choix de carrière pour dessiner les contours d’une persona, nourrir une fascination gagnée d’avance. Et entre ces deux exemples, il y a des actrices qui passent par The White Lotus pour confirmer leur position au centre du jeu hollywoodien de demain : Sydney Sweeney dans la première saison, Aubrey Plaza dans la deuxième, Aimee Lou Wood dans la troisième.
C’est vertigineux. Comme si Mike White avait vu dès l’étape du casting le potentiel métasocial de ses acteurices. Sans doute est-ce en ça qu’il est le plus fort. Quand il donne corps à l’amitié naissante entre Aimee Lou Wood et Charlotte le Bon, il part de la célébrité qui précède la première pour la propulser encore plus haut, la seconde lui servant simplement à renvoyer la balle. Il faut reconnaître à la série en tant qu’objet esthétique ce plaisir qu’elle offre de vérifier des paris lancés par le showrunner avant toute diffusion : on aime découvrir que Mike White a eu raison de voir en elle une star en devenir, et que les péripéties qu’il lui offre lui permettent de conquérir ce poste en nous impressionnant, alors que tout était manigancé depuis le départ. En ce sens, l’épisode final est un véritable bouquet d’écriture. Trop même. Lorsqu’elle dit à Rick qu’elle pense que c’est avec lui qu’elle passera le reste de sa vie et qu’il est son âme sœur, c’est une pure préméditation scénaristique qui vise à donner de la force à la tuerie finale, une pure tragédie shakespearienne, bouffonne car montée à la va-vite. Mais derrière la fourberie, il reste l’image, une scène visuellement forte, un souvenir de filmographie en devenir, la naissance d’une véritable star dont le nom sera désormais connu de toustes.
Et en parallèle de ce travail, sur un mode plus mineur, White sait aussi trouver une actrice compétente en sa qualité de second rôle pour incarner Piper Ratliff (Sarah Catherine Hook) : l’actrice en est dans sa carrière là où en était Aimee Lou Wood avant d’être recrutée sur The White Lotus. Chacune son tour..? En tout cas, elle est un réel personnage secondaire, une sœur qui ne sert à rien d’autre que faire la charnière entre le déni et la révélation que vivra sa famille au cours des vacances, étape cristallisée dans cette séquence où elle reconnaît la force de l’habitude de ses privilèges et son incapacité à y échapper. Même constat pour le père d’ailleurs : il préfère crouler dans une prison pour riches aux États-Unis que vivre « sans argent du tout » — même en bas de l’échelle sociale, la prison reste une institution qui offre un cadre et des éléments de distinction entre détenus, ce que n’offre pas la « liberté » totale du bouddhisme.
Une série cynique ?
Il n’est jamais bon signe lorsqu’une critique traite davantage du métadiscours que crée l’œuvre plutôt que de sa substance propre. The White Lotus ne propose pourtant guère plus, sinon l’éternelle question d’un juste dosage de cynisme. Qu’offrirait-elle de plus que les films détestés de Ruben Östlund ? Jusqu’à cette saison, la série paraissait décortiquer avec une plutôt bonne précision les différents mécanismes de distinction et de domination du groupe le plus aisé que l’histoire de l’humanité n’ait jamais connu, pour reprendre les termes de maman Ratliff. Mais à l’heure actuelle, entre une recherche de renouvellement et une trop forte conscience des enjeux métatextuels de sa série, le génie solitaire de Mike White est bien, lui aussi, tombé dans la facilité sardonique.
Nous en sommes encore là : la suprématie du visuel (The White Lotus comme idée) sur les images, la mise en scène, la construction cohérente. Cette saison, deux épisodes se sont déroulés la nuit. Pourquoi ? On s’en fout. Beaucoup de personnages sont morts. Pourquoi ? La faute à pas de chance, c’est tombé sur eux. Belinda a pris l’argent. Pourquoi ce choix plutôt que l’autre ? On s’en fout ! Le véritable cynisme de cette saison, c’est celui de Mike White à l’égard de saon spectateurice, un peu trop sûr de lui-même. Alors qu’en réalité, si l’on parle autant de sa série aujourd’hui, c’est en l’ayant suivie comme une télé-réalité plus qu’une œuvre d’art. It’s no more HBO, it’s just TV.