Critique | In Water de Hong Sang-soo, 2024
Une idée traverse la tête, un songe ou une pensée floue comme un avenir en perdition, la condition de l’Homme ou sa nébuleuse et incessante perturbation. L’angoisse est une obsession qu’il faut compulser en réalisant toujours le même film. Plusieurs fois la même grande œuvre. L’œuvre complète, comme Hong Sang-Soo, une pioche pour initier quelques procédés, un râteau pour épurer comme il faut et une pelle pour creuser les états d’âme, l’édifie de film en film. L’architecture se compose tendrement, la bâtisse prend forme. Ce lieu commun qui voudrait que Hong Sang-Soo n’innove pas et perpétue continuellement le même geste en boucle a de vrai, de juste, non l’attention minutieuse des détails, mais l’idée que seule sa filmographie entière, prise en un bloc, en une pièce, serait à percevoir comme un unique et magnifique film. Dans chaque nouvelle découverte qu’il nous propose, nous voyons un peu mieux où il veut en venir. Nous n’avons ni besoin de lunettes ni mauvaise vue : un flou épisodique a toute sa place ici, donnant une certaine profondeur à l’image en introduisant l’idée même de la vie du dedans – les tracas de l’esprit qui nous hantent tous et toutes dans la vie du quotidien comme devant un écran de cinéma.
Cette vie intérieure est le propos même d’In Water. Comme l’exprime par la métaphore son titre, les divagations de nos pensées sont un condensé intangible que la netteté ne connaît pas. Les souvenirs sont des brouillards et les vues de l’esprit des vagues. Les quelques notes grésillantes composées par Hong Sang-Soo lui-même accentuent l’idée d’une brume interne qu’il faudrait pêcher pour éviter qu’elle ne se noie dans l’oubli du temps qui passe au gré des courants. Seules les images tournées en extérieur sont floues. Il y a donc un premier effet de surprise, car tout n’est pas assujetti à ce procédé. Cette découverte reprécise donc bien le fondement même du geste d’Hong Sang-Soo, c’est-à-dire l’incapacité de faire de son Art un m’as-tu-vu. À chaque nouveau procédé formel (les imbrications narratives de sa première partie de filmographie, la double narration enchâssée de De nos jours, voire les ellipses de Walk up), autre chose que l’idée s’y cache toujours. Nous pouvons déceler une véritable fonction métafictionnelle, une manière d’apporter une nouvelle clef au trousseau de réflexion que son geste nous impose de gigoter, quitte à en irriter quelques oreilles inaptes. Ici, le flou est ce souvenir en train de se perdre. Celui d’une idée de film ou d’un vécu (et peut-être, pour les plus radicaux théoriciens qui ne peuvent croire en l’objectivité d’un artiste, les deux en un). D’ailleurs, notons qu’In Water ne s’empêche pas d’illustrer explicitement la chose en reproduisant justement des images (un homme s’enfonçant dans la mer) qui avaient préalablement été, au cours d’une séquence, exposées à l’oral. Ou même aussi cette chanson que le personnage avait écrite des années plus tôt, son souvenir puis son apparition. C’est donc de ce miroir constant entre l’œuvre et sa pleine conscience d’en être une que le système bien ficelé ouvre un nouveau point.
En contemplant les images floues du film, d’une chanson l’idée ou d’une œuvre l’autre, la résonance frappe sans tarder avec le geste impressionniste des peintres d’il y a quelque temps. Effectivement, le procédé rappelle ce style pigmenté qui détruit la ligne de fuite et ouvre des lumières inhabituelles et vives. Placer l’accent sur l’état nostalgique d’un monde qui change, d’un corps qui vieillit ou d’une mémoire qui perd les détails de ses vues, en disposant la sensation visuelle et la colorimétrie sur un piédestal, permet à Hong Sang-Soo d’aller au plus loin, cinématographiquement, de son propos : offrir aux spectateurices l’explicite sensation oculaire d’un fragment perdu dans le passé, et surtout de peindre sans contours distincts afin de remplir les corps de quelques forces organiques, propres aux impressionnistes. De là, le film provoque un enchaînement de nuances, d’expositions, de chocs visuels merveilleux comme d’impressions perdues par la faute de l’objectif. Car la seule erreur de retranscription du réel que nous pouvons reconnaître au cinématographe est justement son existence même et fondamentale (l’enregistrement intangible d’un instant clos). L’art ne peut que reproduire, et pour aller plus loin encore dans la banalité du propos : il ne pourra jamais être la vie – ou alors qu’une impression de la vie, la matérialisation de quelques apparitions comme des fantômes vagabonds. En ce sens, In Water est l’aveu divin de l’impuissance originelle de l’art ; sa fausseté inhérente, ou plutôt son mensonge distordu mais diablement vraisemblable.
In Water de Hong Sang-Soo, le 26 juin 2024 au cinéma