Critique | Val Abraham de Manoel de Oliveira (ressortie)
Un lac creuse la profondeur du champ. Les monts de chaque côté chutent en formant son sillon en zigzag. Une brume apparaît au loin, le ciel est fait de nuages gris-blancs, sans aucun espace pour l’arrière-couche. Ce plan d’ensemble est un plan calme, patient, un plan du Val Abraham, là où « se passaient et se passent des choses appartenant au monde des rêves, le monde le plus hypocrite qui soit. » Cette voix-off du tout premier plan parcourra le film dans sa totalité. Le générique d’ouverture s’affiche sur le plan suivant, un plan embarqué dans un train où seul le rythme battant les rails peut résonner sur les décors perdus de cette zone rurale portugaise. Nous suivons le cours d’eau qui dévale en compagnie d’un narrateur. Il nous amène parmi les lieux, parmi les terres et leurs espaces, mais avant tout parmi les temps. Ce sera la vie d’Ema, adaptée d’un roman d’Agustina Bessa-Luìs, lui-même adapté de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Quand nous la rencontrons, elle est une adolescente perdue qui stagne tristement dans le domaine de son père. Dès les premiers instants, un médecin laboureur, Carlos, tombe sous son charme, d’un amour immodéré. Val Abraham sera cette errance, de passion en passion, qu’Ema ne vivra pas, non, mais qu’elle subira de la part des hommes alentours. Une errance de passivité, d’objectification, d’idolâtrie, ou – somme toute – de patriarcat.
La vie passe et les hommes s’emballent. Chaque apparition d’Ema est une libération du cadre, un sursaut de grâce que le ressenti renvoie à la séquestration même de l’image. Elle est prisonnière du film, prisonnière de nos regards, de nos fantasmes. Ce chef d’œuvre d’Oliveira épouse frontalement les vues masculines pour n’en garder qu’une part illusoire et violemment déshumanisante. Les choix de cadrage sonnent en merveilleuses imbrications d’où les fixations maniaques et misogynes, les espaces dans le temps, les désirs qui ne meurent pas, les obsessions fanatiques et les délires rêveurs s’entremêlent en un panorama de férocités viriles. Un très gros plan d’un rétroviseur qui renvoie l’image de deux hommes synthétise assez tôt dans le film cette part donnée à l’oppression et l’omniprésence qu’imposeront les personnages masculins auprès d’Ema. Car de cette imbrication, le ton est donné. Oliveira construit son œuvre sur les reflets, les sur-cadrages, les scissions, les cassures, comme pour représenter l’âme folle, obsédée et passionnelle, tout en la perdant aux creux des années qui défilent. À chaque procédé formel, le cinéaste portugais surprend sans jamais taper l’œil. Il n’accentue jamais ses artifices, il les laisse s’installer. Quand le plan apparaît, nous l’admirons, et quand le plan habite plusieurs minutes l’écran, nous l’acceptons. Les longueurs permettent cet effet d’infiltration dans le regard patriarcal, tout en évaporant la part excentrique et performative qui pourrait sembler poseuse. Il y a des plans entièrement flous et d’autres faits de décadrages brutaux, extrêmes. Pourtant, jamais ils ne sont gratuits. Il ne sont que la matérialisation d’une démence structurelle et genrée.
Grâce à la magnifique restauration distribuée par Capricci, cette observation du monde où un regard domine l’autre s’accentue aussi par le biais des couleurs qui, parfois vives, contrastent avec la fadeur de l’existence, tout en illuminant les hauts sentiments et les tracas. Ema fait face à des observateurs passionnés qui la confondent en une sorte de mirage lumineux, et Oliveira parvient à retranscrire cette hallucination en jouant des lumières et des nuances. Une séquence nocturne retranscrit ce procédé : l’héroïne déambule dans une obscurité totale et dont seul son visage, comme une tête découpée par les désirs et éclairée par un chandelier qu’elle porte, est visible à l’image. Ce contraste entre lumière et noirceur est la confrontation entre réalité et rêve, matière et idée, amour et passion, sujet et objet, humanité et déshumanisation. Il y a le monde extérieur que le cinéma éclaire et le monde intérieur que le cinéma transpose. La part vertueuse dessine une jeune femme, tandis que l’autre, vicieuse, trace la violence des tentations. Et cette même dichotomie revient dans une séquence purement symbolique (car elle n’a aucun lien narratif avec les séquences qui la précédent et la suivent), où Oliveira enregistre un ciel totalement noir d’où surgissent des feux d’artifices cassants et somptueux. Des éclats brillants et bruyants parmi les ténèbres.
Mais au-delà des vues, il y a les discours. Oliveira montre une société où les jugements esthétiques et plastiques règnent. Où toute vie devient objet de fascination. Où la rivalité, le pouvoir et l’angoisse sabotent toute possibilité d’amour. Un état des lieux où les classes sociales se confrontent, où les rapports de force prédominent et où les masques tombent dans des violences systémiques et ordinaires. La brutalité d’un regard masculin vaut la brutalité de ses dires et lors de la première séquence de bateau d’Ema (accompagnée d’un bourgeois), deux hommes les observent du haut d’un vallon : « Le patron se la coule douce. / Et toi ? Tu ne cours pas après elles ? Tu n’es pas capable d’en avoir une de cette classe. / Il est riche. Si j’avais son argent, vous verriez ! / Je verrais quoi ? / Comme elles me tomberaient dans les bras ! » La société est telle que tout, et toujours, se confronte à des liens envieux, jaloux, perdus, prédateurs, rêveurs, guetteurs lointains. Les rapports de force sont si prégnants que le monde ne peut se diviser qu’en deux clans : celles et ceux qui ont, et celles et ceux qui n’ont pas. De là se perpétue donc la même violence. Et toujours elle se retrouve dans une étroite verticalité qui place les pauvres sous les riches et les femmes sous les hommes. Car l’un des deux hommes dira ensuite : « Cette femme est de celles qui font perdre la tête. » ; et reprendra, encore et encore, ce même trait misogyne d’une diablerie féminine, sorcellerie chimérique. Ces discours proviennent de loin, ils ne se confrontent jamais au réel. Car les plans d’ensemble ont cette tendance ingrate de nourrir les illusions, là où les plans rapprochés se perdent dans des admirations romantiques. Où qu’on se place, nos regards et nos discours seront toujours biaisés par notre incapacité de voir hors de nous et de nos déterminismes – sombre et interminable subjectivité fallacieuse.
Alors, Oliveira choisit de s’écarter des humains en donnant une part de son objectif aux paysages. Il guette les eaux, les terres, les ciels, et leurs formes, leurs courbes. Il donne le titre de son film au lieu. Il ne s’attarde ni sur la victime de son histoire (Ema) ni sur les bourreaux (les hommes). Il fait place aux verdures, aux structures, aux montagnes, vignes et prairies. Il offre son regard aux détails géographiques. Et il orne cette observation du logiquement nommé Clair de Lune, composition célèbre de Debussy. À la manière similaire de son compère iranien Abbas Kiarostami, Manoel de Oliveira filme des mondes dans lesquels des humains bougent et agissent, mais sans jamais assiéger leur cadre, leur décor, le monde. Et d’ailleurs, plus l’œuvre avance, moins les regards se croisent. Ils se perdent dans un même plan, les yeux des personnages partent hors-champ, ils se scindent sans considérer la grammaire ordinaire du cinématographe. Les émotions des horizons, chez Oliveira, abattent le langage narratif et classique de son art, ennemi même de la captation du réel. Val Abraham se conclut par une chute décadrée d’Ema dans l’eau, laissant donc en ligne de mire un paysage fait d’eau et de terre. Le narrateur en voix-off, sur une image d’un reflet dans le lac, dit « Rien de cela n’est important, mais personne n’imite mieux que moi une belle vie ». Puis le son des rails qui s’exposait sur le générique d’ouverture revient en s’imposant sur le générique de fin. Le temps passe et le train se déplace ; la vie continuera sans que les humains ne puissent autre chose que la voir défiler à travers les vitres. Quitte à ne pouvoir que la voir, autant la filmer. La vie est Ema. Madame Bovary.
Val Abraham, de Manuel de Oliveira ressortie en salles le 10 juillet 2024.