Critique | News from home (1977) | Événement Chantal Akerman
Des rues ouatées, quasi-désertes, une Cadillac DeVille argentée, des murs en brique, des ponts aériens, des corps porteurs de cartons, des lignes, partout : il était une fois en Amérique.
À l’aube, Chantal Akerman pose sa caméra dans un silence plombé par le bruit des véhicules. On aperçoit l’Hudson au loin, ce pût être les vagues de l’arrivée à New York, mais la cinéaste ne choisit pas de procéder par ordre, alors, ce sera le dernier plan-séquence qui empruntera le cours de l’eau pour quitter la ville qui supposément ne dort jamais, vers un ailleurs, home, peut-être ?
Et puis, la caméra se pose, se repose et décompose l’architecture new-yorkaise. La réalisatrice s’approprie la ville, la filme par son filtre (celui du plan fixe e(s)t d’une étrange tranquillité) loin des représentations friedkiniennes où la nervosité s’emploie. Elle se situe davantage du côté de la peinture, et d’Edward Hopper exprimant une intime solitude dans une ville qu’on dirait tentaculaire. Et petit à petit, les corps peupleront l’espace, doucement mais sûrement.
La voix de Chantal interrompt en habitant les images pour y instiller la principale zone de turbulence du film : les mots de la mère, la voix de la fille. « Ma très chère petite fille » entendons-nous. Possession, emphase, filiation, un trop-plein d’eau dans le vase. La réalisatrice, pour lire les lettres qui peupleront News from Home, prend un ton neutre, loin de l’élégie de sa mère. L’émotion est à cueillir dans les mots, non dans la formulation – qui semble déjà être une interprétation. Les paroles sont restituées de la manière la plus brute (et non brutale) possible pour laisser, à quiconque entendra, le privilège d’écouter. Dans Entretien avec ma mère, Natalia Akerman (2007), la mère avouera : « Quand tu lisais, c’était très plat » elle qui n’imaginait pas finir dans un film. Et la raison pour laquelle ces lettres ont fini dans ce film, Akerman la confesse à sa mère : « tu as écrit la vie-même, le cours de la vie qui passe ».
Les lettres demeurent banalement descriptives (aucune sublimation du quotidien, à l’image de Jeanne Dielman), parfois passives-agressives (« Je comprends que tu sois occupée mais ça ne doit pas t’empêcher de m’écrire ») et toujours répétitives. À travers ce dispositif de mise en scène et en son, Chantal Akerman rapproche deux entités marquées par une forme de solitude et d’éloignement.
La distance entre les êtres s’opère à l’échelle intime – première couche matérielle du film – mais est accompagnée par une seconde couche davantage visuelle qui convoque les corps dans l’espace public. À ce titre, un long panoramique dans la station de métro illustre cette absence de communication entre les individus, qui se déplacent dans le même espace confiné sans se considérer. Séparées par un océan ou par l’aliénation du quotidien : même combat. Ce film-épistolaire est-il alors à sens unique ? Nous avons conscience du contenu des missives de la fille qu’à travers celles de la mère. En réalité, la cinéaste, par l’absence visible (de ses mots, littéralement), donne chair à une réponse que l’on croyait inexistante. Elle se trouve dans la voix : une intonation est une réaction, un timbre, une chaleur, des respirations, un souffle. De la neutralité naît l’émotion.
Puis le journal filmé (qu’adouba Mekas) s’évapore dans le bruit des moteurs, les grandes avenues sont désormais colonisées par les berlines américaines, la caméra finira alors par fuir le vrombissement et les couleurs vers un dernier plan-séquence en noir et blanc au son des vagues s’écartant des gratte-ciels de Manhattan et de la terre ferme, pour prendre le large – dans sa polysémie.
News from home de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 25 septembre 2024