Critique | Queer de Luca Guadagnino, 2025
Le cinéma de Luca Guadagnino se bute obstinément à un paradoxe : plus ça fait du bruit, moins il y aura d’écho. Habitué à s’entourer d’un casting prestigieux (Timothée Chalamet x2, Zendaya, Tilda Swinton et maintenant, Daniel Craig), il présente aussi la coutume de jeter ses stars comme des jouets, en pâture au milieu d’un sujet fort : un premier amour homosexuel pendant des vacances en Italie, un remake de Suspiria, un teen cannibal movie… et avec Queer, l’adaptation du roman éponyme de William S. Burroughs. Plus ses images semblent susciter de l’émoi à leur sortie, moins elles semblent appeler à une quelconque postérité. Le summum de cette théorie se situait dans la séquence phare de Challengers, où la caméra adopte littéralement le point de vue d’une balle de tennis lorsque la tension psychologique entre les deux joueurs atteint son apogée ; sorte de célébration ultime et cynique, volontaire et décomplexée, de la dissolution de tout regard de cinéaste sur son sujet filmé. Luca Guadagnino, cinéaste ou smasher sans cible ?
Suite à l’annonce de la sélection de Queer en compétition à la Mostra de Venise, son directeur artistique Alberto Barbera annonçait dans la presse avoir vu deux autres versions du film, plus longues, plus queer. Le public se contentera donc d’un montage revu à l’épure, d’un film plutôt prude reposant pourtant sur des postulats subversifs. En adaptant le prince de la Beat Generation et en faisant du Mexique des années 1950 un éden pour riches homosexuels occidentaux vidé de tous locaux (remplacés par des gringos locos ?), Luca Guadagnino se soucie d’abord de faire un film de Guadagnino avant d’embrasser son sujet. Il part de lui-même pour conclure à la forme adéquate, toujours la même : du cinéma d’auteur à gros budget, grandes stars, sujets chocs. Ses films sont comme une belle planque pour des acteurices qui veulent casser leur image ou se faire repérer (sans espérer gagner de statuette pour leur interprétation). Mais la littérature de Burroughs est-elle transposable dans de telles coordonnées ? À l’instar de ses films précédents, la moulinette opère telle une machine à broyer l’originalité, digère les sujets des autres et les recrache sur l’écran, à l’identique. Luca Guadagnino, artiste confus incapable de tourner sans stars, se retrouve coincé dans sa cage dorée, dans l’impossibilité de plonger dans les tourments sexuels et existentiels de son personnage principal, Lee (Daniel Craig), écrivain homosexuel vieillissant. Luca Guadagnino, piètre artiste ou bien artisan hollywoodien démuni par les contradictions de sa commande ?
Tourner la tête (d’abjection)
Si la caméra ne lâche jamais Lee, on ne le regarde pourtant jamais en tant qu’écrivain, ni même en tant qu’expatrié en décalage dans ce Mexique de carton-pâte. En revanche, on voit dans chaque plan l’ancien James Bond jouer l’homosexuel, Daniel Craig casser son image. Dans un premier temps, le surplace du film, réductible à quelques personnages et peu de décors (un bar, une chambre d’hôtel, une rue), ouvrirait bien la porte à un récit intérieur, autocentré — névroses bourgeoises et remises en question théoriques. Ce film-là est rapidement balayé par un défaut de crédulité : cet état sentimental volontairement statique de Lee n’est que peu perturbé par son environnement géographique et social. Jouant alors contre ce premier film, c’est au prix d’un chapitrage laborieux que Queer mute enfin, et donne un brin d’épaisseur à son personnage par des retournements arbitraires mais, paradoxe, sans réelle conséquence sur lui. La relation qu’il noue avec Allerton comme le voyage dans la jungle qu’ils entreprennent n’empêche pas Lee, Queer, de bégayer, caler, mouliner dans le vide. Luca Guadagnino, celui qui restait le même.
Sans surprise, de par son économie, le film ne peut que faire preuve d’un grand puritanisme. La première victime en est le sexe, sujet au cœur de la filmographie du cinéaste (comme l’auteur qu’il adapte), et qu’il échoue pourtant encore à filmer aujourd’hui. Après une trilogie entièrement dédiée au désir (Amore, A Bigger Splash, Call Me by Your Name) et autre plan à trois plus-chrétien-tu-meurs (Challengers), Queer montre par deux fois un rapport sexuel homo dans le noir, mais en se cachant les yeux. Comme gêné par sa propre matière, le cadre se détourne des corps suintants pour regarder littéralement par la fenêtre. On se demande alors ce que pouvaient contenir les premiers montages du film, puisqu’il semble très peu probable que cette longueur perdue puisse avoir servi à filmer une scène de sexe explicite avec des stars américaines absolument control freak de leur image. Luca Guadagnino, cinéaste naïf s’il n’était pas un cinéaste contradictoire.
Un bon plan pour les acteurs donc. Queer arrive dans la filmographie de Daniel Craig juste après Mourir peut attendre (2021) et Glass Onion (2022). Tel un chemin de croix entamé au crépuscule de cette décennie, 007 se dirige lentement vers un retrait du cinéma d’action, qui passe d’abord par un rôle de détective privé homosexuel qui s’ennuie en plein Covid-19, avant d’aterrir dans ce nouveau film, qui semble définitivement acter sa rupture avec les services secrets. Le film intègre alors Craig dans une intertextualité consciemment cultivée : sa retraite professionnelle dans cet éden mexicain enfin permise à sa persona, lui permet d’explorer la retenue sexuelle qu’il cultivait notamment dans la saga Bond. Mais à cet endroit précis, le film échoue aussi et demeure verbal en dépit d’un acteur physique. Lee rabâche à longueur de journée le mot « queer » (traduit par « pédé » dans les sous-titres), et voit dans chaque homme exilé une conquête théorique, théorique seulement. La pudeur ainsi que la vitesse d’exécution qui se dégage alors des quelques rapports charnels filmés ne saurait être justifiée. Il en découle quand même une certaine solitude profonde et incurable, collante à la peau de Lee, qui cherche à s’en défaire par les moyens du sexe et de l’alcool. On ne peut s’empêcher d’y voir une vision romantisée (consciente d’être seulement du cinéma) de ces questionnements existentiels, que se posait bien plus gravement Burroughs, bien plus réellement.
Équation à cinq(uante) nuances
Lee voit dans ses relations des biens de consommation, les hommes comme des objets remplaçables qu’on vient chercher au bar comme on irait au marché : pour assouvir un besoin égoïste, baiser pour aller mieux, et puis se sentir seul à nouveau dans les bras de cet amant dont on ne sait rien. Luca Guadagnino, un néo-libéral ! Le film fait ainsi de la surface des choses son véritable objet d’étude, et de l’honnêteté dans sa relation aux autres la quête de Lee, dont le voyage en forêt a pour but la recherche d’un hallucinogène lui conférant un pouvoir de télépathie, chimère d’une connexion profonde et sincère avec autrui. Le propos du film apparaît ainsi à contre-sens de la facture du film, tourné dans les studios de Cinecittà, revendiquant haut et fort son artificialité, son absence de profondeur de champ, qui résiste d’ailleurs aux changements de décors vers des lieux naturels en fin de film. Du plat sur du plat, ça fait au mieux un aplat. Guadagnino, la nuance n’est pas son métier.
À reprendre le théorème initial, où placer le film dans le spectre guadagninien ? Queer est plutôt discret, relativement peu bruyant. Mis à part ses prémices (Craig, Burroughs et « un Mexique fantasmé rempli de pédés »), le film ne présente aucun goût pour l’aventure, à peine quelques esbrouffes régressives, tel le passage dans l’espace qui lie deux des derniers chapitres du récit. En faisant le choix d’une adaptation introspective et sobre pour un tel roman, le cinéaste pourrait tout à fait passer pour accompli, assagi mais à son plus haut niveau, en pleine crise de la maturité. Cette nouvelle adaptation révèle surtout son goût systématique pour le contradictoire, qui ne s’accompagne d’aucun style identifiable, sinon cet attrait pour le star system. Quand bien même l’écho de Queer soit limité, cela ne l’empêchera sûrement pas de continuer à tourner dans la bulle hollywoodienne qu’il habite, avec déjà de nouveaux projets en tête (son calendrier serait rempli jusqu’en 2030 avec un biopic sur Audrey Hepburn, un remake d’American Psycho, un de Scarface peut-être avorté, une suite à CMBYN, etc)…
… mais au même titre que plusieurs cinéastes qui composent aujourd’hui un cinéma d’auteur mondialisé, coqueluche des festivals pour les beaux tapis rouges qu’ils promettent, à l’image de Yórgos Lánthimos par exemple. Sauvés in extremis du petit écran netflixien par leurs ambitions pharaoniques, la plupart d’entre eux font au moins l’effort de rapporter des récompenses (l’Oscar d’Emma Stone pour Pauvres Créatures en 2024) tandis que Guadagnino, lui, ne se cache même plus de sa paresse. Il se contente du faible écho qu’il provoque à intervalle très régulier de par sa capacité à engloutir n’importe quelle singularité esthétique, de Suspiria à Burroughs, pour la recracher dans une forme prête pour la consommation (en raison d’une économie qu’il s’impose à lui-même, rappelons-le), partout et surtout en même temps, par un public mondial satisfait de l’étiquette-auteur, peu importe sa contenance. Luca Guadagnino, cinéaste bruyant promis au silence ; Queer, film guadagninien dépoitraillé comme les autres, aussitôt vu aussitôt oublié.
Queer de Luca Guadagnino, en salles le 26 février 2025.