Critique de Confusion chez Confucius (1994) | Événement Edward Yang
Il y a de cela 3 ans, en hiver, j’étais paresseux. Aujourd’hui c’est pire. Mais il y a 3 ans donc, je consignais une rencontre dans ces mêmes colonnes. Depuis, mes amies et amis ont vu ce que j’avais vu ; ils ont vu et mieux vu ; et je n’ai rien à voir là-dedans ; on le dit pour le dire, avoir de la suite dans nos idées : mais en art, au cinéma, les évidences se suffisent, et même à plusieurs on est toujours seul. C’est un corps, le leur, celui-ci et celle-là, qui depuis est allé y voir ; y voir plus loin, plus précis… Moi j’étais et je suis paresseux. À l’hiver 2022 déjà, alors que j’écrivais sur la nouvelle vague taïwanaise, je consacrais le cœur de mon article à Edward Yang. Pour tout vous dire, je pensais tirer longtemps sur Hou Hsiao-hsien, comme on le fait dans l’écriture d’article – tirer – puis, non seulement par force et nécessité, Yang était mon passage, ma belle évidence pour dire, aussi, ce qu’était Tsai Ming-liang : enfin, le pont. Je suis heureux qu’on y revienne, que Nicolas, Johana, Zoé, Aliosha et Corentin, enfin mes ami.e.s, aient mieux vu.
À l’époque, paresseux donc, j’ai trébuché sur un titre dans mes recherches ; du genre de ceux dont les chercheurs de reliques savent bien qu’il tinte singulièrement. Confusion chez Confucius, vous savez je suis bêtement littéraire, et j’avais vu Les Rebelles du dieu néon et quelques Poussières dans le vent, je savais qu’il fallait que je vois, droit dans les yeux et vraiment, Taipei et ses terroristes… Je l’ai fait, et dans mon enquête à leur suite, ce titre scintillait. J’avais alors, sans être un grand pirate, trouvé une version originale sous-titrée en anglais sur Internet Archive : cela scintillait mais je ne savais mot, ni d’anglais, moins encore du mandarin, et avec le temps de savoir ses accents, la diversité, les classes et l’histoire telles qu’elles tordent les langues. Je voulais, moi aussi, que résonne la matière de la confusion, et je savais aussi bien de quel Confucius l’on me parlait. Je voyais, par travail et goût, Taïwan, sa « révolution», ses Marlboros, les mémoires, la jeunesse, les plaies : enfin le cocktail d’une belle ivresse… Je l’ai désiré le titre ; rêvé le film ; sans rien en savoir, je n’aurais même pu l’imaginer pour ce que je savais d’ailleurs…
Trois ans après donc, j’avais en mémoire, peut-être même encore fraîche, la recherche dans l’historique… Et comme un chacun au moins – je le souhaiterais pour les autres aussi – j’ai des ami.e.s ; un film, une ressortie à la Cinémathèque, un pied dans l’étrier avant que la bête ne file ; on se croit perdu pour la vie, et puis Corentin écrit un texte, puis un sms, et nous voilà à découvrir ce que l’on croyait si distant, si ancien, si ailleurs… J’y vais alors avec mes vieilles certitudes, tout prêt à mettre les pieds dans mes plus belles pantoufles : à mon habitude de triste paresseux j’arrive à point de la sortie du travail, pas en retard mais tout juste, et mon beau Coco sur le parvis de Bercy qui m’assure que je n’ai rien vu vraiment… Il me dit : « Tu vois, Edward Yang ?…» et moi, je n’osais lui répondre que oui, enfin probablement, c’est tout de même pour lui que je venais a priori, et puis j’avais un peu vu, écrit, enfin je voyais quelques idées faute du film, j’imaginais quelque chose… « Oublie ! Enfin, non, garde Edward, perd Yang, et sur le chemin entre les deux dessine-toi un beau rail… »
Et en effet, au bout de deux heures de film il y avait de quoi être déboussolé… Mais que s’est-il passé ? D’un côté, il y a bien Yang : un film choral, dans lequel les trames de vies, les « histoires » se mêlent et se démêlent en réseau sur la surface striée de la ville. Un film qui ne manque pas de nous offrir ses lenteurs contemplatives dans son panorama urbain. Il y a Yang donc, non seulement par son flacon mais aussi pour sa fameuse ivresse : la ville comme cadre mais encore comme personnage principal ; comme si la filmographie de Yang cherchait à dessiner le portrait kaléidoscopique de Taipei : montrer le coeur vivant de Taïwan en pleine métamorphose économique, sociale et politique sous toutes les perspectives.
Voilà, dit comme ça, on pourrait croire qu’on s’y retrouve, comme la suite logique de Taipei Story (1985) et The Terrorizers (1986)… Et pourtant pas du tout ! Enfin si, mais autrement ; Edward débarque là-dessus, et bazarde tout : de ce même canevas, du fil qui le tient et qui est tiré film après film, il redessine en palimpseste tout l’attirail de la comédie dramatique, voire de la comédie romantique. Le silence laisse place au bavardage, les conflits, ailleurs larvés, éclatent ici au grand jour, etc. Pourquoi ? parce qu’il y a à rire un peu de ces nouveaux « vainqueurs », de ces jeunes adultes qui composent la nouvelle élite de cette toute récente démocratie libérale. Les personnages travaillent dans les industries culturelles naissantes ou dans la finance ; fils et filles de bonnes familles pour la plupart, ils sont artistes, publicitaires, simples employés de bureau ou cyniques hommes d’affaires, présentatrice télé, riche héritier… Ils se débattent avec leurs vies et dans la ville, comme des gosses jouant à un jeu nouveau et presque sans règle, un jeu très américain.
Tout frise le ridicule, la folie n’est jamais loin chez certain, les perversions et règles morales sont sans cesses rejouées, outragées ; rien ne compte semble-t-il, du moins pas avant que cela ne blesse profondément ; les petits mensonges et quiproquos se culbutent en tout sens, les non-dits s’accumulent, non dans le silence, mais dans un verbiage continu ! Au fond, oui, l’heure (surtout la nuit) est américaine, et la nouvelle mise en forme des corps et des langues en sont les effets mal-avoués, la copie non-conforme du modèle dominant : mais comment la saisir ? La chose file, et Edward Yang semble aussi bien savoir qu’il n’a pas lui-même les mains pures, qu’il est saisi par la vague plus qu’il ne parviendra à la montrer… Alors, copie de copie, le film devait accélérer, radicaliser, détourner la forme informe d’un genre presque télévisuelle : prendre la figure grimaçante de la rom-com «à l’américaine », et lui tirer les traits du visage jusqu’à lui offrir de nouvelles forces, très étrangères, très taïwanaises…
Ce détournement, cette copie parodique, nous offre le portrait satirique de la nouvelle bourgeoisie taïwanaise : de grands gamins qui se la jouent, qui s’y croient et dont il faudrait savoir rire du ridicule, grassement souvent, avec tendresse parfois. Cette bourgeoisie qui, tout en ayant gardé son accent reconnaissable, dernière trace d’appartenance à ce peuple autrefois meurtri, ponctue maintenant ses phrases du « Sh*t ! » le plus américain qui soit…
Confusion chez Confucius d’Edward Yang, ressortie au cinéma le 16 juillet 2025