Hélas, la ville est triste

Critique de The Terrorizers (1986) | Événement Edward Yang

La réalité se dérobe à la ville et ses occupants. Des lignes de vie aux parcours brisés, une triple narration enchâssée, Yang ne saurait faire autrement. C’est la société elle-même qui fragmente ainsi l’existence : les architectures à angle droit découpent et ordonnent la cité, les vitres ne servent que le reflet de ce que nous aurions pu être ou devenir. Ici comme ailleurs, il n’y a pas que les lieux qui hébergent différentes vies, différentes existences : la peau des hommes et des femmes aussi. Zhou reproche à son mari leur enfant et le morne quotidien dans lequel ils se sont enfermés, celui qui s’est un jour installé à la place de ses ambitions et romans à succès. L’homme en question pourrait bien prendre la place de son chef de service à l’hôpital — il vient de se suicider, sûrement pour de l’argent pas fait ou mal fait, foutue société. À quelques rues d’ici, un coup de feu, c’est un meurtre. Un photographe véreux arrive sur les lieux, qui repart avec l’une des complices, mais pour quel avenir… Tout cela, on le comprend à peine tant le cinéaste tisse du bout des doigts sa grande tapisserie, cherchant volontiers à nous en faire perdre le fil, que l’on se retourne et se rende compte que nous sommes bel et bien pris dans un nœud. À moins que Zhou ne réécrive l’histoire pour en faire un roman à succès ?

À Taipei, la ville est triste et la chair peuplée d’indécis, d’indicibles indices. La lenteur du rythme, comme en apesanteur, transforme par moments les scènes en natures mortes : flou souvenir d’une cigarette qui se consume, d’une femme qui attend en regardant par le fenêtre ou dans le vide depuis son lit. Celle-ci n’empêche pas la complexité du fil narratif, reflet d’un rythme urbain dont la victoire sur les corps est courue d’avance. D’où le motif magnifique hérité d’Antonioni, un photographe double du réalisateur qui saisit cette femme à la volée et s’enferme doublement (chez lui, dans le noir) pour la reconstituer plus grande que nature sur son mur, figée, morte une première fois. D’ailleurs, lorsque la fille découvre la reconstitution, elle s’évanouit. Mourir en restant vivante donc. Ce n’est pas le sexe qui est pudique chez Edward Yang, mais les hommes et les femmes, les taïwanais eux-mêmes, empêtrés dans leur solitude contemporaine, dont l’oubli ancestral du plaisir d’une caresse dérobée les empêche aujourd’hui de jouir pleinement du romantisme de leurs rencontres. La faute à la société ? La faute au capitalisme ! Il est un territoire qui a mangé tous les autres, plus grand pays au monde (il est le seul) qui s’étend aussi sur cette île chinoise émancipée de sa propre sinité, vernie d’américanisme, déboussolée, mutante, perdue. 

Alors on fait le noir. Et dans l’obscurité on fait le point. Il faut s’y prendre à plusieurs fois pour saisir une image. Un cliché photographique. Ne serait-ce qu’un fragment dans la vie d’un homme. Alors sept ou huit existences disséminées dans deux heures de vie montée en film… En dépit de la violence préfigurée par son titre, The Terrorizers ne s’intéresse que très peu aux « terroriseurs ». S’il devait y avoir des terroristes dans le plan, ce sont surtout les adeptes de la doctrine néolibérale qui régissent l’espace et le temps du monde, les rongeurs dévergondés d’esprits sains. Et dans cet écart entre le titre du film et sa matière terrorisée, il se cache peut-être la clé qui donne accès à un coffre, un appartement vide mais avec vue, le secret mélancolique d’une perte irrémédiable. La vie passe sans que rien ne se passe, et il faudra s’armer de beaucoup de courage pour changer cela. Pour réussir une photo ou trouver la fin adéquate de son texte.