La lumière à tous les étages

Critique de Taipei Story (1985) | Événement Edward Yang

Un appartement vide où l’on imagine les agencements de sa future vie, très exactement un poste de télévision et une chaîne Hi-Fi pour regarder des vidéos depuis le lit conjugal, à l’américaine. Chin, femme moderne indépendante travaillant pour un grand cabinet d’architectes, emménage dans l’une de ces tours aux milliers d’étages. Trente cinq ans après l’indépendance de Taïwan, Edward Yang filme Taipei comme un organisme vivant qui s’élève, nourri par l’imaginaire du cinéma, de la publicité, du sport made in USA. Chin incarne ainsi les mutations de la grande ville, ses doutes, sa solitude, son éblouissement. À tel point qu’elle a besoin de porter ses lunettes de soleil, chaque fois qu’elle se confronte à la lumière naturelle du dehors. Taipei connaît ses histoires que son Histoire ignore.

La balle au prisonnier 

Alors qu’ils regardent depuis une terrasse les immeubles de Taipei, Monsieur Ke, qu’elle laisse gentiment flirter avec elle, remarque qu’il sait à peine discerner ceux qu’il a dessinés. Sensation de disparaître dans le vertige de cette uniformité naissante. Alors il trompe l’ennui et sa femme en emmenant Chin boire des bières. Taipei les engloutit, ils ne peuvent plus sortir des immeubles, s’enferment dans des habitacles de voitures (la moto devenant alors un lieu mobile de résistance à ciel ouvert). Le jeu permet le plein air, mais toujours derrière un grillage, en première ligne le baseball, tout droit venu de l’Amérique et du Japon. Le jeu permet surtout la relation dans cette configuration spatiale à la Tati qui rend impossible le contact : on vit les uns au-dessus des autres (impossibilité de se croiser), et non plus côte à côte. L’espace fait constamment obstacle au regard – lamelles de rideau, baies vitrées, poste de télévision… Plusieurs fois les dialogues des personnages se ponctuent d’un jeu de balles échangées sans y penser, comme un besoin vital de réinstaurer une réciprocité en redoublant les mots du geste.

Made (love) in Taïwan

Chin vit sa relation amoureuse avec Lung depuis le lycée. Et pourtant le cœur de ce dernier est partagé entre des espaces parallèles : l’Amérique, terre-promesse de travail (il cherche à monter une affaire avec son beau-frère installé là-haut), le Japon où vit Gwan, ancienne amante de Lung, terre-regret d’un amour et d’une carrière sportive, et Taipei, terre-à-terre, terre-pied-à-terre d’un présent sans illusion (où Chin l’attend dans un foyer sans feu). Les néons schizophrènes de la ville aveuglent ces papillons de nuit, qui volent sans jamais atterrir. Leurs relations sont celles de la modernité, indécises dans la multiplicité du choix, libérées de toute entrave, laissant une place nouvelle à la femme. « Être concubine, c’est être une domestique » dit Chin à propos de ses parents réglés sur le vieux modèle. Un père qui n’accepte pas son célibat et ne s’embarasse pas de se pencher pour ramasser la cuillère qu’il a fait tomber, subtilisant celle de sa fille. Gros plein de soupe. 

Et pourtant le vieux modèle, c’est aussi un système fondé sur la confiance. Le père de Chin propose à Lung de faire du business avec lui. S’il dilapide l’argent et oblige Lung à dépenser celui qu’il avait accumulé pour repartir en Amérique avec Chin, cet accord vaut-il moins que celui que Lung a fait avec son beau-frère ? Beau-frère qui ne lui fait pas du tout confiance quant à l’envoi de l’argent pour leur affaire qu’ils veulent monter outre-atlantique. Dans le vieux Taipei, on aide encore la famille, même quand elle prend des décisions douteuses. De l’autre côté de l’Amérique, business is business. Les relations les plus intimes ne fonctionnent déjà plus que dans le cadre de la transaction, de l’intérêt et de la sécurité de l’investissement. Taipei a peut-être encore un noyau de résistance, dans la tradition d’un lien qui se crée par obligation mutuelle non marchande, une valeur d’usage de l’autre qui prime sur la valeur d’échange : la confiance et le don.

Lost highway

Lorsqu’on descend de la voiture – ou qu’on n’arrive pas à y monter -, un autre rapport à la ville se crée. Los Angeles taïwanaise, Taipei n’a pas été pensée pour l’humain. Une première scène dans laquelle Lung n’arrive pas à arrêter un taxi sur une longue route qui rejoint les hauteurs de la ville. La caméra s’éloigne de lui, embarquée elle-même dans le taxi, et n’offre jamais son point de vue sur la voiture qui s’éloigne, laisse l’image effacer sa silhouette dans la nuit. La scène se double et s’épaissit de tragique lorsque sur cette même route, Lung est agressé par le jeune amant intrusif de Chin dont elle ne parvient pas à se débarrasser. La route sans voiture devient un tombeau ouvert pour qui doit la parcourir, blessé au flanc d’un coup de couteau fantôme. La ville, de nuit, est un piège de lumière pour les humains qui se sont brûlés les ailes sur la lampe crue de leurs intérieurs, scène sous le projecteur de leurs déboires amoureux. Ou ceux qui ont dû vendre leur voiture pour aider le père fauché de son amoureuse. Edward Yang dessine alors le mythe tragique d’une ville perdue dans sa transition, coincée entre la Chine et l’Amérique, entre chien et loup.