Édito | Ressortie de la trilogie Teenage Apocalypse | Événement Gregg Araki
Avec la ville de Los Angeles quasiment fantôme et l’acteur James Duval pour points communs, la trilogie Teenage Apocalypse inscrit Gregg Araki au coeur de la vague américaine du « New Queer Cinema » (aux côtés de Todd Haynes, Gus van Sant ou encore Larry Clark), née dans les années 1990. Ce 17 septembre 2025, Totally F¨¨¨***ed up (1993), The Doom Generation (1995) et Nowhere (1997) ressortent en versions restaurées au cinéma grâce au formidable travail de Capricci. Une ressortie qui n’arrive pas par hasard et qui s’inscrit dans le trouble de notre époque contemporaine. L’esthétique « arakienne » mêle des récits morcelés tâchés de sperme et parfois de sang, dans lesquels des adolescent·es queer nourrissent une obsession pour la mort, le sexe, la drogue, tout ce qui est capable de les faire sortir du cadre, de la vie. C’est aussi un langage rude, mais vital, où l’insulte à caractère sexuel est omniprésente, en constante opposition avec l’ordre.
Au début de Nowhere, Dark, assène : « Tout le monde ici est perdu ». Et chez Gregg Araki, tout le monde, ce sont les adolescent·es, les très jeunes adultes. Cela l’a toujours été. Dans Totally F¨¨¨***ed up, premier volet de cette trilogie (qui est plus une trilogie thématique qu’une véritable suite de films), Andy (James Duval), Tommy, Michele, ou encore Patricia sont des adolescent·es queers viré·es de chez leurs parents et qui font face à l’épidémie de SIDA qui sévit. Iels reprennent possession de leurs corps menacés en couchant ensemble, en cherchant le·la partenaire prêt·e à s’adonner à un coup d’un soir. Mais le plus tragique, c’est comme s’iels n’étaient déjà plus là : on regarde principalement les vidéos filmées par un des protagonistes, Steven, dans une qualité amateur. Comme le remarque Zoé Lhuillier dans son texte dédié à Totally F***ed up, « qu’iels soient au téléphone, à deux, trois, quatre ou plus, sur un lit, un canapé ou directement par terre, chez elleux ou dehors, iels sont toujours avachi·es, allongé·es, le poids du monde pesant de toute sa lourdeur sur leurs épaules. » Iels font face aux attaques homophobes, à la droite conservatrice. Aujourd’hui, quasiment trente-cinq ans plus tard, rien n’a changé, et cela a peut-être même empiré sous l’administration Trump, alors que les communautés LGBTQIA+ sont plus menacées que jamais. Dans The Doom Generation, faut-il ainsi être surpris·e de voir des personnages nazis exhiber des croix gammées tracées avec du sang sur leur torse et torturer Andy (James Duval) au son de l’hymne américain ? Dans les années 1990, cela relevait d’une fin « what the fuck ». Aujourd’hui, en 2025, le film n’apparaît plus comme étant à la marge : le rire a plutôt laissé place à l’effroi. Une génération doomed, maudite, qui, dans ce film est incarnée par Jordan et Amy, amoureux, puis Xavier, un homme sanguinaire obsédé par la violence qui les entraîne au cœur d’un road movie meurtrier.
Araki, est un des portes paroles des personnes queer, et plus largement de l’adolescence. Si ses personnages dansent, se droguent et baisent, c’est pour éviter qu’iels ne s’ouvrent les veines. Parfois, c’est déjà trop tard. Revoir les films de Gregg Araki aujourd’hui, c’est comprendre que le thème apocalyptique est plus prégnant que jamais pour la jeunesse et pour les personnes LGBTQIA+, menacées, tous les jours. Avec Nowhere, qui fait même le pont avec ce que beaucoup considèrent à raison comme son grand chef-d’œuvre, Mysterious Skin (2004), un fatalisme désarmant anime l’habituel groupe arakien d’adolescent·es qui évoluent dans un monde ultra-violent et pervers. Dans le film, les personnages s’amusent à cracher sur une cible représentant Jesse Helms, un sénateur américain de l’époque ouvertement homophobe. Aujourd’hui, ces figures politiques sont partout, à visage découvert. Il est déroutant de constater combien cette trilogie est loin d’être archaïque.
Il y a finalement quelque chose de beaucoup plus intense qui traverse le cinéma de Gregg Araki et dont on évoque souvent seulement le caractère sexuel ultra généreux, explicite et hard : la quête romantique, sincère, des jeunes hommes incarnés par James Duval au cours de la trilogie. Que ce soit Andy dans Totally F***ed up, Jordan dans The Doom Generation et Dark dans Nowhere, chacun d’eux est à la recherche du grand amour. Personnages éminemment romantiques, ils sont le noyau émotionnel de la trilogie. C’est une quête quasiment viscérale pour Dark dans Nowhere, qui se fait régulièrement tromper par Mel. Mais ça le maintient en vie, ça lui fait croiser la route de Montgomery. C’est ce qui empêche le cinéma de Gregg Araki de basculer dans un nihilisme noir et délivrer un message erronné. Oui, tout le monde ici est perdu. Mais non, nous ne sommes pas encore complètement fucked up.
Totally F***ed up, The Doom Generation et Nowhere de Gregg Araki, ressortie en salles le 17 septembre 2025