Maïlys Vallade et Liane-Cho Han : « Amélie Nothomb considère l’adaptation de ses œuvres comme ses petits-enfants »

Entretien avec Maïlys Vallade et Liane-Cho Han pour Amélie et la métaphysique des tubes | Festival de Cannes 2025

C’est dans une tempête que commence la seconde semaine du Festival de Cannes. Trempé par la pluie torrentielle, il est 11h, je cherche le café des Palme dans le grand Palais des Congrès. Le rendez-vous avec Maïlys Vallade et Liane-Cho Han, cinéastes d’Amélie et la Métaphysique des Tubes devait se faire au soleil, sur la terrasse du café. Le temps en a décidé autrement : tous les journalistes et attachés de presse sont rassemblés au même endroit, dans un tohu-bohu sonore qui va presque de concert. En tout cas, la Amélie du film aurait été ravie de voir cette belle pluie d’été le jour de la présentation cannoise de son film. Petite pause pour les cinéastes (un petit café) et je lance le dictaphone de mon téléphone, en espérant que le son sera suffisamment audible au milieu du bourdonnement ambiant. 

Tsounami : Le film est adapté d’un roman autobiographique (La métaphysique des tubes, 2000). Comment s’est faite la rencontre avec Amélie Nothomb? Quels ont été vos échanges dans le cadre de cette adaptation ?

Maïlys Vallade : Par une lettre ! *rires*

Liane-Cho Han : Pour raconter rapidement l’histoire de cette rencontre, j’ai lu l’œuvre d’Amélie Nothomb à 19 ans. Et à cette époque je n’étais pas très férue de littérature, beaucoup plus pop culture, animation japonaise, ect… Et la lecture du livre m’a bouleversé, de cette petite fille de deux ans et demi qui se prend pour Dieu, son histoire très touchante avec Nishio-san (la servante de la famille d’Amélie, ndlr), avec le Japon… Et j’ai eu ce fantasme de l’adapter pour l’animation, à ce moment où j’étais étudiant.

Puis beaucoup de temps a passé, j’ai accumulé de l’expérience, jusqu’au moment où j’ai eu mon fils. Et je me rends compte que, effectivement, tous les enfants se prennent pour des dieux. Et ça me motive à revenir à ce livre,  ce projet d’adaptation. J’ai donc tenté le coup en envoyant une lettre à Amélie Nothomb, une lettre manuscrite ! Je n’en avais pas faite… depuis le bac ! C’est l’éditeur Albin Michel qui me répond, avec une promesse de rencontre avec Amélie, et tout s’est enchaîné.

MV : Tout le monde voulait adapter ce bouquin, et chacun avait son interprétation du récit, ce qui est assez paradoxal vu que c’est un petit livre ! Mais il est riche et dense de pleins de thématiques, ça a été une vraie difficulté de l’adapter. C’est un long travail d’écriture, d’analyses du livre…

LCH : Et pour en revenir à Amélie Nothomb, il faut savoir qu’elle considère ses œuvres comme ses enfants, et l’adaptation de ses œuvres comme ses petits-enfants. Donc comme une grand-mère, elle ne s’occupe pas de « l’éducation » de ses petits-enfants. Elle n’a pas du tout voulu être en relation avec le film, ce qui est une vraie liberté.

MV : On a vraiment pu s’emparer de l’œuvre, en faire quelque chose de nouveau, tout en gardant en substance la force littéraire de Nothomb.

T : Justement, c’est touchant de garder dans l’adaptation ce rapport à la perte et à l’enfance, de travailler par l’animation cette idée d’âge d’or et de paradis perdu… Que serait notre vie de 0 à 3 ans, et qui nous constitue et sera conservé par les souvenirs.

MV : Le film traite exactement de ça, et on l’a même un peu modifié par rapport au roman. C’est à dire qu’on a fait en sorte que le film donne des clefs positives pour les enfants en devenir, mais pour les adultes aussi : de développer des idéaux et d’aimer passionnément certaines choses, et tout d’un coup les perdre, de perdre des repères, mais de quand même s’y retrouver. Se dire qu’il y aura toujours quelque chose qui nous attend de nouveau, et on ne sait pas. Mais en tout cas on est construit et nourri, même par des grands chagrins.

LCH : Et le film traite d’une période pas tant montrée que ça au cinéma : le passage de la petite enfance à l’enfance, où l’enfant qui se pense centre du monde, dieu littéralement, découvre qu’il n’est qu’une partie infime du monde. Donc un deuil mental où l’enfant accepte qu’on perd quelque chose, mais pour en gagner une autre plus forte, et qui soit différente, contrairement au livre qui est vraiment plus dramatique. Amélie Nothomb acte avec sa dernière phrase « Ensuite, il ne s’est plus rien passé. ». Et on a changé pas mal de choses aussi dans le récit.

T : Oui, par exemple tout le rapport au suicide qu’entretient le livre a été écarté…

MV : Oui le passage où Amélie se suicide dans le roman devient dans le film une perte de repères. Le monde s’effondre à ses pieds.

T : Cette matière littéraire, faite de monologues, est adaptée en partie à travers le choix d’une voix off. On pourrait penser que c’est une fausse bonne idée, mais vous déjouez ça en faisant de cette voix off un élan, le film naît de la parole ! A quel moment est arrivé ce choix là? Est ce que c’était là dès le départ, ou est-ce arrivé plus tardivement?

MV : La parole et le regard sont deux choses très importantes. On est axé sur ce regard d’enfant, sur cette perception… Mais surtout dans le livre, on a une Amélie narratrice qui adopte plusieurs postures. Après beaucoup d’analyses, on a conclu qu’elle en avait trois, et là-dessus il a fallu qu’on se positionne. Et donc la voix off est éminemment importante pour nous. Et c’est d’ailleurs l’un des grands débats, parce que tout le monde avait son interprétation : certains la voyaient enfant, d’autres adultes… Il a fallu se frayer un chemin là-dedans. Et finalement elle nous a permis de structurer ce récit. 

LCH : C’était le défi, une voix off qui ne commente pas l’image, qui propose ce recul philosophique, tout en reprenant le ton et l’humour caustique d’Amélie Nothomb.  Être dans quelque chose de plus oral, mais de trouver un décalage, une façon de voir différemment de ce qu’on voit à l’image, parfois pour la sur-embellir, et parfois pour faire carrément un pas de côté. Et aussi, la voix off permet d’augmenter le nombre de niveaux de lectures : enfant, adulte…

MV : On a fait le choix d’une voix enfant, alors que pendant longtemps on voulait une voix adulte. Mais on s’est dit qu’avec le peu de voix présentes, la petite actrice est omniprésente, et c’est un film de sensations. On se disait qu’il fallait garder la voix enfant parce qu’on avait besoin d’entendre l’enfant du film. S’ajoutent à ça la réflexion philosophique qui est très importante, et le recul que procure la voix. On s’est dit qu’il fallait une voix de conteuse, qui n’était pas présente mais passée. On s’est dit que l’idéal serait la voix de l’Amélie de la fin du film, qui a vécu tout ça, sans être dans un futur trop lointain, sinon ça aurait rajouté de la complexité compliquée à mettre en place. 

LCH : On s’est rendu compte de quelque chose aussi avec cette voix enfant, il fallait qu’elle soit bien distincte de la voix-in, de son personnage qui a deux ans et demi, et à un moment on s’est rendu compte que la voix-in était trop âgée par rapport à son âge, et donc on perdait de l’empathie sur l’enfant. Il fallait retrouver une subtilité de la petite enfance. Mailys a enregistré ses propres filles, et les filles d’une autre amie, afin d’être vraiment au plus proche de ça.

T : Amélie est donc pour la voix un mélange, une hybridation entre les voix in et off !

MV : A un moment donné aussi, elle été très bavarde cette voix-off, ça en devenait assommant ! *rires* 

Ca a été un travail de dosage aussi, c’était très difficile, et cela jusqu’au bout de la fabrication du film. La chose atypique, c’est que l’écriture de la voix-off s’est faite jusqu’à la fin. Au début, il y avait la voix témoin de Liane-Cho, pour l’animation, puis les acteurs de doublage à la toute fin, pour pouvoir écrire jusqu’au dernier moment.

T : Le casting a été compliqué pour trouver Amélie ? On peut facilement lire les livres d’Amélie Nothomb avec sa voix à elle. C’était un grand enjeu de trouver une enfant qui puisse avoir un peu de tessiture là, que ça reste fidèle…

MV : Oui notre Loïse ! Elle était assez jeune d’ailleurs, c’est devenu problématique par la suite, parce qu’elle a une voix absolument géniale, elle a le timbre, l’espièglerie, tout ce qu’il fallait… Et pas énervante ! Mais par contre quand on a fait le film, elle avait grandi… Elle avait treize ans et elle était en pleine mue ! On penserait que le problème allait être sur la voix off, qu’on allait devoir patcher des trucs, mais en fait c’était surtout pour la voix in… Six personnes ont contribué à la voix d’Amélie ! On devait avoir à la fois la petite enfance, la gamine plus grande qui dit des choses très intelligibles, très en avance sur son âge. Ça n’a pas été facile.

T : Pour en revenir à l’animation, toute la nature que vous représentez dans le film est poussée vers le merveilleux, et cela dans des teintes pastels fabuleuses. Comment est arrivée cette direction artistique ?

MV : Dès le pilote, grâce à notre directeur artistique et co-auteur Eddine Noël. Il y a eu ce choix d’être très pop, naïf et acidulé, et de varier entre la pastel et la gouache sur la texture du dessin. Ces couleurs devaient amener les gens dans ce récit, c’est notre porte d’entrée pour faire accéder un maximum de monde, et pour bien faire vivre notre univers. Dans le récit on donne plein de clés aux enfants pour bien vivre un deuil, ce qui est une étape de la vie. Il fallait que ça passe par le graphisme. Si on avait été plus photo-réaliste et sombre, ça aurait été lourd. Alors ce choix là crée un décalage, tout en tenant le récit.

LCH : Ce choix est relié à Amélie, ce côté rond chaleureux, et les couleurs s’adaptent à ses émotions. Et ce graphisme sans contours, qui est une spécificité de ce film d’animation 2D, permet de ne pas fermer le personnage. Quand la lumière tape sur Amélie, elle crée une fusion des couleurs, on a l’impression de voir une peinture, une illustration.

T : Et vous vous permettez du flou dans l’image, du crénelage… Surtout le début, tout en abstractions : le décor se construit au fur et à mesure de la prise de conscience d’Amélie de son environnement. Cette autorisation de créer en animation du flou dans l’image…

LCH : Il y a un terme qu’utilise beaucoup Mailys, c’est la mise en scène proximale.

MV : On est très axé sur le regard de l’enfant, et donc de se mettre à sa place, à fleur de peau. Ça a déterminé tous nos choix de mise en scène par la suite.

LCH  : Un placement de caméra par exemple, de ce qu’elle voit, à travers ses sensations… Ce qu’on vise dans notre mise en scène c’est l’émotion. On cherche à émouvoir plus qu’à impressionner.

MV : Et cela même dans la construction de nos personnages, ce qui nous intéresse c’est d’aller chercher leurs vécus, de construire encore plus que ce qui est dit dans le livre, voire de le modifier. Kashima-San, qui à la base est la seconde gouvernante dans le livre, devient la propriétaire de la maison d’Amélie, et on lui donne un passé qui donne plus de contexte à nos deux protagonistes japonaises qui sont les deux faces d’une même pièce, une d’ouverture et une autre de fermeture.

LCH : Nishio-San a le regard porté vers le futur et le pardon, par rapport à  Kashima-San qui est encore coincée dans son passé et qui n’arrive pas à aller de l’avant, jusqu’à ce qu’elle rencontre Amélie, et qui va chambouler tout ça.

T : On sent que sur ce décor il y a eu un très gros travail de recherche…

MV : Eddine Noël a fait un travail de documentation très précis sur tous les éléments. L’action se déroule dans les années 1960 dans une maison traditionnelle japonaise, avec une architecture de bois, ses couloirs, ses grandes fenêtres, ses jardins environnants… C’est passionnant. Il y avait, au cœur du film, la volonté pour les jardins qu’ils soient illimités, et que ce n’est que vers la toute fin qu’on en discerne une limite, une forme de réalité. Le travail de documentation a été très long et conséquent, au niveau photographique pour tous les éléments de la maison, pour se rapprocher au plus près d’une maison traditionnelle japonaise qui serait habitée par une famille d’expatriés belge. Ce ne sont pas les mêmes meubles, il y a un mélange, un mix de culture ! Et donc à cette époque, ce sont des frigos, des aspirateurs très spécifiques, Eddine a cherché la marque précise de chaque élément, des sonnettes…

T : On imagine le plaisir à dessiner et animer tout ça !

MV : Oui ! par exemple, toutes les espèces de poissons dans l’océan des côtes japonaises, les temples ! On se posait la question : est ce qu’on va dans un temple shintoïste ou boudhiste ? Tout le film est alimenté par un réseau de symboles, et le travail de recherche a nourri toute la charge symbolique. Autre exemple, la manière de représenter l’eau ou la pluie résulte de tout un tas de choix que je ne pourrais pas énumérer là… Il faut aller regarder tous les petits éléments !

T : Et par rapport à l’onirisme qui se dégage du film, comment arrivent les idées qui sont des pures inventions de votre part ? Par exemple, quand Amélie ouvre l’océan en deux comme Moïse, ce passage est différent dans le roman, dans lequel elle marche sur l’eau ! 

MV : Pour les fantasmagories, il y a eu des gros brainstormings communs, avec beaucoup de concepts qui pouvaient provenir aussi de nos co-auteurs graphiques. Il y a des thématiques fortes, et très vite on a déterminé les passages qui doivent être représentés sous formes de fantasmagories. La scène du jardin quand arrive le printemps et que les fleurs s’ouvrent, la séquence de fin à la mer…

LCH : Quand j’ai eu 19 ans, c’est sans doute la première image que j’ai eu. De lire qu’elle marche sur l’eau, et je voyais dans ma tête ce parallèle de l’ouverture de la mer en deux par Moïse…

MV : Et cette image offre quelque chose de généreux. On aurait pu faire le choix de rester à la surface de l’eau, mais d’aller dedans, ça donne à voir un univers entier, et c’est de suite beaucoup plus spectaculaire, avec une énergie particulière.

LCH : En parlant d’énergie, dans les finitions du film, Mailys s’est beaucoup plus tourné vers la narration et elle a essayé avec le monteur du film de donner une impulsion, une énergie dans tout le film, pour ne pas créer d’ennui.

Il marque un temps.

En fait le mot qu’on avait pour qualifier ces fantasmagories c’est « fulgurance», parce que c’est un peu le même terme qui pourrait s’appliquer aux enfants, ces moments de joies et de découvertes soudaines.

MV : Il s’est aussi trouvé que pour des raisons budgétaires on a dû couper vingt minutes dans le prévisionnel du film. Alors qu’on avait déjà beaucoup élagué, et qu’on avait un film qui fonctionnait.

T : C’est un premier film pour vous deux. Comment a été pensé ce travail en duo?

MV : Ça fait dix ans qu’on bosse ensemble, on se connait déjà par coeur, on pouvait se faire confiance. Ça a été une émulation. On peut compter Eddine dans le lot, parce qu’on a passé de longs mois ensemble sur l’écriture, sur la structure du récit, et c’était assez dur quand il a fallu se quitter pour entrer en fabrication, et tout est allé très vite.

LCH : C’était la difficulté du film, cette réécriture forcée dans laquelle on a dû accélérer la fabrication, et faire en sorte que les efforts soient aussi au service de l’acting, des émotions… C’était un accouchement en accéléré !

Entretien réalisé le 20 mai 2025 à Cannes