Audrey Diwan : « Le film n’aurait pas dû s’appeler Emmanuelle », histoire d’un malentendu

Entretien avec Audrey Diwan pour son film Emmanuelle

Tout part d’un malentendu. Nous reprenons notre émission hebdomadaire sur Twitch et, nous pensant malins – ou plutôt, jouant « le jeu des réseaux sociaux » -, invitons les utilisateurices à nous rejoindre pour « savoir combien de millions gagnent Gilles Lellouche et Audrey Diwan ». Cette dernière découvre le live et nous répond sur Twitter, donnant des précisions qui n’apparaissent pas dans le contrat tel qu’on le décortique, se dit ouverte à en discuter avec nous.

Ni une ni deux, nous acceptons. Il nous semble si rare de croiser des cinéastes prêts à discuter de leur travail alors que nous pourrions émettre des réserves à leur égard que cela sonne comme un signal positif. Au téléphone, elle décrit Emmanuelle comme un « malentendu ». La polysémie du mot nous plaît, nous partirons de lui pour parler de son film, des métiers de cinéaste et scénariste également, mais surtout de cinéma en général, avec une cinéphile curieuse, intéressée. Heureux malentendu donc !

Emmanuelle d’Audrey Diwan / © Pathé

On lui installe un micro quand elle nous dit : 

Audrey Diwan : Vous savez quand j’étais journaliste, il m’est arrivé une fois de perdre l’interview entière. J’étais partie à Londres discuter avec Adrian Grenier, jeune acteur de série, et à la fin de notre entrevue, -j’avais acheté un nouvel enregistreur et je ne suis pas douée du tout-, j’ai malencontreusement appuyé sur « effacer »…  Votre micro est en marche, là ? C’est bon ? Revenons à nous alors. Pour parler de la manière dont on s’est rencontré, je dirais qu’elle est inhabituelle. Vous savez, je viens de la presse. Je lis énormément de critiques. Comme je n’ai pas étudié le cinéma, j’estime que c’est la critique a largement contribué à forger mon regard. Mais si je réagis ce jour là, c’est parce qu’il est question d’une donnée objective, les chiffres, et j’ai le sentiment que personne ne vous a dit comment fonctionnait le système de rémunérations des auteurs et réalisateurs au cinéma. Avant de venir, j’ai d’ailleurs vérifié ces informations, parce que ce n’est vraiment pas ma spécialité. Mais il y a des règles. Un scénario, on dit qu’il revient  en moyenne à 2,5% du budget, qui peuvent monter selon la notoriété des scénaristes, mais je crois que cela excède rarement plus de 5%. Même chose pour les réalisateurs, il y a un prorata qui peut augmenter, mais pour eux, je pense qu’il y a plus d’élasticité. Parce que le nom du réalisateur permet aux producteurs qui l’engagent et aux gens qui vont investir dans le film de croire qu’il verra le jour, – alors qu’aucune garantie n’existe en réalité. Chacun cherche ce en quoi il peut croire. On imagine aussi, en général, le casting qui voudra s’agréger au film.

Tsounami : C’est la garantie d’avoir le produit d’appel « acteur » ?

AD : Alors on parle d’argent, ce n’est pas l’ouverture de discussion la plus poétique, on ne va quand même pas qualifier l’acteur de « produit d’appel ». Ce serait trop triste, non… ? (rires)  Mais c’est vrai que chacun essaie de mesurer, au-delà du sujet, de la promesse artistique, le potentiel intérêt des acteurs. Vous savez, notre industrie entière est fondée sur la notion d’acte de foi. Il s’agit de croire en ce qui n’existe pas encore. Et à la genèse d’un film, au moment du développement, il y a une mise à risque qui, selon la taille de la société de production, peut être conséquente. Certains producteurs ne se sont jamais remis d’un film qui n’est pas entré en production. Les sociétés indépendantes sont plus à risque. 

Mais à ma connaissance, un scénariste n’a pas de tarif fixe. Je peux citer en exemple ma rémunération sur deux films qui, hasard de calendrier, sortent le même jour. L’Amour ouf dont nous parlions et Barbès, Little Algérie. Ce dernier est une toute petite production, nous sommes plusieurs scénaristes successifs à écrire avec le réalisateur, c’est un premier film. Et là je me dis qu’il faut qu’on s’engage tous, qu’on donne du temps pour l’accompagner comme il se doit, car le film mérite d’exister. On est très peu payés, on travaille plusieurs années. Une question de foi encore. Hassan Guerrar [le réalisateur de Barbès, Little Algérie, ndlr], beaucoup le connaissent comme un attaché de presse dans le cinéma et je pense que les barrières sont plus hautes à franchir pour lui, son statut crée de la défiance. Parce qu’on a beau savoir qu’il est cinéphile, qu’il a un œil, un propos, une histoire, les gens ont du mal à le projeter dans un autre exercice que le sien… Parfois il vaut mieux arriver de nulle part qu’avoir une place attitrée, l’étiquette de « l’attaché de presse du cinéma français» lui colle à la peau.

Mais chaque film est un cas particulier. Sur celui de Gilles, j’étais très bien rémunérée, pas en millions, ni en centaines de milliers d’euros, j’aurais aimé… (rires)  Gilles était beaucoup mieux payé que nous, – je l’ai découvert dans votre émission. Mais il est le moteur absolu de ce projet et sort du Grand Bain. Néanmoins, en vous contactant, j’ai surtout envie de vous dire qu’il faut être prudent quand on parle de cinéma par le biais de l’argent. Il faut pouvoir l’expliquer, sans quoi j’ai le sentiment qu’on crée à son endroit un sentiment de détestation, celui d’une industrie dont le principe est la gabegie. Même s’il arrive parfois qu’un film coûte cher et perde de l’argent. On pourra parler du cas d’Emmanuelle

T : Pour beaucoup, il ne semble pas encore ancré que le cinéma soit une économie prototype, que forcément pour un truc qui va rapporter de l’argent, il y en aura neuf qui ne rapporteront pas, et ce n’est pas un mal en soi.

AD : C’est vrai, c’est notre exception culturelle, notre système à part. Et il explique d’ailleurs la résistance, la vitalité de notre cinéma, à la différence de beaucoup de pays d’Europe, où le nombre de films et leur qualité se sont effondrés. Le public fait parfois un amalgame ou une confusion : ils pensent que c’est l’argent public qui permet de financer la majeure partie du budget, alors que le système s’appuie sur un système vertueux de redistribution. Chaque film qui marche en salle permet à d’autres, plus petits souvent, plus complexes, de se faire.

T : Combien de temps se passe entre le début de l’écriture et la mise en production ?

AD : C’est impossible à prédire ! Par exemple, sur le film de Gilles, nous avons écrit pendant plusieurs années, cinq ans presque. Avec des pauses. Quand j’ai reçu le Lion d’or à Venise, Gilles m’a dit qu’Ahmed Hamidi et lui m’attendraient. « Ne t’occupe pas de nous. Vis ce que tu as de beau à vivre et reviens ensuite.» Tout le monde ne l’aurait pas fait ! Ensemble, nous avons écrit un scénario fleuve.  Il était pré-minuté à quatre heures quarante. Sa sève étaient les personnages plus que l’intrigue. Le scénario débordait de personnages secondaires, d’histoires parallèles. Évidemment, l’exercice du montage a contraint Gilles à resserrer.

T : Mais les quatre heures quarante du film existent quelque part ? Vous avez tout filmé ou resserré avant le tournage ?

AD : Un peu des deux. Il y a un élagage avant le tournage et des scènes sacrifiées au montage. Mais vous savez, les scénaristes font rarement partie de cette dernière étape de travail. Moi, je ne sais pas toujours quelles sont les ultimes réécritures, celles qui se font avec les comédiens, au tournage puis au montage surtout… le montage est une langue, une autre écriture. Et un film peut complètement muter à ce moment-là ! Je travaille exclusivement avec des gens qui me séduisent, dont la personnalité me séduit, des artistes très différents. Mon point d’ancrage naît du sentiment que quelqu’un a une adéquation sincère entre une grande personnalité et un fort désir de cinéma. Et je ne suis pas là pour opposer de jugement. Je ne suis pas non plus dédiée à un genre ni à un endroit, pas plus que je n’ai envie de m’enfermer dans un style. Au contraire ! Souvent je me dis « tiens, ça c’est parfaitement risqué ». Mais parce que c’est parfaitement risqué, et bien ça m’intéresse. Mais je remarque une chose, lorsque le scénariste est identifié, – et c’est un peu mon cas maintenant -, on lui demande de justifier le propos du réalisateur ou de la réalisatrice. C’est compliqué. Il y a toujours une marge d’interprétation, d’évolution entre le scénario et le film. En général, je découvre ces changements avec joie, ça a été le cas avec Valérie Donzelli par exemple. Mais une fois, j’ai été très en colère en raison du glissement de sens entre ce que j’avais proposé et le film que j’ai vu. Je crois que je n’en ai jamais parlé jusqu’à aujourd’hui : c’est sur Bac Nord.

T : Pourquoi ?

AD : Je ne voulais pas écrire ce film, je n’étais pas censée le faire au départ, Cédric [Jimenez, ndlr] devait l’écrire seul pendant que je travaillais sur L’Événement. A l’époque, nous étions ensemble. Nous avions une petite maison, ancienne barraque de pêcheur dans les hauteurs de Marseille. Au bout de l’été, il me dit qu’il ne trouve pas vraiment le film et que ce serait mieux que je l’accompagne. On a eu une grande discussion à propos de ce que représente la police dans notre société. Je lui dis que je ne suis pas à l’aise avec le sujet. On discute longtemps, je réfléchis, je lis aussi, notamment La fabrique du monstre de Cédric Pujol, et je lui dis : « écoute, ce qui pourrait être intéressant, c’est d’essayer de comprendre comment ceux qu’on désigne comme étant « les meilleurs flics de France » sont devenus anti police. » Parce que les trois individus dont on parle se sont ensuite retournés contre l’institution. Et Cédric accepte cette direction. On écrit le film ensemble, ça se passe très mal parce qu’en tant que couple, on n’est plus d’accord sur grand-chose et on se sépare pendant l’écriture. Je termine la première version, je crois qu’on me demande quand même d’aller jusqu’à la version suivante, mais on est en pleine séparation. C’est l’enfer.

T : C’est contractuel en plus ?

AD : Oui, tu es censé aller au bout de l’écriture, mais tu peux toujours arrêter en cours de route. Là, on n’arrivait plus à travailler ensemble, ce n’était dans l’intérêt de personne de nous forcer à finir le travail tous les deux. Et moi, j’ai le sentiment, au moment où je pars, que j’ai laissé comme une carte routière assez précise. Mais il y a eu ensuite d’autres versions. Je dirais, sans y avoir participé, qu’ils sont concentrés sur une forme d’efficacité, de logique de l’action. Et pour moi, le cas d’école, c’est la scène qui est ciblée par le journaliste de l’AFP au Festival de Cannes, à la conférence de presse. 

T : Donc là d’où part la polémique ? 

AD : La polémique est partie de cette scène où on voit un gamin casser une voiture,  être emporté par les flics et jeté dans un véhicule de police. Il insulte les flics, puis l’un d’eux allume la radio et ils finissent par chanter ensemble. Le journaliste reproche au réalisateur de faire des habitants de la cité des « sauvages », – il me semble que c’est son terme. En tout cas, il reproche, à raison, un amalgame terrible entre les narco trafiquants et les habitants des cités. Dans la version que j’avais écrite, je m’étais inspirée de l’anecdote d’une femme qui vivait dans l’une de ces cités. Elle nous avait dit : « vous savez, nous la BAC Nord, parfois on l’appelait pour faire du « baby sitting », parce que quand nos gamins tombent entre les mains des « chouf », des narco, on ne peut pas aller les chercher, on n’arrive pas à les récupérer ». Donc l’équipe de la BAC Nord était missionnée pour récupérer un jeune garçon qui traîne dans une salle polyvalente, avec des narco effectivement, mais ce gamin est juste en train de jouer au baby foot ! Donc l’équipe de la BAC débarque, l’attrape alors qu’il n’a rien fait de mal à ce moment précis, l’embarque. Et c’est pour ça qu’il les insulte dans la voiture !

T : Ah oui…

AD : Et oui… Dans la version définitive, les enfants de la cité sont dépeints comme des délinquants. Mais évidemment, il aurait fallu accorder du temps à cette histoire, raconter la mère, puis la traque, le baby foot, la réaction de l’enfant… Ici pour moi, la réécriture cède au raccourci et à la logique de l’action, au détriment du sens…

T : Ça aurait fait une grande et belle séquence en plus… touchante même.

AD : Oui peut-être… Un autre exemple, qui illustre pour moi ce problème du glissement de sens, c’est au moment de l’assaut de la tour. Le policier joué par Karim Leklou se réfugie dans un appartement où se trouvent une mère et son fils. Voilà ce qu’on avait écrit nous au départ, le petit disait [à la BAC, ndlr] « ne restez pas là sinon les narco vont penser qu’on est de votre côté et on va avoir des problèmes ». Ils attaquent le flic pour ne pas subir de représailles. Le raccourci opéré ensuite dit : « ils sont du côté des narco ». Ça me rend malade. En pleine promotion de L’Événement, on m’a beaucoup parlé de Bac Nord. Je n’avais pas envie de me dédire. Maintenant le temps a passé, donc j’estime que j’ai le droit de dire cette vérité. A l’époque, je n’aurais pas osé formuler, à tort ou à raison : « mais moi je suis en désaccord total » !

T : Et pourtant il est signé de ton nom…

AD : Oui, il y a mon nom. Donc je me suis mise à réfléchir à la place du scénariste et sa responsabilité ou son adéquation avec le film définitif, en tout cas je sais que c’est une pensée qui m’animera longtemps. Parfois, je me demande ce qu’il faut faire. Est-ce qu’il faudrait que je sois plus endogame ? Que je ne travaille qu’avec des gens qui me ressemblent ? Mais alors, je ferais moins d’expérience. Un de mes plaisirs, l’une des idées que je privilégie, c’est justement de traverser d’autres mondes, d’aller au contact d’autres genres de cinéma, et aussi d’en retirer quelque chose personnellement ! Une part de cette démarche est égoïste, on ne va pas se mentir… 

T : C’est comme si ton scénario de départ, lorsqu’il évolue dans le processus créatif et indépendamment de toi, en lui coupant une partie de ton idée initiale, subit un risque d’essentialisation, là où toi en ayant justement une séquence complète, tu échappais à ce risque.

AD : Évidemment. Et ce risque est inhérent à la méthode du réalisateur. Il y a des réalisateurs dont je suis proche comme Valérie Donzelli qui préfèrent me montrer le film presque fini. Avec Teddy Lussi-Modeste [réalisateur de Pas de Vague pour lequel Audrey Diwan est créditée comme co-scénariste, ndlr], je suis allée au montage parce qu’il avait envie de discuter de certaines séquences, de leur sens justement. Avec le monteur, Guerric Cattala, nous avons beaucoup parlé du film qui avait la particularité d’être l’histoire de notre réalisateur et de sa manière de prendre un pas de recul sur ce qu’a été son rôle dans sa propre histoire et de le faire sans complaisance. Il avait besoin de nos yeux, de notre sincérité, brutale parfois, de notre distance. 

T : Mais pourquoi les scénaristes n’auraient pas le droit de voir le film fini avant tout le monde et dire « non, je me désolidarise de tout ça, ne mettez pas mon nom sur ce film » ? 

AD : D’abord, je ne pense pas que ce soit interdit. Quand je dis que je vois le film fini, c’est en général avant qu’il sorte malgré tout. Mais pour se désolidariser d’une œuvre, il faut un motif absolu. Et je vais vous dire pourquoi. Parce que les scénaristes sont les seuls à pouvoir le faire après coup. Ni les acteurs, ni les techniciens, si le film leur a échappé, n’ont cette possibilité. Et eux devront porter le discours… Quand tu fais un film, tu t’inscris dans une histoire collective. Pour revenir sur Bac Nord, j’avais envie de parler pour des raisons personnelles, mais j’aurais eu le sentiment d’une forme de lâcheté par rapport aux autres, à des gens que j’aime, en l’occurrence. 

T : Est-ce que tu demanderas un droit de regard désormais ? Quelles seraient pour toi, les meilleures conditions de travail d’un·e scénariste ?

AD : Je crois que c’est quelque chose qu’à l’avenir je pourrais ou voudrais faire. Non pour tenter de me substituer au rôle du réalisateur, -je détesterais qu’on le fasse au montage sur un de mes films-, mais pour avoir le droit de poser des questions. De les poser à temps. Et peut-être que ces questionnements déboucheront sur une autre perception de la scène, une réflexion alternative. Moi j’aime que ma co-autrice Marcia Romano, celle avec qui je travaille le plus souvent, vienne au montage. C’est une participation que je lui demande. Elle m’éclaire à l’écriture, elle m’éclaire aussi par la suite.

T : Ça rejoint ce que tu dis sur le fait de travailler avec des personnes avec qui tu as une relation forte ou de confiance. La collaboration sur le long terme ira plus facilement de pair.

AD : Peut-être ! Et il y a peut-être des gens qui, dans des moments de fragilité, n’accepteront pas les questions que je pourrais poser au montage et les prendront pour une forme de contestation. Mais tant pis, à la limite, ce n’est pas grave. Si on s’embrouille, on s’embrouille. On s’éloigne, voilà. Au moins, j’aurais pu exprimer mes doutes et me battre pour la vision du film en laquelle je crois.

Emmanuelle d’Audrey Diwan / © Pathé

T : Et donc par exemple sur Emmanuelle, Rebecca a participé au scénario. Et après, tu l’as invitée en salle de montage ?

AD : Rebecca n’a participé qu’au début de l’écriture, – elle devait ensuite travailler sur son nouveau film-, et n’a vu Emmanuelle qu’une seule fois en cours de montage, mais honnêtement, cette expérience particulière, il va falloir que j’y réfléchisse un long moment avant de comprendre ce que je viens de traverser. Je suis allée au Festival de la Roche-sur-Yon la semaine dernière, pour un débat sur l’adaptation littéraire, et j’ai eu une discussion avec une journaliste des Cahiers du cinéma. Raphaëlle Pireyre a parlé, à propos de mon film, d’une impossible adaptation. Et ce n’est pas faux. Maintenant que ces événements décantent, je commence à avoir une idée plus claire de ce qui s’est produit. A commencer par le premier geste, celui de mon producteur qui me tend le livre Emmanuelle. Je crois qu’il n’avait pas en tête le film que j’ai fait à la fin. Que le malentendu commence dès le premier instant.

T : Donc le film vient d’abord de tes producteurs qui te proposent de faire Emmanuelle ?

AD : Oui, mais je m’en suis emparée, je l’ai voulu. Ils m’ont juste dit « on a les droits du livre, est-ce que ça t’intéresse ? » Et je l’ai lu au début de manière tout à fait récréative. Je me suis dit « Tiens, c’est vrai, est-ce que l’érotisme comme langage cinématographique a encore sa place aujourd’hui ? » Et c’est là où les choses se sont compliquées. Je crois qu’au départ, tout le monde pense -moi-même d’une certaine manière aussi -, que je vais rejouer les codes d’Emmanuelle, les réinterroger pour proposer une version féministe. Mais au fur et à mesure de ma réflexion, je me dis que ce n’est pas la question. Pas la plus importante, à mes yeux. Pour moi, aujourd’hui, on est dans un monde post-sexe, ce qui me semble être un virage civilisationnel : on n’a plus envie de se toucher. Les plus jeunes ne cessent de le dire, de le crier.

T : Toi, esthétiquement tu veux figurer le non désir, alors que les producteurs attendent un film… désireux quoi, ou en tout cas, qui le met en scène.

AD : Au fur et à mesure que j’expliquais le projet à mes producteurs, ils ont eu le sentiment de le comprendre. Mais je pense que j’en parlais mieux que je ne l’ai montré, et c’est un autre piège. Ça, j’en porte la responsabilité. D’ailleurs, on a rencontré des signes de résistance du marché qui auraient dû nous alerter. Beaucoup  d’interlocuteurs nous disaient ne pas comprendre le projet. Je crois à la vertu de l’erreur. J’aurais appris à mes dépens. Quand je sens une résistance aussi forte, – et que de surcroît cette résistance naît juste après L’Événement -, j’aurai  dû m’interroger sur les raisons. Pourquoi ce sujet, la disparition du désir, qui me passionnait, n’était pas entendu.

Mais peut-être que la lecture d’Emmanuelle que je propose est effectivement impossible. J’ai l’impression qu’on vit dans un monde où la représentation de soi prime sur l’envie de rencontrer l’autre. Or, en écrivant, je me disais qu’il n’y pas d’érotisme sans altérité. Je me demandais donc comment renouer avec cette idée, l’altérité, comment sortir de ces endroits qui semblent être le décor idéal d’un bonheur artificiel, – l’hôtel de luxe-, et qui fabrique en fait de la solitude, pour explorer d’autres chemins. Bon, autant vous dire qu’à part dix-sept personnes qui sont dans ma tête et perçoivent le monde comme moi exactement, personne n’a fait cette lecture du film… (rires) Peut-être, pour que je sois audible, qu’il n’aurait pas dû s’appeler Emmanuelle pour commencer.

T : À l’origine, tu pensais peut-être réussir à casser l’imagerie que véhicule ce prénom ?

AD : D’autant que je partais naturellement de l’idée de renversement des codes. Ce prénom avait encore un sens…

T : Tu étais partie sur une antithèse, et tu t’es retrouvée à faire la synthèse ?

AD : Non, finalement, j’ai fait une chose beaucoup plus intéressante : un hors sujet total. Et là où je ne peux pas battre ce prénom, c’est qu’il symbolise quelque chose de fort que je n’ai pas perçu. Chaque spectateur arrive avec une idée précise de ses attentes, en pour ou en contre, du film qu’il va et veut voir. Tous ceux qui entrent dans la salle vont se retrouver dans cette expérience de confrontation entre le film qu’ils attendaient, – ceux qui viennent chercher l’excitation au premier degré, ceux qui espèrent le propos féministe sur le sexe que la promotion a beaucoup mis en exergue. Ce qui est assez intéressant aussi, c’est que j’ai senti, en écoutant certains retours, tous les films fantômes que le projet porte en lui.

T : Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qui joue là-dessus dans tous les films d’une certaine manière ? Pas forcément au même degré ?

AD : Si, chaque spectateur entre dans la salle avec une idée ou un fantasme du film qu’il va voir, mais ici, le fantasme est le sujet du film ! Donc la question est plus brûlante. Emmanuelle travaille dans l’univers des ultra riches. Je filme l’hôtel de luxe, ce paradis artificiel, avec la volupté que certains clients y trouvent pour montrer comment elle s’en dissocie. Et une partie des spectateurs a pensé que c’était le sujet du film, ce décor agréable, non le monde que je critique. Et malheureusement, encore une fois, je suis responsable du malentendu.

T : Le film contient aussi le fantôme d’une actrice, Léa Seydoux, qui était initialement rattachée au projet.

AD : Bien sûr, là on parle surtout pour les cinéphiles et les journalistes, la plupart des spectateurs ne le savent pas. Mais même cette confrontation aurait dû me faire réfléchir parce que Léa veut faire le film. A l’époque où je la rencontre, je n’ai écrit que quinze pages, le projet est encore imprécis. Quand je lui fais lire la première version, je me rends compte qu’on ne parle pas du tout du même personnage, mais que les deux sont valables. Il y a chez elle une attente liée aux sentiments, au romantisme, à la passion, là où moi, je veux raconter le contact rompu entre les corps. Je suis obsédée, pour des raisons personnelles, par le désir brisé. Je n’ai pas su ou pas voulu m’interroger à ce moment-là sur nos interprétations si différentes du sujet. Les malentendus étaient pourtant posés dès le départ. Après, le film souffre d’un autre problème et celui-là, c’est à moi seule qu’il incombe. Peut-être que dans un excès de confiance ou un mouvement d’arrogance, je pars du principe que je n’ai pas besoin de raconter, ni d’expliciter ce que ressent le personnage – par ailleurs, si bien incarné par Noémie Merlant, actrice géniale. Je pense que le public va très simplement se mettre à ma place, dans ma tête. Pour moi, il est évident que la scène d’ouverture est une scène de dissociation entre le corps et l’esprit, que tout le monde s’est retrouvé dans cet état-là un jour, et qu’à partir de cette scène inaugurale, on comprend la douleur de ce corps brisé, ce qu’elle ressent. Bon, c’est faux, voilà, je me suis trompée. Et faute de mettre des mots sur cet état, je ne crée pas le pacte fondamental avec une immense partie des spectateurs, – une immense partie des très peu de spectateurs – qui ont vu mon film. Et du coup, je perds le dialogue silencieux que j’espérais voir se produire entre les spectateurs et le personnage. 

T : En plus, tu ne le perds pas minute trente ! Tu le perds minute zéro.

AD : Quitte à être radicale, autant bien faire les choses, ça on ne pourra pas me l’enlever ! (rires)

T : En faisant abstraction de tout ce qu’il implique, tu l’aimes ton film Emmanuelle ?

AD : Oui, on l’a revu à San Sebastian avec tous les acteurs, et nous sommes sortis de la salle de projection en l’aimant profondément. Je ne le renierai pas. Je me suis  dit qu’il était calme, enveloppant, et non ennuyeux, comme d’autres le qualifient. Je voyais au festival qu’il déclenchait des réactions extrêmes alors même que j’avais l’impression d’avoir fait un film contemplatif, introspectif… Pour moi, le film est  un chemin de traverse, une promenade dans la tête et le corps du personnage. J’ai des regrets, il n’empêche, notamment sur certains dialogues. Je pense que ce que j’ai écrit en français ne passe pas du tout en anglais. Je n’étais pas capable de le mesurer. 

T : Quand tu parles des dialogues, tu penses au moment où elle discute avec l’homme du spa, le producteur de pub, qui lui parle de son tournage par exemple ?

AD : Oui. Et qui est une réplique que je que je m’adresse. Je parle de mon rapport au producteur qui ne supporte plus mon arrogance, mais peut-être que ça ne regarde personne et qu’à l’avenir, je pourrai le garder pour moi. Soigner mon arrogance plutôt que de la mettre en scène… (rires) ! Je peux entendre que le film devienne théorique à force de scènes qui ne sont pas vectrices d’une émotion claire. Encore une fois, je peux me reprocher une chose fondamentale, de ne pas avoir assez tendu la main au spectateur. Mais, je reste persuadée que le désir brisé, épuisé, est un sujet passionnant.

T : Et le travail d’Emmanuelle est passionnant. On aurait voulu la voir encore plus travailler. Mais c’est difficile parce que son travail est typiquement de faire le guest, donc les limites ne sont jamais claires. Comment t’es-tu t’es renseignée sur ce travail ?

AD : En fait, ce métier est tellement codifié…  de façon extrême ! Chaque seconde d’une expérience d’hôtel de luxe répond à une norme. J’ai découvert un monde fou en préparant le film : dans les grands hôtels de luxe, si vous appelez la réception, il faut qu’au bout de trois sonneries on vous ait répondu, sans jamais vous faire attendre une sonnerie de plus, il faut dire bonjour puis le nom de l’hôtel, il y a un sens précis dans lequel les mots se doivent d’être dits, etc. Chaque seconde de l’expérience du client répond à une attente car on estime que le plaisir de la clientèle est parfaitement codifié, scénarisé d’avance. Quelle angoisse !

T : Et que le client puisse se sentir chez lui, que ce soit à Tokyo ou en Amérique, que l’expérience semble être la même peu importe le lieu où l’on se trouve.

AD : Voilà. La raison pour laquelle on avait choisi l’hôtel avec Rebecca, et à Hong Kong de surcroît, c’est qu’on avait quand même envie d’interroger les vestiges du colonialisme, sachant que l’hôtel est la meilleure preuve qu’une forme de colonialisme silencieux sévit encore dans un certain nombres de pays d’Asie, notamment. Par exemple, hiérarchiquement : qui occupe quel poste dans l’hôtel ? On peut décrire assez facilement l’organigramme : plus on est en haut de l’échelle, plus on trouve dans ses fonctions, des européens. Et plus on s’intéresse à des postes à haute pénibilité, plus on trouve d’employés issus de la population locale. Et évidemment, l’hôtel joute sans le dire le sexe à la carte des plaisirs offerts au client, prostitution cachée. Ici, on se rend compte que les corps « mis à disposition » de la clientèle, sont aussi ceux de la population locale. Nausée. 

Parlons maintenant de désaccord critique sur la question du corps. Une journaliste a écrit « qu’à la fin du film, on perçoit des relents colonialistes », qu’Emmanuelle utilise l’homme qu’elle croise pour son propre plaisir. J’ai même entendu cette expression qui m’a fait sursauter, en parlant de ce rôle : « le pauvre petit hongkongais ». A la fin, elle couche effectivement avec un hong kongais. Mais analysons : c’est lui qui vient s’installer en face d’elle, il édicte son désir, il a envie de coucher avec elle. Elle répond qu’elle ne le fera qu’à ses conditions, qu’elle puisse formuler ce qui l’amène au plaisir. C’est un pacte ! Tu as un homme qui est consentant et désirant, et une femme qui se libère en posant des mots sur ce qu’elle veut !

T : Ce que je reprocherais à la scène, mais pas avec ces termes-là, ce serait le fait qu’in fine, on pourrait conclure du film qu’on ne pourrait trouver l’épanouissement que loin de chez soi. Ce serait un rapport bourgeois au plaisir : il faut sortir de son quotidien et se rendre aux confins du monde pour trouver la jouissance. Par opposition au colonialisme, tu retrouves le colonialisme dans l’exotisme.

AD : Alors là, en t’écoutant, je comprends le terme « d’impossible adaptation ». Parce que c’est une critique que je peux comprendre, sans pouvoir la déjouer. Quand on parle d’impossible adaptation, c’est aussi qu’il y a des endroits où les problématiques traversent le récit et s’entrechoquent. Peut-être que le moment dans lequel se trouve la société, avec les réflexions fondamentales qui l’animent, ne permettent pas d’adapter Emmanuelle aujourd’hui. Rebecca et moi, on voulait évoquer le post-colonialisme mais il est vrai que je mets en scène une femme blanche, riche (quoique transfuge), qui trouve le plaisir dans un autre milieu que le sien et loin de chez elle… Lecture de classe très pénible. Sorte de malentendu fondamental…

Emmanuelle d’Audrey Diwan / © Pathé

T : Je n’avais pas du tout pensé le film sous le prisme de l’impossible adaptation, mais cela montre aussi qu’il s’agit d’un roman daté, et le fait de reprendre au présent ne pouvait pas aboutir à ce que tu imaginais. On ne pouvait pas trouver de forme adéquate à ton idée de départ.

AD : Peut-être. En tout cas, j’aime bien cette idée parce qu’elle va m’interdire de m’adonner à mon plus terrible passe-temps, ce que je fais depuis semaines maintenant, à savoir : réécrire le film dans ma tête. Pour la·e réalisateur·rice, c’est un vortex.

T : Avant l’entretien, tu nous disais aussi avoir beaucoup pensé à ce terme : malentendu.

AD : J’ai même pensé que vous devriez en faire une rubrique, « le malentendu » !

T : À la rédaction, nous travaillons beaucoup à l’aide de thèmes polysémiques, pour nos numéros par exemple. Notre prochain s’appellera « PLOUF » par exemple.

AD : Tu dis plouf, moi ma polysémie en ce moment entend « FLOP » (rires) !

T : Mais pour en revenir au malentendu, je trouvais le mot génial, vraiment fertile pour travailler sur Emmanuelle. Tu disais également avoir déjà reçu des retours plutôt positifs du film, au Japon notamment.

AD : Oui. Je suis curieuse de voir comment le film voyage.  Le rapport au corps et à la sexualité est tellement complexe, culturel, différent d’un pays à l’autre qu’il est impossible de prévoir comment le film sera reçu. Je vais au Festival de Tokyo dans une semaine et ensuite, à celui de Taipei. Je me disais : tiens, c’est intrigant que deux festivals asiatiques aient envie de nous sélectionner…

T : Les retours des spectateurs y seront passionnants dans tous les cas.

AD : Oui oui. Je pense que ceux qui comprennent le moins le film, ceux qui vivent un moment extrêmement désagréable en le regardant, ce sont les américains. La question sexuelle ne peut souffrir aucune ambiguïté chez eux… Ne cernant pas la problématique dans la première séquence, ils rejettent le film presque unanimement.

T : Ce serait presque un bon signe que les américains n’aiment pas le film, parce que s’il y a quelque chose de passionnant dans Emmanuelle, c’est qu’au milieu, il ne se passe presque rien… mais un rien positif, métaphysique. Et juste après, il y a la scène de la tempête, qui cherche une densité que le film a visé par sa construction. Par les postures, les regards, cet hôtel en suspension…

AD : En vous écoutant, je refais le chemin du film à l’envers, je ne peux pas m’en empêcher, et je vais vous dire ce que je voudrais changer. Un : je pense que quand Emmanuelle est avec le couple au bar, j’aurais dû lui permettre, de manière littérale même peut-être, de poser des mots sur ce qu’elle ressent, sur le désir absent. J’aurais dû éclairer le sujet un peu à la manière de Shame (Steve McQueen, 2011). Deux : quand on reste très, trop longtemps dans l’hôtel, l’espèce de vertige anxiogène, ce sentiment insupportable qui monte, j’aurais voulu le faire naître. Là où j’ai l’impression, après la tempête, d’être dans une forme de dramaturgie qui retombe et provoque l’ennui… Parce que le principe moteur du récit était la frustration. Ok, vous avez ce présupposé qui est l’excitation, mais ici, je parle de quête du plaisir, et on va devoir attendre, espérer tous ensemble que le désir renaisse, voilà notre expérience collective du film. C’est très séduisant comme proposition à mon sens, mais seulement si tu tends bien ta flèche, si on ressent tous ce chemin. Si l’attente devient insupportable, qu’on la vit de manière charnelle. Et, à la manière d’un Shining (Stanley Kubrick, 1980), les couloirs auraient du devenir labyrinthiques. Si ce vertige avait pris physiquement, la sortie de l’hôtel aurait été si forte…

T : La sortie de l’hôtel est déjà réussie, ça m’a procuré cette sensation. Quand elle passe la tête par la fenêtre, on respire avec elle à ce moment-là ! Mais ce n’était peut-être pas assez appuyé. En revanche, la scène de la tempête, c’est une vraie ?

 AD : Alors ce que vous ne savez pas non plus sur ce film, parce qu’il y a quand même des films maudits, c’est qu’on a eu tous les problèmes de l’univers. L’équipe dans son ensemble riait en disant « on n’a jamais vu autant de problèmes au cours d’un seul tournage ». On devait filmer une tempête le premier jour à Hong Kong, et on était hors de la période des typhons, en théorie. Et ce premier jour, nous assistons à un typhon de force huit, ce qui est extrêmement violent et rare à cette période. Donc je me dis qu’on va filmer une vraie tempête. Et bien non ! Car le gouvernement nous fait savoir que : «  personne ne travaille en en cas de tempête », même quand on est à l’intérieur de l’hôtel. Donc nous passons ce premier jour en sinistre, tous dans le hall, à regarder passer la (vraie) tempête… 

T : Donc tu as vu ton film passer devant tes yeux comme un fantôme. Le réel t’es passé devant…

AD : Mais si vous voulez de la symbolique, je vais aussi vous raconter le dernier jour de tournage, parce que le premier et le dernier jour forment comme un fil tendu d’un problème à l’autre… le malentendu, tu vois ! On cherchait un spa qui ait les dimensions nécessaires pour que la caméra passe aisément. Donc, on décide de le tourner à Paris ; on est accueilli par l’hôtel Lutetia. Ils sont vraiment sympas, mais en tant qu’équipe de tournage, on prend beaucoup de place dans un hôtel en pleine activité. Je sens que la tension monte. Et le directeur nous dit : « c’est votre dernière nuit, à cinq heures du matin, c’est terminé, vous me rendez le spa ». On finit à 5h01. L’équipe du Lutetia a prévu un verre pour l’équipe, le film est terminé. Mais très vite, je vois passer le directeur de l’hôtel et  la directrice de production, Tatiana Bouchain, une femme extraordinaire, le capitaine de notre bateau : ils sont blêmes tous les deux. Je me dis « mais qu’est-ce qu’il s’est encore passé ??? », donc je redescends au spa. En fait, on avait fabriqué une grande porte vitrée au spa, et en la décrochant, elle était si lourde que l’équipe l’a faite tomber. Elle a éclaté en morceaux et le verre est tombé dans la piscine. La tempête et le verre brisé… Il y avait plein de signaux qui me disaient : Audrey, le chemin du film sera compliqué. Un jour il faudrait apprendre à écouter les signes quand même (rires) ! 

J’en passe des meilleures : on a eu des problèmes avec la police, notre caméra bloquée à la douane, on s’est fait virer des bureaux de prépa… Vincent Maraval qui co-produit le film m’a dit « S’il y avait eu une image de documentaire, on aurait fait Lost in La Mancha [documentaire de Keith Fulton et Louis Pepe revenant sur les coulisses du tournage maudit de L’Homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam, ndlr] » !

T : Pour revenir sur le post-sexe, il ne serait pas étonnant qu’au Japon le film soit accueilli et compris : ils commencent à avoir les deux pieds dedans. Le désir est mort, ils ne savent plus où ils en sont. La démographie est finie, les jeunes ne font plus de rencontres, les mecs deviennent de plus en plus patriarcaux et les femmes de plus en plus émancipées… C’est simpliste mais j’ai l’impression que ce sont des signes qui s’additionnent pour arriver à ce que tu décris dans le film.

AD : Tu parles d’un schisme. Intéressant en effet.

T : Et leur rapport au corps est aussi différent du nôtre : ils ne posent pas une barrière sur la nudité car ils ont une culture du bain extrêmement présente, mais plutôt sur la sexualité. Là où pour nous en Europe ou aux États-Unis sans doute, c’est le contraire : la nudité est une barrière, mais une fois qu’on l’est… voilà quoi !

AD : Bien sûr. L’intime ne se joue pas à l’endroit de la nudité. Si tout à coup on n’a plus envie de se toucher, c’est la civilisation qui est en question, ni le sexe, ni l’idée de la provocation. En discutant avec vous, je me dis «  comment faire un film sur l’absence, comment filmer ce qui n’est plus là ? » Donc c’est le fantôme de ce désir qui m’a guidé, et c’est intéressant parce qu’avec Rebecca, on parlait beaucoup de la figure du fantôme, notamment à travers le personnage de Key, – qui pour moi n’existe pas, est un personnage fantasmatique qu’elle convoque elle-même et qui a pour vocation de la ramener à elle… Au départ on se disait que cet homme échappait au scénario. Et plutôt que d’essayer de contrevenir à ça, on s’est dit que cette fuite était sa fonction : il échappe au récit, nous guide vers un ailleurs. Le film est hanté. Il est hanté par Key qui n’a plus de désir. Mais aujourd’hui, je comprends qu’il aussi est hanté tout entier par ce désir absent. Filmer une absence, c’est prendre un risque peut-être trop important, mais il n’empêche que, même quand je le formule de cette manière, je continue à trouver l’idée intéressante. Filmer ce qui a disparu.

T : On a beaucoup critiqué des films contemporains qui ont tendance à faire la chose exacte qu’ils veulent critiquer. Par exemple, le spectacle chez Leos Carax, notamment dans Annette : la forme de son film est spectaculaire, son esthétique va à l’encontre de son propos. Quand toi tu estimes passer peut-être trop de temps dans l’hôtel de luxe… il y a peut-être quelque chose de cet ordre qui se joue ?

AD : Encore un malentendu ? Je comprends ce que tu veux dire. Après je pense que Carax met en scène la dimension satirique du propos dès le départ, ne serait-ce que par le choix, la nature du spectacle qu’offre Adam Driver. Un spectacle comique qui n’est absolument pas comique. Et à partir de là, il crée comme un pacte avec le spectateur. Moi je mets du temps à établir la distance nécessaire, je filme l’hôtel dans sa dimension esthétisante. Quand on a commencé à travailler avec la lumière et les décors, avec Laurent Tangy et Katia Wyzskop, on  parlait de ce vers : « Ici, tout n’est qu’ordre et beauté  », [L’invitation au voyage, Charles Beaudelaire, 1857]. Tu peux l’entendre de deux manières. Ici, tout n’est qu’ordre et beauté, c’est l’invitation au voyage, une promesse, un hors champ. Mais rends la phrase impérative, ici tout n’est qu’ordre et beauté ! Tu bascules du côté du diktat et tu te mets à étouffer. C’est comme si on prononçait cette phrase sur deux tons différents qui résument à eux seuls l’ensemble du film, sa trajectoire. Mais bon… le problème ce n’est pas l’intention, le problème c’est quand on ne ressent pas cette intention. Ah le fantôme du film que j’aurais voulu faire naître… Il y a des films dont on peut se dire «  mais pourquoi j’ai fait ça ? Et puis il y a ceux où tu te dis : comment j’aurais pu le dire autrement, quel est le langage que j’ai cherché et que je n’ai pas trouvé ?

T : Peut-être qu’il faut reparler d’argent sur Emmanuelle ? Est-ce que si ça avait coûté moins d’argent, tu aurais pu déjouer certains pièges ? 

AD : L’impossible adaptation joue aussi à cet endroit-là, parce que si tu veux décrire l’univers du luxe, de facto, la mise en œuvre coûte cher. Sinon, tu vois que c’est faux. Et on m’a prêté cet argent sur la foi de ce prénom. En puis franchement, tourner dans un hôtel de luxe, c’est terriblement complexe parce que l’hôtel ne s’arrête pas de fonctionner pour toi, donc tu t’inserres tout le temps dans son rythme à lui. Pour Noémie c’était très compliqué, on tournait toute la nuit et le matin quand le soleil se levait, elle devait changer de costume et jouer une scène de jour, jouer la séduction en plus… 

T : J’aime bien l’idée que le cinéma soit un work in progress permanent. C’est touchant de voir quelqu’un réfléchir et discuter avec des critiques qui n’ont pas forcément été réceptifs au film. Quoi qu’on pense du film, il nous intéresse, et on a justement la possibilité ici de parler de là où ça coince, là où ça travaille vraiment.

AD : C’est le plus bel espace de discussion, le plus enrichissant aussi. Si la critique n’existe que pour offrir un espace d’échange à des individus qui partagent le même point de vue, il s’assèche à la longue. La fonction critique quand tu estimes les gens avec qui tu parles, éclaire le lecteur mais sert aussi l’artiste évidemment. Depuis tout à l’heure je me dis : tiens, je n’avais pas pensé à l’absence de cette manière-là…

T : Et sur le film en lui-même, il me semble touchant aussi de conserver une trace de ce qui peut paraître un raté dans ta trajectoire, ta filmographie.

AD : Oui, en théorie !  Mais  j’ai vraiment peur. Beaucoup de parcours de cinéastes ne vont pas au-delà du troisième film, et chez les femmes, les statistiques sont plus angoissantes encore. Quand tu es réalisatrice, tu te demandes souvent si tu pourras refaire un film. Ma grande angoisse après Emmanuelle, c’est de savoir si je peux continuer à faire des films. Rien d’autre ne m’intéresse.

T : Tu te poses cette question parce que tu doutes désormais de ta capacité à mener un nouveau film à bien ?

AD : Ou je doute qu’on me laisse faire ! 

T : Et si on ne te laissait pas faire, est-ce que tu te verrais faire un film un peu bricolé avec des amis techniciens, un peu à la manière de Sophie Letourneur, avec une petite caméra ?

AD : Complètement. Ouais ouais, complètement.

T : C’est ce film que l’on veut voir !

AD : Ah bah ça me fait réfléchir (rires) ! D’autant plus, la semaine dernière je suis allée à la Biennale de la Pensée à Barcelone, et ils ont mis en place, avec le concours de Rosalie Varda, une énorme exposition dédiée à Agnès Varda. Et justement, il y avait un pas mal de ses bricolages… lorsque le cinéma est désacralisé, qu’est-ce que c’est beau ! Ne serait-ce que dans ce rapport à l’instant, celui où tu te dis « je prends je fais ». Valeur magique, totale, du performatif.

T : Est-ce que tu calcules à quel moment tu vas vraiment en avoir fini avec Emmanuelle pour pouvoir te lancer dans autre chose, peut-être de différent et revigorant ? Pour prendre le cas Justine Triet, on imagine bien qu’Anatomie d’une chute ne s’est pas arrêté ni le jour de la Palme d’or, ni le jour de sa sortie…

AD : Alors ce sont deux questions différentes. Moi j’ai été traversée par ces questions-là avec L’Evénement, et je pense que ce que j’ai vécu avec Emmanuelle ne pourra plus jamais m’arriver, ou en tout cas pas de cette manière-là. Parce que le Lion d’Or pour un deuxième film, c’est une distinction magnifique et terrifiante à la fois… On te porte haut. Et durant toute la fabrication d’Emmanuelle, un mot me revenait régulièrement, je me disais : « tombe ». Comme si j’avais le sentiment d’être, un instant, sur un piédestal. Et que cette sensation, cette illusion peut-être, allait m’empêcher de créer. La peur de tomber était pire que la chute. J’ai choisi de m’en libérer. L’avenir me dira si j’ai eu tort ou raison.

Entretien réalisé à Paris le 21 octobre.