Entretien avec Bertrand Mandico, réalisateur de Conann
Que faire du cas Bertrand Mandico ? Si Les Garçons sauvages (2018) nous était apparu comme une véritable bouffée d’air frais à sa sortie, notre enthousiasme a peu à peu laissé place à la lassitude au fil des films, car « ça tourne quand même un peu en rond ». Quand tout à coup débarque Conann, un film qui file droit et qui avance hors des sentiers déjà battus par le cinéaste. Alors nous sommes deux à prendre rendez-vous avec lui, chez lui. Ce jour-là, nous sommes les premiers à nous entretenir avec lui. Nous le retrouvons frais et disposé, il nous offre un délicieux café, et pendant que l’un pose une question, l’autre espionne la décoration : pas de doute, nous sommes dans l’antre du maître…
Tsounami : Nous avions beaucoup aimé Les Garçons Sauvages (2018, ndlr), mais votre second long métrage faisait planer le risque d’un cinéma qui commence à tourner en rond. Hors, avec Conann, vous sortez complètement de cela. Est-ce que vous vous posez les termes de cette manière là ?
Bertrand Mandico : Euh… bah… oui, oui… c’est à la fois affirmer un style, explorer des obsessions et puis essayer d’aller voir ailleurs au bout d’un moment et de se renouveler. Et ça, c’est vraiment quelque chose qui est important pour moi. Alors c’est marrant parce qu’avec After Blue (2022, ndlr), j’avais pas l’impression de me répéter ! En tout cas, dans le dispositif de mise en scène, par rapport aux Garçons sauvages, c’est à dire le scope, des plans séquences, un certain lyrisme et le choix de la thématique de la planète, du western revisité… Bon, je visite le genre ! Je vais faire un pas de côté, Conann, c’est un truc très différent. Déjà, avec ce personnage qui se raconte sur plusieurs époques et sur plusieurs générations, le fil narratif est assez différent. Parce que finalement, on peut dire que Les Garçons sauvages et After Blue sont des épopées d’aventure où l’on va suivre des personnages qui vont errer comme ça, d’un point A à un point B on pourrait dire, avec des rencontres. Conann, c’est une toute autre structure, et c’est peut-être en ça aussi que c’est un film assez radicalement différent des deux autres. Il s’ouvre et démarre dans la fantaisie, dans le passé, une vision antique et stylisée du monde, pour venir se cogner à d’autres époques. Et je pense que c’est ça qui diffère : c’est-à-dire que tout d’un coup arrive le New York des années 1990. Même s’il est stylisé, on a des repères par rapport à ça. C’est la volonté d’ouvrir, et peut-être que Conann annonce des choses à venir, qui seront un peu différentes par rapport aux autres films. Parce que moi j’ai aussi envie d’être en rupture avec ce que j’ai fait précédemment, tout en sachant qu’on n’échappe jamais à son propre style ! (rires)
T : Après, il y a quand même ce thème récurrent de la communauté, qu’on avait déjà vu dans Les garçons sauvages où les personnages sont confinés sur une île pendant la majorité du film, et puis dans After Blue avec ce village, cette ostracisation. Est-ce que c’est un thème que vous avez à l’esprit, en travaillant ?
BM. : Des mondes clos où finalement il y a peu de personnages ? Parce que la communauté dans Conann… qu’est ce que vous voyez de communautaire dans Conann ?
T : La reprise du monde des barbares ?
BM. : Oui..?
T : Enfin ce petit village, ce campement… C’était peut être aussi un positionnement politique, d’organisation en communautés.
BM. : Je ne sais… Alors peut être que, parce que moi je viens d’un milieu rural, j’ai une déformation par rapport à ça. C’est à dire que j’ai une vision des mondes un peu clos, parce que, ce que je trouvais formidable et oppressant dans les villages c’est que ce sont des communautés relativement restreintes, mais qui sont un vrai reflet de la nature et des rapports humains. Et donc à une tout petite échelle on voit comment fonctionnent les humains entre eux. C’est vrai que, lorsque je déploie des récits, j’ai tendance à vouloir me contraindre, avoir un certain nombre de personnages restreints, pour pouvoir les faire évoluer dans une communauté. C’est aussi économique hein, il faut dire la réalité ! Mais moi, ce qui m’angoisse le plus au monde, et je pense que c’est à l’origine de tous les maux, c’est la soif de pouvoir. Quelle que soit la taille du groupe, il y a toujours quelqu’un qui va vouloir dominer, et c’est ce qui sera à l’origine du mal. Je pense que c’est quelque chose qui est présent dans tous mes films, ce rapport au pouvoir qui pervertit tout. Et en même temps, cette idée utopique des petites sociétés qui peuvent trouver un équilibre, c’est pour moi un idéal, généralement contraint par la soif de pouvoir.
T : Dans cette manière là d’aborder votre cinéma, il y a un parallèle à faire avec Rainer, ce personnage qui accompagne Conann et l’observe. On pourrait presque voir la figure du cinéaste en Rainer qui accompagne son personnage et le voit se déployer, au travers de son masque et son accent allemand.
BM : À l’origine, il y avait le désir de faire le portrait d’une barbare à travers les époques et les âges, avec ce concept assez particulier de « conte de la barbarie », où c’est la vieillesse qui tue sa propre jeunesse. J’ai plutôt regardé du côté de Max Ophüls pour le film, en tout cas c’est ma source, c’est Lola Montès. Je ne sais pas si vous l’avez vu ?
T : Oui !
BM : Donc c’est un film où cette courtisane se raconte depuis sa damnation qui est le cirque, avant de faire le grand saut. Et on voyage dans son histoire, accompagnée d’un monsieur loyal joué par Peter Ustinov. Et pour moi, le monsieur loyal, c’était mon Peter Ustinov, c’était Elina (Lowensöhn, ndlr) jouant Rainer. Mais c’est aussi la figure du démon, qui renvoie à une tradition du cinéma fantastique français, onirique et merveilleux, le film de diablerie quoi, que ça soit Jules Berry dans Les visiteurs du soir, Michel Simon dans La beauté du diable et même dans La belle et la bête. Ça renvoie à Faust aussi, que j’ai voulu retravailler dans ce film. Et Rainer, comme c’est un démon qui traverse le temps et les époques, il a un look intemporel… enfin assez contemporain. Il s’appelle Rainer, ce n’est pas pour rien, et même dans sa démarche, son blouson de cuir… après Fassbinder n’avait pas tout à fait le caractère de Rainer. En tout cas ça renvoie à ce personnage là, j’en ai fait aussi un photographe, à la fois de mode et de guerre, et on pourrait dire qu’il filme les corps de ces Conann, qu’il filme la mort au travail. Donc c‘est, c’est à la fois un double du cinéaste, mais c’est vraiment un démon, une figure magique et un peu de seconde zone qui va accompagner Conann, mais qui va finir par s’humaniser, au fur et à mesure qu’elle, se déshumanise.
T : Est ce que ce désir d’intégrer Rainer, un personnage exclu de l’histoire originale de Conann dans les comics ou le film, était un désir d’intégrer votre « actrice fétiche », Elina Lowensohn ?
BM : Alors je ne raisonne pas comme ça parce que j’aurais bien pu la distribuer ailleurs. Conann, à l’origine, ce sont des romans de Robert E. Howard, qui ont été adaptés en comics pour certains, et aussi au cinéma par John Millius. Mais avant les romans, il y avait une figure mythologique, qui était Conann avec deux « n », Conann Le Conquérant, qui était entouré d’entités et de créatures magiques, dont des démons à têtes de chiens. Donc je suis revenu à l’origine de la légende, quelque chose qui n’est présent ni dans les romans, ni dans les différentes adaptations. Je trouvais ça intéressant d’aller boire à la source, pour m’affranchir complètement de ce qui a été fait par ailleurs, parce que ce qui m’intéressait était cette traversée du temps et des époques.
Quand il a été question de distribuer les personnages, ça m’a tout de suite amusé de proposer à Elina de jouer Rainer, parce que déjà je savais qu’elle allait le faire à merveille, et qu’elle allait pouvoir à nouveau camper un personnage très très différent par rapport à ceux qu’elle avait fait jusqu’ici. C’est un jeu avec les actrices d’essayer de leur proposer des personnages qui diffèrent des précédents. Et je savais qu’elle pouvait vraiment jouer avec cette prothèse très fine faite par l’Atelier 69, mais qui tout de même est un masque. Et puis, dans notre première collaboration, je l’avais déjà masquée : c’était pour Boro In The Box, où elle avait une boîte sur la tête, donc c’était comme une continuité. Ce qui était intéressant avec ce personnage, c’est qu’il est secondaire, c’est l’accompagnateur… mais en réalité, il devient le personnage principal au fur et à mesure que le film se déploie. Parce que finalement les Conann passent et ne se ressemblent pas, mais lui a une évolution beaucoup plus fine.
T : Dans ce film, il y a beaucoup d’actrices. Dans la scène où il faut manger Conann, il y en a même 5 autres qui débarquent et jouent des artistes héritières de cette barbare ! Rainer tient une place particulière car elle est au second plan mais en réalité, c’est elle qui guide tout le monde…
BM : Et qui est en concurrence avec les artistes aussi !
T : Voilà ! Mais d’où vient cette scène ? des romans ? Elle paraît très contemporaine.
BM : Pas du tout ! Il ne reste rien des romans ! Peut-être la figure originelle du martyre de Conan : sa mère se fait tuer, il se venge, enfin voilà, on va dire que ça c’est la base… et basta quoi ! Et après il devient esclave et ça s’arrête là. Le premier moteur, c’est la vengeance de la mère tuée. Après, je prends un chemin différent, puisqu’elle va tomber amoureuse de celle dont elle doit se venger, et donc trahir sa propre vengeance, etc… Ensuite, j’ai laissé libre cours à mon imagination, de créer un crescendo dans le film et dans la barbarie, avec cette structure inattendue. Les gens ont vu beaucoup de films et voient beaucoup de séries, donc la structure narrative est quelque chose d’ultra usé… Je me suis demandé comment propulser des spectateurs dans un récit… et surprendre ! Qu’on ne puisse pas anticiper ce qui va arriver. Et je crois que c’est le cas avec les chemins que je fais prendre à ma Conann, notamment cette bifurcation dans le New York des années 1990 où elle décide de faire une pause, d’être amnésique, mais finalement son destin la rattrape, et après elle devient de plus en plus barbare, et son sommet quand elle a 45 ans et où elle devient cette cheffe militaire, sanguinolente.
J’ai essayé de pousser le curseur toujours plus loin. Je me suis dit : « maintenant qu’elle est là, quel est le comble de la perversité et de la barbarie ? ». Eh bien la barbarie, c’est d’empoisonner les arts, d’être quelqu’un d’extrêmement sympathique et chaleureux, mais qui va corrompre. Encore un degré supérieur, enfin on ne peut pas hiérarchiser les choses, mais c’était dans le raffinement de la saloperie. Et surtout, ça nous renvoie à notre époque, où finalement, on va pousser les artistes vers les mécènes en disant que l’argent public c’est fini, qu’il faut aller croquer du mécène, que ce sera formidable, qu’ils vont vous aider, qu’ils vous aiment. Et on ne peut pas prendre tous les argents, toutes les subventions de mécènes ne sont pas digestes. Conann est une mise-en-garde aux artistes qui seraient tentés d’aller prendre de l’argent sale, en se disant « on va tout digérer, nous, on va faire de l’art ». Non. Il y a quand même un danger qui nous guette : qu’on devienne nous même des barbares et que nos rapports aussi deviennent de plus en plus vénéneux. Donc c’est une parabole, une phrase, une fable qui renvoie à la société actuelle et ce qu’il en est des artistes.
T : Mais là où votre travail est aussi admirable, c’est que vous êtes passé au long, mais s’il faut faire un court-métrage, vous ferez un court métrage. Vous ne reniez pas cette forme. C’est un véritable plaisir d’avoir des artistes qui ne prennent pas le court métrage seulement comme un lancement de carrière. Nous avons eu l’occasion de voir vos deux ex-croissances de Conann (Nous les barbares et Rainer, a Vicious Dog in a Skull Valley, ndlr), et, s’il n’y avait pas eu besoin de les faire, ils n’auraient pas été faits. Quel rapport entretenez-vous aux court-métrages ? Vous en regardez ? Comment avez-vous pensé ces deux-là ?
BM : Pour moi, tout film et quelle que soit sa forme, est un film. Même les films de commande ou bien certains clips ont une puissance incroyable ! Il peut y avoir des essais minuscules d’animateur, d’une minute – je dis animateur parce que, dans l’animation, le rapport au court métrage n’est pas le même – qui sont absolument extraordinaires. Moi je prends tout, je ne hiérarchise pas. C’est sûr que l’industrie fait qu’on consomme du long, qu’on aura plus d’argent pour un long et moins pour un court. C’est plus usant de faire des court métrages. Mais c’est aussi un terrain d’expérimentation : je peux tester des choses, m’amuser, tourner… Un cinéaste qui ne tourne pas, ce n’est pas un cinéaste : c’est un auteur en attente de faire des films. Ce truc de salle d’attente était aussi quelque chose qui me pesait. J’avais besoin de faire, tout le temps. C’est pour ça que j’ai fait, et que je fais des courts. Alors là, ce qui était particulier pour Conann, c’est que c’est un vrai film de cinéma, que j’ai tourné au Luxembourg. Je l’ai pensé comme un « vrai film » j’ai envie de dire. Mais avant le film, j’ai eu une invitation de Philippe Quesne qui m’a proposé de venir faire un spectacle aux Amandiers à la fin de son mandat. Il y avait déjà eu avant moi Apichatpong Weerasethakul et Godard donc…
T : C’est pas mal !
BM : Et puis moi je l’avais fait comme une blague, j’avais dit – on ne se connaissait pas – que ça ne serait pas noble du tout. Je voulais le tester, alors j’ai dit « ce sera Conan la barbare ! », et puis ça l’a fait marrer, et il a annoncé ça dans la presse, en même temps que son départ. Il m’a dit « mais t’es pas obligé de faire ça, j’ai dit ça parce que ça me faisait rire » et j’ai répondu « bah non je vais faire ça ! ». Moi je tournais autour de ce film de succube, ça ne s’appelait pas encore Conann. Et cela a fini de sceller le concept du film. L’idée du spectacle c’était « En attendant Conann», et c’est ce qu’on voit dans Rainer (l’un des deux court métrages, ndlr). Le spectacle n’a pas eu lieu à cause de Covid mais j’avais commencé à le filmer, j’en ai une version de 16mm que je n’ai pas encore montée, elle sera l’objet d’un prochain film. Pas maintenant, je ne veux pas noyer les gens non plus… On s’est aussi servi de quelques décors qu’on avait construits aux Amandiers pour les amener au Luxembourg, dans cette usine de sidérurgie. Ce film est tout de même dans une économie relativement restreinte : on a tourné en 5 semaines, c’est un film à 2 millions.
J’ai tourné dans les restes de Conann un autre film, Nous les barbares, sur la damnation des actrices, qui se déploie aussi en Réalité Virtuelle . Je l’ai tourné en deux jours, à l’issue du tournage. Moi, je ne dis jamais « non » ; on me dit « tu veux faire ci ? », je dis « oui ! ». Et dans ce cas là je peux réutiliser les décors de Conann et recycler, prolonger l’expérience. Et c’est comme ça que j’ai fait ce chapelet de films. J’ai des ambitions qui sont assez visibles à l’écran, sur le papier ça fait flipper les producteurs. Mais on y arrive. On y arrive aussi avec cette discipline qui est de tourner en 35mm et de ne pas faire d’effets en post prod’, de tout faire au tournage. Après il y a des rapports d’échelles qui sont… J’ai pas encore vu Le règne animal, mais c’est un film à 16 millions d’euros, moi c’en est 2. Je peux faire 8 Conann et tenir 16 ans avec ce budget !
T : Justement ! On voit que l’argent est bien utilisé, et on pourrait même dire que trop d’argent pourrait tuer l’idée à la base. Il y a pleins de cinéastes qui…
BM : Oui enfin avec « trop d’argent » on se paie mieux. Moi j’aimerais avoir 16 millions d’euros pour faire…
T : Pour faire 8 films et pas seulement un ?
BM : Oui voilà ! Et 8 bons films, enfin, 8 films que j’espère bon… Je sais pas quoi dire moi, j’ai un vrai problème avec ça. On parle de dépenses et de films qui sont trop chers ou de la planète, et ce n’est pas effectif dans les budgets. Il y a de vrais problèmes de budgets que je trouve démesurés. Et forcément après, il y a une distribution démesurée qui se met en place aussi pour pallier à la démesure du budget. Mais je pense qu’un cinéaste, un bon technicien, est capable de faire des miracles, avec peu d’argent. C’est comme ça que je vois les choses. Mais, une fois de plus, l’art de dépenser aussi c’est…
T : C’est plaisant ?
BM : Oh oui c’est plaisant !
T : Vous avez utilisé le mot technicien, et je trouve qu’il est utilisé dans un sens noble, bien utilisé. Je vois l’inventivité du technicien. C’est à dire, que vous créez des images magnifiques en vous servant seulement du noir et blanc d’un canon à neige par exemple. Il fallait penser à…
BM : Ce n’est pas de la neige ! c’est trop cher la neige !
T : C’est du coton ?
BM : C’est des joncs ! Vous voyez les joncs là… les joncs marrons qu’on trouve… enfin les joncs quoi, qu’on trouve au bord des étangs. Quand vous écrasez ces joncs, il y a des petites particules blanches qui ne coûtent rien du tout
T : Bah voilà, c’est ça être technicien en fait !
BM : et je les ventile, et ça fait comme des tempêtes de neige. Et ça me coûte moins cher qu’un canon à neige.
T : Mais c’est exactement ça ! Ce sont typiquement des idées de techniciens dans son sens noble, alors qu’on aurait tendance à dire que « le technicien doit être au service du réalisateur ». Là, on a l’impression qu’il y a une âme de technicien chez toutes les personnes qui participent au film. Enfin c’est ça qui fait que vous utilisez bien l’argent, c’est être inventif sur le plateau…
BM : C’est bien d’être inventif, mais ce qu’il y a, c’est que je suis moi-même un technicien ! C’est-à-dire que je suis auteur de mes films, mais il y a en moi un technicien qui cadre, qui va trouver des idées de trucages, qui va solutionner. Et donc après, j’entraine mon équipe dans les idées que je peux avoir pour solutionner les choses. Après c’est une discussion, c’est une collaboration. Par exemple, à un moment donné, j’ai une scène de bataille. Je voulais qu’il y ait beaucoup de gens, mais j’avais un nombre limité de figurants. Habituellement, on utilise la rétroprojection avec des écrans qui projettent des images filmées au préalable. Ça peut aussi être des collages que je fais animer, mais là, j’ai décidé d’utiliser l’écran en projection directe, parallèlement à ce que je filmais en 35mm. J’avais quelqu’un avec une caméra vidéo qui filmait les gens, la bataille, mais aussi l’écran, ce qui créait une image écho. On avait triché les échelles si bien qu’il y avait une impression de démultiplication à l’infini des acteurs. C’est typiquement un effet du direct : ça ne coûte pas très cher à faire, c’est très très probant (il n’y a pas de fonds verts), et puis il peut y avoir de la fumée, ça va très vite. Ce sont des détournements d’effets techniques qui étaient utilisés à la télévision ou dans le cinéma expérimental, et que j’utilise moi pour en faire de la fiction et de la narration.
T : Mais est-ce-que dans ce dispositif en direct, il y a aussi le désir de ne pas du tout toucher ou retoucher les images, de remettre au centre l’instant présent ? que le moment en lui-même soit tout aussi important que le film à l’arrivée ?
BM : Oui ! C’est sacraliser le tournage. Et c’est pour ça aussi que tout le monde est concentré, qu’on atteint un état de grâce. Notamment les actrices, ça fait partie du conditionnement des acteurs : pour des actrices ou des acteurs, quand on fait un plan séquence, tous les effets sont faits en direct. C’est de la pellicule, on a droit à 3 ou 4 prises. Donc ça crée une tension sacrée par rapport au cinéma, et puis la pellicule qui avale tout ça, et qui, on espère, va bien le restituer. Ça crée une image chargée et pleine d’authenticité, de vérité. Parce que ma vérité à moi, c’est pas faire croire à un certain réalisme. On est au cinéma, on ne fait pas du documentaire, on est en train de reconstituer quelque chose. Donc ma réalité c’est être dans une image non trafiquée, dans une image du présent et que ce que les gens voient est vrai puisque je l’ai filmé tel quel.
T : Sur l’esthétique de vos films, ils font parfois penser à Métal Hurlant (magazine français spécialisé dans la science-fiction, ndlr), ou bien au travail de Moebius sur L’incal (bande dessinée écrite par Jodorowsky et dessinée par Moebius, ndlr). Est ce qu’il y a un rapport à la bande dessinée dans votre cinéma ? Dans la manière de faire vos films ?
BM : Il y a un rapport à toute cette imagerie, qui a nourri le cinéma. On pourrait presque voir Métal Hurlant comme un mouvement artistique, un prolongement du surréalisme, des surréalistes et des peintres symbolistes. Il y a à la fois toute l’école Gustave Moreau, William Blake… On pourrait dire que c’est plus du Druillet. Et puis il y a également le surréalisme, Max Ernst, l’idée du collage… On peut retrouver ça chez Moebius je trouve, notamment dans Le Garage Hermétique (série de bandes dessinées écrites et dessinées par Moebius, ndlr). Les débuts de Métal Hurlant, c’est un peu la digestion de tout ça et des lectures qu’ont pu en avoir les auteurs. On est dans le prolongement de cette esthétique là, je me suis nourri de ces bandes dessinées, mais aussi des ancêtres, de tous ces peintres et ces auteurs qui ont été des sources d’influences pour les auteurs de bandes dessinées. Donc, oui, c’est des esthétiques que je convoque, que je remanie…
T : Pourtant, avec Nous les barbares, il y a quand même ce fantasme de technicien de faire un enchaînement de quatre ou cinq plans séquences…
BM : Quatre !
T : C’est un film intéressant puisque pour une fois, vous vous concentrez exclusivement sur une technique. Était-ce un désir de faire « un film de plans séquences » ?
BM : Oui oui ! Je voulais créer un dispositif et que ces personnages se racontent, soient dans leur cycle infernal en plans séquences, en s’adressant à la caméra. Ce dispositif peut aussi être projeté dans un casque de VR, avec les quatres plans séquences autour de vous, qui démarrent en même temps. Il y a la même bande son musicale qui est synchronisée, c’est la même durée pour les quatre. Il peut être vu soit comme une installation dans un grand espace, soit dans un casque de VR, soit comme un court métrage avec quatre chapitres.
C’était aussi pour moi un moyen de donner aux actrices la possibilité d’aller à fond dans leur jeu, en sachant que c’étaient des plans séquences, donc très intenses. Imaginez ce parcours, avec tous les restes des décors que j’avais agencés pour créer le parcours et mettre en place les interactions ! Après c’est un faux plan séquence à chaque fois puisqu’il y a un point de bascule, mais c’est pour des raisons d’argent et de temps ! Chaque séquence se conclut par une fin où les acteurs sont couverts de sang de plein de choses…
T : De paillettes !
BM : De slime en fait. Après ce n’était qu’une seule prise pour Christophe Bier, il ne fallait vraiment pas la louper ! Ce que j’ai fait, c’est que j’ai tourné les débuts des plans séquences, enfin les trois quart, puisque c’est toujours la dernière minute ou les 30 dernières secondes, que je fais le raccord grâce à un effet stroboscopique. Dans la dernière partie, je vais salir le personnage, je vais tellement le souiller qu’on n’aura pas le temps de le démaquiller pour refaire tout le plan séquence. En gros j’ai tourné les 32 minutes en deux jours, c’était deux plans séquences par nuit ! C’était intense ! Et c’est la seule façon pour y arriver. Mais ça m’intéresse beaucoup de me donner de nouveaux challenges.
T : Comment dirigez-vous vos actrices à ce moment-là ? Vous êtes plutôt strict ou du genre à laisser se déployer au maximum la liberté ?
BM : Je suis très strict sur le texte ! On n’y touche pas sauf si pendant les répétitions, on sent qu’il y a des lourdeurs. Pendant le parcours, j’indique toutes les actions qu’il y a à faire et les attitudes, parce que c’est important d’avoir un cheminement. C’est des choses que je peux rectifier si je vois qu’il y a des trucs qui ne marchent pas. Je ne joue pas à la place des acteurs, mais j’ai besoin de vivre ce que vit le personnage. Donc avant de leur donner le truc à faire, je le fais moi-même, en disant « Il est là… Là tu vas te lever… Là tu vas regarder comme ça… ». Après voilà, elles sont super douées, donc elles trouvent le jeu. Et je réajuste ensuite en fonction de ce que j’entends et de ce que je vois. Mais ce sont des actrices qui arrivent à s’adapter à ma musique, à mon écriture qui est très particulière. Puisqu’on n’est pas dans un texte réaliste. Il est stylisé, le texte.
T : Vous auriez aimé faire jouer des actrices qui ne répondraient pas à ces demandes-là ? Ou des personnes avec qui vous aimeriez jouer mais pour qui ce serait compliqué ?
BM : Je ne sais pas. Si j’imagine que ce n’est pas possible qu’elles puissent répondre à ces critères de jeu, c’est qu’elles ne m’intéresseraient pas forcément en termes de jeu. Il peut y avoir des actrices ou des acteurs que je trouve formidables mais dont je sens la limite. C’est-à-dire que je sens que ce sont plus des personnages dans la vie, qu’ils vont jouer un tout petit peu tout le temps le même personnage. Mais, je vais être effectivement plus attiré par des acteurs et des actrices qui ont cette capacité à pouvoir jouer pleins de choses.
T : Qui choisiriez-vous si vous pouviez inviter n’importe quel acteur ou actrice dans votre cinéma ?
BM : Ohlala ! Mais c’est…
T : Trop compliqué comme question ?
BM : Ouais ! C’est vaste ! Autant parler des morts dans ce cas là !
T : Voilà ! Très bonne réponse !
BM : Romy Schneider par exemple…
T : Bien sûr !
BM : Elle me fascine. Piccoli aussi, que j’avais connu, mais à la fin. Il avait fait une voix-off pour moi. C’est quelqu’un qui disait : « la prochaine fois, on tourne un film ensemble ! », et il n’y a pas eu de prochaine fois parce qu’après il est tombé malade et il est mort. Mais ouais Piccoli, je le trouve absolument fascinant. Je pourrais en citer pleins. Delphine Seyrig… je suis super fan.
T : On a vu l’édition des Lèvres rouges dans votre bibliothèque ! Vous citez Piccoli certes, mais il y a quand même une prédominance parfaitement assumée de faire jouer un maximum d’actrices…
BM : J’ai quand même cité Seyrig et Schneider !
T : Il n’y a donc que Christophe Bier dans Conann, et dans After Blue un robot joué par un homme…
BM : Un robot qui était nonsexué…
T : Quand même !
BM : Ah non ! Il avait des seins, des tentacules, on ne savait pas… Une créature, voilà !
T : On peut être surpris de voir un homme dans votre cinéma…
BM : Christophe Bier jouait déjà le procureur dans Les garçons sauvages. Et il y avait aussi le capitaine. Mais là je l’ai pris en actrice ! J’ai demandé à Christophe Bier d’être une actrice, pas un acteur. Je lui ai dit « c’est l’actrice en toi qui m’intéresse, l’acteur… ça sera pour d’autres choses ! Je vais convoquer l’actrice, tu vas te travestir et chercher l’actrice en toi ». Ce que Christophe n’a pas de mal à faire : il a une actrice en lui, il à sa propre histoire, son rapport au travestissment. Mais c’était ça qui m’intéressait par rapport à lui, à elle, on pourrait dire, puisque c’était « elle » que j’allais chercher, c’était l’actrice. Et ne jamais être dans la caricature, dans quelque chose d’assez doux. J’avais plusieurs choses que je pouvais lui indiquer. Je lui parlais de Marguerite Duras : « Va chercher la Marguerite Duras qui est en toi ! », parce qu’il adore India Song. On n’est pas du tout dans la parodie, on est dans quelque chose de sincère, et de ressenti au premier degré, et de vécu comme tel. Donc voilà, ça s’est passé comme ça pour le personnage de Christophe.
Conann de Bertrand Mandico, sortie le 29 novembre dans les salles françaises.
Entretien réalisé à Paris le 10 octobre 2023
Par Nicolas Moreno et Arthur Duvoid
Retranscription : Arthur Duvoid