Dire sans faire

Critique | Les Filles vont bien, Itsaso Arana, 2023

Lorsqu’on voit, dans les premières scènes des Filles vont Bien, cinq jeunes femmes arriver à la campagne, isolées du reste du monde, et définissant l’espace qui servira de cadre à ce qu’on s’apprête à voir, on ne peut qu’être enthousiaste. C’est la promesse d’un cinéma organique, spontané, et c’est pour nous spectateurs et spectatrices l’espoir de capter des bribes de vie de ce groupe, de cet écosystème autarcique. Problème : Itsaso Arana n’a pas cette intention : elle voit cette communauté comme un prétexte à dire des choses, évoquer les thèmes qu’elle souhaite aborder. Et appréhende donc la chose à l’envers, si on estime qu’un groupe est d’abord une entité qui cohabite, investit un espace puis, éventuellement, se dit des choses profondes ou non, pertinentes ou non, réfléchies ou non.

On comprend vite que le film est surtout une mise en abyme de la démarche de la réalisatrice, qui incarne ici la metteuse en scène d’une pièce de théâtre en train d’être répétée par ce groupe de femmes. En installant ce parallèle entre le théâtre (sujet de la fiction) et le film (le rendu final), l’interprète d’Eva en Aout propose surtout une profession de foi dissonante de son passage derrière la caméra. Et laisse se brouiller la frontière entre ces deux lignes directrices, au point que les interprètes gardent leur véritable nom à l’écran.

Double casquette

Ces deux axes infusent toutefois une réflexion comparative entre les deux arts, via la figure d’Itsaso Arana : le théâtre nécessiterait un contrôle millimétré par sa metteuse en scène, quand le cinéma aurait davantage la possibilité de regarder et capter. Sauf que le film ne prolonge pas cette idée dans sa mise en scène et on ne verra quasiment jamais Itsaso dans son rôle (fictif, donc) de metteuse en scène – à l’exception d’une scène très fine où les comédiennes passent tour à tour devant la caméra, sans cut, pour se présenter, rappelant la pertinence du choix d’avoir conservé leurs prénoms. À la place, elle garde la caméra et filme ses personnages, toujours par deux, trois (ou plus) pendant les deux premiers tiers du film, puis isolés.

Ce qui s’annonçait comme une finesse de mise en scène (faire du nombre de personnages dans le plan le principal marqueur narratif) révèle en fait tous les écueils dans lesquels tombe l’apprentie-cinéaste. Elle semble filmer innocemment ses actrices en attendant qu’elles lui donnent de la matière, mais son écriture trahit une déformation du réel qui annihile ce procédé. Les dialogues écrits enchaînent les grands thèmes : les angoisses, l’amour, les relations, et surtout, donc, le cinéma et le théâtre. La réalisatrice fait pour cela dire à ses personnages ce qu’elle veut qu’on retienne de sa vision du cinéma, nous donne sa recette, que l’on doit à peu près comprendre en mettant bout à bout les phrases énoncées au fil du film. « C’est dur de jouer des rôles qui ont moins de vécu que soi » ; « on m’a jamais autant demandé si j’allais bien sur un tournage », etc.

…et sur-présence

La vie du groupe s’efface ainsi au profit d’un manuel conçu par et pour la cinéaste, à de nombreuses occasions au travers de scènes où s’entremêlent répliques théâtrales et discussions personnelles. Tout ça reste téléguidé par la cheffe d’orchestre, qui impose un standard à ce que disent les personnages : il faut que cela semble suffisamment épais pour donner au spectateur la sensation d’être face à un geste réflexif, alors qu’il est en réalité largement didactique.

Le segment final porte ce didactisme à l’extrême. S’y enchaînent des scènes montrant des coups de téléphone, d’abord d’une jeune femme au répondeur de celui qu’elle aime d’une passion unilatérale, puis d’une fille à sa mère. Dans ces deux moments où les oratrices expriment leur nervosité en faisant les cent pas, la caméra les suit, rigoureusement, hurlant l’envie de capter l’authenticité d’un moment et étouffant précisément par cette mobilité de la caméra ce qui en fait l’essence. La sincérité dans la nervosité s’efface au profit de l’impression que les actrices suivent un parcours, un tracé, contrôlé. Car à ce stade du film où l’autoreprésentation de la cinéaste est devenue depuis bien longtemps le fil rouge, on ne peut plus ne plus voir l’ombre d’Itsaso Arana derrière la caméra, dans chaque plan.

Les maladresses des Filles vont bien rendent alors justice à ce que le film nous force le plus à retenir, la confrontation difficile entre le déroulé idéal (et donc fantasmé) de la construction d’un film et sa mise en pratique. Mais au milieu des assertions théoriques qui jalonnent les 90 minutes, on aura bien du mal à se convaincre que ce conflit est le véritable objet auquel s’intéresse l’apprentie-cinéaste.

Les Filles vont bien d’Itsaso Arana, sortie le 29 novembre 2023