Entretien avec Lola Quivoron et Antonia Buresi, réalisatrice et actrice du film Rodéo
Sorti dans les salles françaises mercredi 7 septembre, Rodéo est un film d’une énergie rare. Loin de tous les clichés véhiculés à son sujet, il s’intéresse aux gens qui peuplent ces groupes sociaux, aux mécanismes qui s’y jouent, et captive en offrant un nouveau rapport à un réel méconnu, un terrain vierge dans les yeux du spectateur. Nous avons rencontré sa réalisatrice, Lola Quivoron, ainsi que la co-scénariste et comédienne Antonia Buresi, en nous intéressant aux thèmes du film, à sa production, à sa mise en scène. Car ce film est beaucoup plus riche que ce qu’une partie de l’espace public veut bien faire croire, et jamais, chez Tsounami, nous n’accorderons quelconque crédit à celles et ceux qui se croient suffisamment omniscients pour dresser des procès d’intention aveugles et hors propos à des films qu’ils n’ont même pas cherché à voir.
Tsounami : Nous avons beaucoup apprécié, à Tsounami, le fait que Rodéo ne parle pas seulement de la pratique du cross-bitume mais aussi et surtout des gens qui composent ce milieu comme un vrai groupe social. Qu’est-ce qui vous a le plus intéressé dans ce monde-là, dans cette marginalité-là ?
Lola Quivoron : C’est vrai que c’est une pratique assez méconnue parce qu’effectivement très marginale. Ce qui m’a frappée dans ce milieu que j’ai découvert il y a 7 ans, c’est la passion qui circule de rider en rider. J’ai commencé à fréquenter une ligne[1] en étant invitée par Pac, le grand parrain du Dirty Riderz Crew (DRC). Le DRC est la plus grande communauté de cross-bitume en France. Ils sont structurés en association, possèdent un garage dans le 13ème arrondissement de Paris et, en tous cas depuis que je les connais, se retrouvent presque tous les week-ends sur des lignes désaffectées et sans circulation où ils s’entraînent à la pratique de ce qu’ils appellent aussi la bikelife. On entend vraiment l’idée de passion dans le terme de bikelife : c’est une vie dédiée aux deux-roues, à la bécane. Ça concerne le moto-cross, le quad aussi, mais le scooter par contre n’en fait pas du tout partie. Ce qui m’a frappée quand je suis arrivée, c’est l’énergie qu’ils mettent pour trouver des motos, les acheter, en prendre soin. La bécane est complètement fétichisée. Du moment où ils arrivent en camion sur la ligne jusqu’au coucher du soleil, ils crament[2], sans s’arrêter, on ressent une décharge pulsionnelle et cathartique. Il y a cette idée de vider quelque chose qu’on a en soi, comme on vide son réservoir d’essence. La plupart des gens viennent de milieux difficiles, de quartiers populaires bien que la pratique connaisse aujourd’hui un essor qui brouille les cartes sociologiques et amène plus de diversité. Il y a aussi plus de femmes, même si elles restent assez rares. Quand je suis tombée dans ce milieu en 2015 donc, je n’en ai jamais lâché l’exploration, je suis devenue de plus en plus curieuse, et ils m’ont transmis leur passion.
T : Tu as donc été invitée dans leur univers mais tu n’y es pas entrée comme une cinéaste qui avait tout de suite l’intention d’en faire un film…
LQ : J’avais déjà croisé des jeunes qui roulaient en bécane dans le quartier où j’ai grandi, mais c’est en tombant sur un article de Vice que je découvre les premiers codes de la pratique, les lignes… le texte avait été écrit par un photoreporter (issu de la street photographie), et soulignait surtout l’existence de communautés. C’est ce qui a capté mon intention, je reconnaissais quelque chose que j’avais déjà vu. Entre ce que j’avais vu en étant jeune, dans les années 1990-2000, et 2015, la pratique avait eu le temps de se solidifier et de s’organiser, autour de piliers comme Pac que j’ai donc contacté grâce à l’article de Vice. Il me fait venir sur la route et à ce moment-là, je n’ai que mon appareil photo sous le bras. Je regarde, il y a un barbecue, je parle beaucoup, je suis très impressionnée. On m’intègre très vite dans la « famille », ils sont très avides de partager leur passion, de raconter et de défendre leur expérience d’une pratique mal vue. Dès que des journalistes ou simplement des curieux viennent s’intéresser à leur monde, un lien de partage se crée automatiquement.
T : Et donc comment, sur cette base documentaire, naît la fiction ?
LQ : Il m’a suffi de revenir 2-3 fois sur la ligne pour y voir un terrain cinématographique incroyable. C’est d’ailleurs une des premières scènes du film, où l’on voit tout un groupe de bikers cramer ensemble sur une ligne, et c’est la pratique de la bikelife que je connais le mieux. A cette époque, je devais écrire mon film de fin d’études pour la FEMIS, et j’ai décidé d’écrire pour Akro, un jeune rider rencontré sur les lignes[3]. Beaucoup de membres du noyau du DRC ont joué dans le film, dont Pac. C’était la première étape dans l’écriture de la fiction. Ce milieu est construit sur beaucoup de mythologies, on peut y projeter beaucoup de choses, des choses qu’eux-mêmes projettent : on parlait de catharsis, de partage, de famille, c’est comme ça qu’ils racontent leur vie. Puis en tant que cinéaste, on pense aux westerns, à La Chevauchée Fantastique (John Ford, 1939), les systèmes d’identification sont très forts et permettent de rêver la bikelife au cinéma. Il y a eu un clip, après Au loin, Baltimore, qui s’appelle Androgyne[4], où l’on voit une procession funéraire de riders qui ont perdu l’un des leurs. Enfin un autre film que j’ai fait entièrement seule, Ca brûle. Et dans celui-là, je donne à un rider avec lequel je suis devenu amie un rôle qui n’a rien à voir avec ce qu’il fait sur la route. Puis Rodéo est venu, a grandi au milieu de ces films pendant ses 4 ans d’écriture. Antonia y a participé, je l’ai faite venir sur les lignes d’entraînement, rencontrer tout le groupe.
T : Comment as-tu appréhendé, après avoir filmé plusieurs fois cet univers que tu connaissais désormais très bien, le passage au cinéma ?
LQ : En fait pour moi, il y a trois éléments fondamentaux dans l’écriture. Il y a évidemment cette exploration documentaire qui fait tenir le scénario et à laquelle je m’accroche depuis 2015. Il y a l’être humain que je suis aujourd’hui qui s’est à la fois déconstruit et construit politiquement. Qu’est-ce qu’avoir un corps féminin, comment faire quand on ne s’identifie pas aux représentations du masculin et du féminin… je suis homosexuelle, ce qui appelle naturellement à se construire politiquement. Je cite souvent Un appartement sur Uranus de Paul B. Preciado, qui m’a beaucoup influencée et aussi donc beaucoup influencé l’écriture. Comme les théories philosophiques de Geoffroy de Lagasnerie ou de Didier Eribon. Ce sont de vrais piliers qui me permettent d’approfondir ma propre pensée. Et donc pour revenir à Rodéo, le troisième élément a été la rencontre avec Julie Ledru, qui joue le personnage de Julia, en 2019. J’aime beaucoup écrire par rapport au réel, le rencontrer dans une forme de dialectique pour approcher une forme de vérité. Mais là, c’était difficile. Ce personnage féminin de rideuse, je ne le rencontrais pas sur les routes. La rencontre avec Julie a été à ce moment un vrai miracle, elle est venue remplir les contours du personnage que j’étais en train de dessiner et qui était encore flou. Et puis je l’ai tellement vue incarner ce personnage que je lui ai proposé le rôle.
T : Le personnage aurait été radicalement différent sans cette rencontre…
LQ : Au tout début, le personnage que je commençais à écrire était masculin, mais est devenu féminin bien avant Julie. Quand je l’ai rencontrée, j’ai tout de suite voulu instaurer un rapport de transparence, car l’écueil du cinéma est cette faculté à créer un rapport de domination. Je voulais éviter le : « Tiens, je vais faire un film sur toi ! » Elle a donné toute sa consistance au personnage mais ne l’a pas non plus créé.
T : Comment est perçue une caméra de cinéma lorsqu’on est un groupe de riders ? Est-elle plutôt un médium reçu avec enthousiasme pour partager ce qu’on est et ce qu’on fait ? Craint-on une démarche presque voyeuriste ?
LQ : J’ai avec les riders un rapport de confiance énorme, ce sont devenus des amis. Alors quand j’écris Rodéo, ils savent déjà comment mon point de vue va se dessiner, j’ai déjà travaillé avec eux. Julie ne fait pas partie de cette même bande : quand je la rencontre, elle est isolée, et c’est d’ailleurs ça qui me frappe et me bouleverse. C’est une personnalité très seule qui s’est construite dans la souffrance, a connu énormément de violence et de colère. Elle traînait avec des garçons mais surtout avec son frère, et s’est mise à la bécane justement pour décharger des choses de cette colère. Quand je la rencontre donc, elle sait qu’un film se prépare, qu’il est en train d’être écrit mais pas du tout terminé, et elle accepte de donner des éléments de son expérience personnelle pour m’aider à écrire. Je suis encore très loin de lui proposer le rôle. Mais j’ai senti qu’on s’était tellement plu toutes les deux, dans une forme de reconnaissance réciproque. A tel point que j’ai appelé Antonia à la sortie du rendez-vous en lui disant : « c’est le film ». Cette rencontre est un miracle. Et j’ai mis du temps à en prendre la mesure et à comprendre que Julie allait incarner le personnage. Charles, le producteur, la voyait se filmer sur les réseaux sociaux avec sa moto dans sa chambre, bouteille de rhum posée à côté et c’est lui qui m’a encouragé à la revoir, quand je butais encore sur des éléments de scénario. Il voyait le personnage en Julie. Je l’ai revue, je lui ai proposé le rôle et j’ai fini le scénario en écrivant pour elle.
T : Comment s’est faite la transition entre personnage et actrice ?
LQ : Antonia l’a beaucoup aidée, elle est performeuse, travaille beaucoup au théâtre et au cinéma, connaît très bien son corps. Il fallait surtout lui faire prendre conscience que son corps était un outil de travail et stimuler en elle toute cette énergie.
Antonia Buresi : Il fallait explorer le rapport nouveau de Julie et de tout le groupe, qui n’avait bien sûr jamais joué, au cinéma. C’était très important pendant tout le processus de questionner les représentations, les imaginaires. Mais après, quand on sollicite des gens qui sont véritablement dans la pratique et ont donc une frontière très ténue entre la fiction et le documentaire, il faut travailler le côté acteur, incarnation, recherche du point de vue imaginaire et construction de la fiction. Et surtout, le fait de jouer quelque chose d’écrit permettait d’identifier les personnages, que ce ne soit pas seulement une communauté de riders uniformes pris pour l’image qu’ils renverraient. C’était encore plus complexe avec Julie. Comme elle allait être la force motrice du film, il fallait qu’on puisse la mettre en contact avec beaucoup d’outils d’improvisation, de jeu, et de tout ce qui pourrait lui servir à la projection du personnage. Il fallait qu’elle arrive à le décoller de sa propre expérience et qu’elle trouve du plaisir dans le jeu. Ça nécessite, comme on fait beaucoup au théâtre et malheureusement pas assez au cinéma, un travail d’autonomie d’acteurs. Il y a une disponibilité à trouver par rapport au corps qui est particulière, une compréhension de la mobilité… il fallait la préparer à ça. C’est un vrai personnage de fiction, c’est ça qui est beau, cet entrelacs entre la part documentaire injectée et l’envol de la fiction. Julie n’est pas Julia, et inversement, Julie devait devenir Julia à travers le jeu et notre rôle était de la guider. Je crois qu’elle s’en est très bien sortie…
T : Ce qui m’a intéressé dans le film et dans son écriture, c’est la façon dont le personnage de Julia donne un virage féministe au scénario au-delà de la bikelife : elle incarne l’idée de lutte permanente d’une femme dans les milieux sociaux notamment urbains. Comment avez-vous cherché à questionner ces rapports ?
LQ : On en parlait dès le début, le film peut être perçu comme politique aussi parce qu’il amène la place de la femme dans un univers masculin. Mais pas que : on voit un univers fait de magouilles, piloté par Domino[5], une forme de capitalisme où on doit être flexible, disponible, performant selon les normes du groupe, ce milieu est un reflet du monde assez violent. J’ai toujours été intéressée par les milieux masculins, c’est certainement lié au fait que j’ai mis du temps à vraiment comprendre ce que le corps avait de différent, ce qu’il renvoyait de différent dans la société, à comprendre les différences de traitement liées à mon corps féminin. J’ai exploré un stand de tir, un stand d’entraînement de chiens d’attaque (pour faire des films pour la FEMIS notamment), des milieux ultra majoritairement masculins. C’est aussi comprendre comment ces milieux fonctionnent sans les femmes, il n’y a pas de femme, pourquoi ? Très vite, ce qui est intéressant, c’est d’observer la réalité : nous sommes confrontés à des clichés ou à des aprioris donnés par le réel, qui ont tendance à se tordre, parfois par le simple fait de ma présence. J’ai rencontré une femme sur un stand de tir, Sandra, qui amenait une étrangeté dans le fonctionnement de cet espace. Chaque exploration de ces milieux masculins est une façon de travailler le regard et le point de vue. Comment suis-je perçue, comment je perçois les choses ? Je veux questionner la différence et les stéréotypes liés à cette différence. Du point de vue de la narration, il y a déjà une grande part de fiction dans l’imagination d’un personnage féminin dans un milieu masculin, ça crée forcément un imaginaire, ça crée une friction, une étrangeté.
T : Donc le personnage de Julia n’est presque pas « réaliste » ?
LQ : Exactement, il n’est « presque » pas réaliste. J’ai pu rencontrer des femmes sur les routes mais généralement, elles traversent le milieu comme des comètes, un peu comme Julia dans le film finalement. Elles ne tiennent pas le cap, je pense que c’est trop difficile de s’imposer dans l’ordre établi masculin. C’est difficile car un rapport de confiance s’établit : les femmes doivent absolument être là, tout de suite, prouver tout de suite ce qu’elles savent faire. Elles évoluent au milieu d’aprioris, d’une honte à exprimer les choses. Quand on tombe en étant une femme, dans les yeux des autres, c’est pire que quand on est un homme. Il y a une grande forme de fracture.
AB : Et puis au-delà du fait que ce soit une femme, et que le fait de sa présence dérègle ou questionne le fonctionnement de ce milieu masculin, le personnage de Julia échappe toujours à une forme d’encodage, de grille de lecture. Elle a une autonomie, une indépendance politique par rapport aux catégories qu’elle dérobe en permanence, elle utilise parfois le truchement pour être liée à un stéréotype de genre et pouvoir mieux tromper les gens qu’elle vole… elle a une sorte de fluidité de circulation entre tout ça qui désarçonne. Elle met en branle tout un réseau de croyances dans sa quête d’absolu, c’est un OVNI dans la lecture normée des rôles, elle a ce pouvoir un peu transcendant.
LQ : Et elle est toujours en train de se battre pour sa place, toujours renvoyée au fait que c’est une femme, racisée, on l’appelle constamment « la tismé »… elle est toujours en lutte contre les stigmates. Ce qui m’intéressait aussi, c’était de faire le portrait de cette héroïne-là parce que pour moi ce corps, de femme, c’est un corps abîmé par toutes ces assignations, par tous ces clichés. C’est un corps qui a du mal à s’épanouir, à gagner en puissance, j’avais envie de faire un film qui raconte cette prise de pouvoir, cet appel de puissance du corps féminin.
T : C’est aussi comme ça que je vois la fin du film : le fait qu’elle meurt par le feu après avoir été agressée à l’essence plus tôt dans l’histoire m’a donné la sensation que quoi que ce personnage fasse, quels que soient ses efforts, elle ne peut jamais se départir de la menace inhérente à sa condition de femme. Comme si c’était cette même essence qui s’enflammait.
AB : C’est une projection intéressante, qui s’associe à ce que je peux y voir. Il y a quand même un décollement du réel, une part de fantastique dans cet embrasement, mais aussi l’incandescence dont elle brûle tout au long du film qui vient la déplacer du monde. Et en même temps, ce spectre qui s’en sépare trace un nouveau champ des possibles. Ce n’est pas une mort réaliste, brutale qui signerait une fin, c’est plutôt annonciateur de ce qu’elle porte en tant qu’être subjectif…
LQ : Et l’idée du phénix aussi, une forme d’éternité s’ouvre devant ce personnage.
AB : Et la colère qui la consume… c’est un peu tout ce réseau qui est mis en œuvre. Et la fenêtre fantastique permet de libérer le champ de l’imaginaire.
T : Pour revenir à la question de la féminité et de la friction qu’elle génère : le personnage de Domino est tenu hors champ, ce qui fait que c’est le personnage d’Ophélie[6] qui en est la projection à l’image. Comment permet-elle de donner un point de dialogue à Julia, sans quoi elle aurait uniquement intériorisé la conflictualité liée à sa féminité ?
LQ : Effectivement, le personnage de Julia reste assez opaque, et son rapport au monde et aux autres génère beaucoup de violence. Elle reçoit des coups, mais elle en donne aussi. Comme elle est assez opaque, on reste dans son intériorité, donc une des manières de raconter dans le film le féminisme et l’idée de l’émancipation féminine sera le personnage d’Ophélie, qui est l’exact contraire de Julia. Ophélie est enfermée par Domino dans une forme de déterminisme où elle ne se rend pas compte de ce qui se joue…
T : Elle est enfermée par l’enfermé.
AB : Elle est en retrait du monde pour soutenir l’incarcération de son mari.
LQ : Et Julia est un personnage sans freins, en pleine vitesse, qui ne connaît pas l’enfermement. Dès qu’on la tient, elle veut péter les murs. Donc la rencontre entre ces deux personnages raconte soudain un nouvel horizon qui s’offre à Ophélie.
AB : Ce qu’on peut retenir du comportement de Julia face aux riders et même en général, c’est une compréhension des rapports de domination qui sont en train de se jouer. Alors ce qui se joue entre ces deux femmes qu’a priori tout oppose, est assez inattendu : il y a un terrain de reconnaissance, un début de délivrance, mais aussi de trouble. Là encore, c’est un enjeu qui ne se résout pas. Je trouve beau de laisser dans ce personnage d’Ophélie qui pourtant a tous les attributs féminins instinctifs (cheveux longs, bijoux, maternité, domesticité…) une vulnérabilité à la tornade Julia. C’est un pouvoir supplémentaire que cette dernière a, des rapports se créent sur son passage, elle ne fait pas que « tout cramer », dans tous les sens du terme.
T : Et le revers de cette pièce est quand même présent, ce contact unique est perdu à la fin directement à cause de ces rapports de domination. Ça pose une brique supplémentaire à l’édifice politique qui traverse le film du début à la fin.
LQ : C’est un film sur le regard, parce qu’on voit le monde à travers ce corps féminin qu’est Julia et qui peine à trouver sa place. La question du regard est très dialectisée dans le film. Je tenais à mettre en avant le regard de Kaïs[7], et surtout le fait que Julia accepte ce regard posé sur elle. Car c’est le premier à le faire de façon bienveillante, avant Ophélie. C’est aussi un film sur des systèmes de pouvoir, quand je disais que j’aimais observer les mondes masculins, j’aime l’idée d’observer un système normé. La première généralité est le corps masculin omniprésent, mais moi je veux observer comment il se déplace. Cette friction-là crée de la fiction. Dans le film, on voit bien les systèmes de normes et de pouvoir qui sont à l’œuvre, comment les personnages s’en débattent. J’ai tenu à ce que chaque personnage porte en lui une forme de vérité complexe qui leur permet d’évoluer dans le scénario. Junior au début du film existe par une grande violence et un ego surdimensionné, notamment envers Julia. Puis on se rend compte non seulement que ce n’est pas lui qui en a après Julia, mais on le voit aussi offrir une moto à sa sœur… c’est l’exemple que je cite tout le temps pour raconter l’importance des mouvements d’un personnage. Dans la vie on ne reste jamais à la même place, physiquement comme mentalement. Tout comme d’une interview à l’autre je peux approfondir certaines choses, me rétracter sur d’autres. Dans ce chaos d’images, de gros plans, j’ai envie de raconter la pensée qui bouge. Le seul plan fixe du film est celui de la mort et ce n’est pas un hasard : pour moi, le plan fixe représente l’idée de cristalliser des choses. Je veux tout le temps dévoiler, faire tomber les masques.
T : Justement ce mouvement rend les gens que tu filmes humain, ce qui te permet dans un second temps d’amener la bikelife dans le débat, de générer par ton film des espaces de débat contradictoire, chose qui n’aurait pas été possible en ne posant qu’une caméra documentaire devant ces groupes d’individus…
LQ : La fiction permet la complexité. Ce n’est ni un reportage, ni un documentaire. Le monde est complexe mais le débat public l’est de moins en moins, la superficialité, la binarité, la polarisation, tout ça rassure les gens. La fiction est le seul endroit qu’il me reste pour amener cette profondeur, pour être bien dans le monde.
AB : Je dirais aussi qu’humaniser, c’est rendre la subjectivité ou la contradiction que chacun apporte, en tous cas comme dit Lola, un champ de profondeur. Ils doivent exister comme personnages. Quand on entend des gens qui n’ont pas vu le film dire que c’est une apologie des rodéos urbains alors qu’il n’y a pas un seul plan avec un policier, ça donne un bon état des lieux de notre époque, ce sont des polémiques infondées. C’est aussi simple que ça.
Rodéo réalisé par Lola Quivoron, en salles depuis le 7 septembre 2022.
Propos recueillis par Charles Thierry