Saeed Roustaee : « Même si c’est une fiction… »

Entretien avec Saeed Roustaee, réalisateur de Leila et ses frères

Jeudi 7 juillet 2022, une chambre des jardins du Faubourg, dans le huitième arrondissement de Paris. Saeed Roustaee était de passage à Paris pour la promotion de son dernier film, Leila et ses frères, présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes et injustement reparti bredouille. Nous sommes quatre médias à rencontrer le réalisateur en même temps, pour une courte durée et accompagnée d’une traductrice. Les questions étaient libres mais la sensibilité politique de la situation dans son pays natal, l’Iran, l’empêchent sans doute d’approfondir des sujets que nous voyons être chers à ses yeux. Voici la retranscription de cet entretien. Les questions posées par la rédaction de Tsounami sont spécifiquement mentionnées et en gras dans le texte. 

Presse : Avec Leila et ses frères, vous vous essayez à un genre difficile, la fresque familiale. Quelles ont été vos inspirations pour le scénario ? En voyant le film, on pense à Rocco et ses frères (Luchino Visconti, 1960), au Parrain II (Francis Ford Coppola, 1974) et même à une certaine filiation avec votre confrère Asghar Farhadi avec des films comme Le client (2016) et Une séparation (2011).

Saeed Roustaee : Bien sûr j’adore Rocco et ses frères, bien évidemment qu’on arrive à faire un rapprochement avec Le Parrain parce qu’il y a une histoire de parrain dans mon film ; bon après, pour les autres, pour Le client, je ne suis pas sûr, je n’ai pas été influencé par ce film car mon scénario était écrit avant que l’autre film se fasse. En revanche, je dois dire que le cinéma iranien est un continuum, et je me positionne dans ce continuum là, nous avons une histoire du cinéma iranien importante, ce qui n’est pas le cas dans le reste de la région. La culture, cinématographie particulièrement, avec des cinéastes extrêmement connus dans le monde, avec chaque année plusieurs films remarquables, je me place dans le continuum de cela, dans le courant de l’histoire du cinéma iranien.

Presse : Avec vos deux précédents films, Life and a Day (2016) et La loi de Téhéran (2021)…

La traductrice l’interrompt : vous avez vu le premier ?

Presse (embarassée) : oui, sur Internet…

Saeed Roustaee : En Iran, on regarde les films iraniens sur Internet également !

Presse : Donc dans vos films, on retrouve certains acteurs, et vous avez écrit le scénario de Leila et ses frères il y a longtemps. Le film commence par une scène de grande ampleur où l’on voit la mise en arrêt des usines avec des mouvements de foule et de l’action, on se méprend car on pense que l’on va voir un thriller comme La loi de Téhéran, et après, le film se recentre sur le drame familial. Et là, c’est beaucoup plus proche de Life and a Day, avec même une scène de la famille qui se fait photographier, un personnage qui s’appelle Leila… Comment se situe votre nouveau film par rapport aux deux précédents, construisez-vous votre filmographie comme un grand ensemble ?

Saeed Roustaee : En fait mon genre de cinéma préféré, c’est celui de mon premier film et de Leila et ses frères en fait. Après, La loi de Téhéran, c’est aussi un film de famille pour moi. On l’a qualifié de polar, mais je ne suis pas tout à fait d’accord et je n’aime pas trop ces appellations là parce que cela lui donnerait une marque de fabrique que je n’aimerais pas lui donner. Alors est-ce une trilogie ? Moi je ne l’ai pas réfléchi comme ça. Ce qui est sûr, c’est que je savais quand j’étais en train de faire mon premier film que je ferai La loi de Téhéran, et avant que je fasse La loi de Téhéran, je savais que mon troisième film serait Leila et ses frères. Je l’ai réfléchi comme ça, et pas en fonction du genre, de sa labellisation. Si un sens particulier se dégage des films mis les uns à côté des autres, ce n’est pas mon affaire. Moi j’ai écrit l’histoire que j’aimais, mais c’est l’histoire qui m’intéresse. Au moment du tournage, je disais aux acteurs et aux actrices de ne pas penser aux autres films, que ce n’est pas grave si l’on y fait référence, on peut faire des mises en abîme, des références à mon premier film.

Tsounami : Merci beaucoup pour votre film, que j’ai beaucoup aimé. Je note particulièrement deux scènes, celle du mariage où l’un des frères danse alors que son frère prend connaissance d’une information qui change le cours du récit, mise en comparaison avec la scène finale. Cette fois, le frère prend connaissance d’une information, il est le seul à savoir, et puis Leila apprend à son tour. Comment avez-vous travaillé ces scènes, et par extension, leur durée ? car le film est long, et c’est bien de ces espaces que l’on a le temps d’observer que vient la force du film selon moi.

Saeed Roustaee : J’aime beaucoup vos questions. Ces deux séquences, en fait, c’est vrai que celle-ci est la réponse de celle-là. Car dans la scène du mariage, ils vont tous danser avec le père (je l’ai même coupé car la scène était trop longue après) parce que le père va demander à chacun de ses enfants de danser avec lui. Et Alireza (Navid Mohammadzadeh) est alors le seul qui ne danse pas à côté d’eux car il n’est pas extravagant, il n’aime pas se mettre en scène. Dans la dernière scène du film par contre, c’est une réponse : finalement, il dansera pour son père car il ne l’a pas fait durant le mariage. Je l’avais écrit en tant que réponse sur le scénario. Pour la durée de mes scènes… dans les romans, on a tout le temps nécessaire pour parler d’un personnage, d’un instant. On a des pages et des pages… Ce n’est pas les exploitants en salle qui doivent me dicter combien de minutes doit durer mon film, et s’il y a un spectateur, soit on est sérieux et cinéphiles, soit on vient juste pour se divertir et on regarde la télévision, on va à la foire. Donc si on est sérieux pour visionner des films, il faut en payer le prix : parfois en tant qu’artiste, peut-être que j’aimerais pas voir autant de films, lire autant de livres, me rendre autant au théâtre. Mais je le fais parce que c’est important, parce que je dois le faire. Donc la durée d’une scène, c’est le prix à payer. Je ne cherche pas la longueur pour elle-même, c’est parce que j’en ai besoin pour dire tout ce que j’ai à dire, l’essence de ce récit devait être mise à nu. Ça aurait pu être plus court, mais c’est ce temps là qu’il me fallait pour le dire, et donc parfois il faut supporter qu’un film soit long.

Presse : le tournage s’est sans doute passé durant la crise du covid-19. Comment cela s’est passé ?

Saeed Roustaee : C’était très difficile, et c’est pour cela que le tournage a duré cinq mois. On a essayé de respecter tous les protocoles sanitaires, on a fait attention et j’espère qu’on a bien fait…

Presse : concernant l’actrice principale, Taraneh Allidosuti, elle réalise une interprétation exceptionnelle de Leila. J’ai ressenti du Delon et du Pacino dans son jeu. Elle réussit à être tour à tour émouvante, forte, désarmante. C’est même la seule, alors qu’elle est la plus pragmatique, à s’autoriser l’émotion, de l’espoir, comme dans la scène sur la terrasse quand elle décrit la vie qu’elle aurait aimé avoir, ou à l’aéroport… Comment avez-vous travaillé avec elle, seul personnage à passer par toutes les émotions contrairement aux autres, bien plus monolithiques ?

Saeed Roustaee : On ne peut pas dire que les autres personnages sont unidimensionnels. La chose est qu’on a fait plus pour le personnage de Leila, on la montre plus dans différentes postures émotionnelles et décisionnelles. C’est impossible d’être unidimensionnels… on est juste pas toujours heureux, on peut être en colère puis avoir un moment de joie, malheureux avec un moment d’humour… L’individu est la somme de toutes ces contradictions. En ce qui concerne Taraneh Allidosuti, notre rencontre s’est faite il y a très longtemps, quand j’avais une vingtaine d’année et que personne ne me connaissait encore J’avais écrit un scénario de long-métrage que je voulais lui envoyer à elle, qui était déjà une super-star, et donc tout le monde me traitait de fou. J’étais en deuxième année de fac et je lui ai envoyé, et elle a beaucoup apprécié. Elle m’a dit que c’était bien, qu’il fallait continuer, on se connaissait mais pas de visu. Chemin faisant, je lui ai reparlé de ce nouveau scénario, et elle était autant enthousiaste qu’à l’époque où elle ne me connaissait pas. Ce que je peux dire sur elle en tant qu’actrice, c’est qu’elle est intelligente, elle a une force de caractère, elle travaille côte à côte avec le réalisateur. On discute beaucoup, on est parfois pas d’accord, mais on arrive toujours à quelque chose de bien, parfois mieux que ce que j’avais pensé. Je vais vous donner un exemple : quand elle va dire la vérité à ses frères, elle se met à pleurer. Ce n’était pas écrit dans le scénario, et ça ne s’était pas vu aux répétitions, elle-même ne savait pas qu’elle allait pleurer. Quand un acteur joue bien ou mal, on dit que c’est grâce ou à cause du réalisateur. Mais quand un acteur ou une actrice brille, c’est vraiment de son fait, et c’est le cas de Taraneh Allidosuti avec Leila.

Tsounami : à travers Leila, le film tient un discours radical à propos de la famille, remettant même en cause l’éducation parentale dans la scène de la claque. Elle en vient à critiquer la famille ou l’échec de ses frères, et avec ce personnage vient une dimension féministe et progressiste, donc politique. En présentant ce film, comment les personnes ont réagi, ont-elles été choquées en Iran par exemple ?

Saeed Roustaee : De toute façon, on ne peut pas séparer la société et la politique. Quand on fait un film social, le regard qu’on porte sur les sociaux sont des regards politiques. C’est d’ailleurs cela qui me pose actuellement beaucoup de problèmes, pour l’instant, mon film est interdit de projection. Moi, j’aurais aimé qu’on n’ait pas un regard politisé sur mon film, mais pour l’instant je ne sais pas quel sera l’avenir de mon film en Iran. En tout cas, tout ce que vous avez dit peut être tout à fait correct, moi je n’aimerais pas rentrer dans ce genre d’analyses mais oui, tout à fait. Ce que je peux dire en revanche sur mon personnage, c’est qu’elle a un regard précis, elle prend de la distance pour regarder la situation. Les autres personnages sont tout le temps dans des close-up, ils n’arrivent pas à prendre de la distance, et elle si. Quand les personnages prennent de la distance, analysent, restent silencieux, ils arrivent à réfléchir et prendre les meilleures décisions.

Presse : j’ai une dernière question à propos du lien entre l’Iran et les États-Unis. Dans le film, la famille se réunit autour des matchs de catch, on voit des tee-shirt Nike, avec des marques très visibles…

Saeed Roustaee : Fake Nike !

Presse : (rires) on voit aussi un tee-shirt à l’effigie de Rocky ou de Rambo. Et dans votre premier film, on voit quelqu’un courir en ouverture de film avec un tee-shirt Superman. Il y a comme une attirance de l’Iran envers la culture américaine, et inversement, dans la dernière partie du film, le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne peut être perçu comme une méprise de l’Amérique vis-à-vis des autres pays, notamment de l’Iran. Il y a un côté très dur, peut-être cruel, jamais verbalisé… donc était-ce conscient et volontaire de parler de la relation Iran/États-Unis ?

Saeed Roustaee : je ne le vois pas du tout comme ça en fait. Ce n’est pas une question d’affection ou de mépris finalement. Toute l’histoire du catch est celle du fake ou du vrai. Et toute l’histoire par extension, c’est l’histoire du mariage et des pièces d’or à donner ou pas… c’est la question de ce qui est mis en scène et ce qui ne l’est pas dans la vie. En même temps, ça se fait : il y a du catch, ils se battent et il y a un gagnant, il y a un mariage qui se fait, le père veut donner des lingots d’or… Mais quand vous voyez cette histoire d’accord nucléaire, de sanctions, vous le voyez de manière très claire dans le film, parce que c’est le quotidien des iraniens. De jours en jours cette histoire prend de l’ampleur, la vie des iraniens est politisée, on est là à vérifier s’il y a une réunion sur les accords nucléaires, et hop, les prix redescendent. Le lendemain, la réunion est annulée, les prix et l’inflation remontent. À la fin du film, il y a cette voiture. À la fin du tournage, cette voiture, c’était 100 millions de toman. Aujourd’hui, quelques mois plus tard, elle vaut 250 millions de toman. C’est ça l’inflation en Iran. Peut-on s’en défaire ? Non. C’est pour ça que vous le voyez d’une manière aussi claire dans le film. En soi, ce film est comme une historiographie de la société iranienne actuelle, pour qu’elle reste dans l’histoire ; même si c’est une fiction, on l’a vu, on l’a vécu, on l’a marqué.

Leila et ses frères de Saeed Roustaee, sortie le 24 août 2022 dans les salles françaises.

Entretien réalisé par Nicolas Moreno à Paris, le 7 juillet 2022.