Lucile Hadžihalilović : « Il y a un mélange entre vrai et pas vrai, et c’est ça qui est beau »

Entretien avec Lucile Hadžihalilović pour La Tour de Glace | 2025

Un entretien avec un·e cinéaste est toujours une rencontre déterminante, vécue à un certain instant précis de nos cinéphilies respectives. L’entretien avec Lucile Hadžihalilović à l’occasion de la sortie de La Tour de Glace s’est préparé à deux voix, telle l’hydre à deux têtes : l’une connaissant très bien sa filmographie, et qui découvre ce nouveau film comme un aboutissement esthétique ; et une autre dont c’est la première rencontre avec l’univers esthétique de la cinéaste. Nous sommes au début de l’été, il est dix heures et demi, la circulation est assez dense autour de ce café rue du Faubourg Saint Denis quand nous lançons l’enregistrement…

Tsounami : Ce n’est pas la première fois que vous faites des films autour de contes, c’est même souvent une forme que vous adaptez pour raconter l’emprise que peuvent exercer des adultes sur des enfants. Et cette fois-ci, il y a un pas de côté, dans le sens où la forme conte elle-même serait aussi une forme d’emprise… 

Lucile Hadzihalilovic : C’est étonnant, je ne l’ai pas pensé comme ça, pas aussi méta !

*rires* En tout cas je suis effectivement parti du conte, La Reine des Neiges (1844, Andersen, ndlr). Le livre est très loin de ce que j’ai fait au final, il y a bien ce personnage de la Reine et la rencontre entre elle et la jeune fille. Mais c’est plus la figure de la Reine que j’utilise, une figure de pouvoir, de connaissance… Ce qu’il y a d’intéressant dans les contes d’Andersen, c’est qu’il n’y a pas de Bien ou de Mal : la Reine des neiges peut représenter la Mort si on veut, elle fait des choses dangereuses, mais pas forcément mauvaises en soi. C’est forcément une figure qui a de l’emprise sur les autres, ça oui.

T : Malgré ce pas de côté, il y a une continuité formelle à travers vos films. Toutes les expérimentations visuelles que vous faites dans Earwig (2021) se retrouvent ici dans La Tour de Glace. Le verre se transforme en glace.

LH : Tout à fait. ça m’avait vraiment plu ce qu’on a fait avec les verres, et j’aimais bien aussi le fait d’avoir des choses semi-abstraites, un autre type de visuel comme un autre monde. Parallèlement, on avait la maquette, on voulait l’utiliser mais il fallait la rendre vivante. Tout ça a amené ce travail sur les images vues à travers le cristal, et ça ressemble à Earwig. J’ai de toute façon le même chef opérateur sur les deux films (Jonathan Ricquebourg, également chef opérateur de Voyages en Italie et La Passion selon Dodin Bouffant, ndlr).

T : Le fait d’introduire le cinéma comme industrie, ça reproduit une séparation entre le monde du cinéma et celui de la vraie vie. Est ce que c’était quelque chose présent depuis le début, ou des évènements comme Metoo et tout le travail de réflexion qu’il a généré a été une influence dans votre travail ?  

LH : Je ne m’en suis pas du tout servi. Après effectivement peut-être que ça m’imprègne. C’est quelque chose de récurrent dans tous mes films de toute façon, des figures d’adultes qui ont une forte emprise sur les autres. Et celle de La Tour de Glace est beaucoup plus toxique d’emblée. Elle lui ouvre la porte pour réaliser son rêve d’être dans le film, et  aller vers quelque chose de très négatif, qu’on devine. Dans mes autres films c’était plutôt ambigu. Albert dans Earwig n’est vraiment pas un sale type, il est juste perdu et ne ferait pas de mal à la petite fille. Dans Evolution (2015), ce que font les femmes aux garçons… ça s’inscrit dans cette continuité là. Je ne me suis pas dit que j’allais faire un film sur Metoo. Le film qui s’en rapprocherait le plus serait La Bouche de Jean-Pierre (1996). Ça ne se passe pas dans le milieu du cinéma, mais c’est totalement imprégné.

T : Alors, qu’est ce qui vous intéressait dans le fait de mettre en scène le cinéma ?

LH : Je pense que ça aurait pu être un autre art, mais ce dont rêve Jeanne, ce n’est pas le rêve de n’importe quelle jeune fille. Cela devait relever de l’imaginaire, et pour moi c’était naturellement à travers le cinéma. Aussi parce que c’était plus visuel, et je voulais quand même plus ou moins adapter La Reine des Neiges. Après, je ne me sentais pas capable de faire un pur film de fantaisie. Du coup s’il y a un récit dans le récit, un film dans le film, il peut y avoir des bribes du conte, des décors, des costumes irréels… C’est venu comme ça. Ce que représente le cinéma pour cette jeune fille, ce n’est pas le tournage, c’est ce qu’il y a sur l’écran, cette projection sur l’écran. Jeanne est une cinéphile en devenir.

T : Tout le tournage est imprégné de cinéma, de références : Le Narcisse Noir (1947) est la plus évidente. Il y a un rappel de cette imagerie artificielle, très formaliste.

LH : C’est vrai que pour les décors studios, ce sont des films de ce genre qu’on a regardé avec l’équipe. Bon, on n’est pas à ce niveau-là, mais il y avait cette idée de décors artificiels, de paysages peints… Après je n’ai pas pensé à des références, c’est plutôt une imprégnation de choses qui ressortent inconsciemment. Le Narcisse Noir était une référence évidente pour le décor du film dans le film, mais par exemple je ne pensais pas avoir nécessairement l’affiche des Chaussons Rouges (1948) dans un plan, il se trouve juste que quand il a fallu décider je trouvais que ça faisait sens, sur l’emprise…

T : Il y a ce corbeau aussi, qui rappelle beaucoup Les Oiseaux (1963), même si ce n’est pas frontal, il y a un inconscient !

LH : Oui, il y a une certaine ambiance qui rappelle Hitchcock. La manière qu’ont les femmes de se tenir… Après Christina est brune, pas blonde, mais la reine est blanche !

T : Et placer Marion Cotillard face à une actrice qui n’est pas connue, cela doit être intéressant en matière de direction d’actrices.

LH : Évidemment, j’avais besoin d’une star. Pour Marion, ça s’est imposé comme ça, j’avais déjà tourné avec elle (pour Innocence en 2001, ndlr), c’est une actrice que j’aime beaucoup, qui a beaucoup de facettes. À la fois très charnelle, et en même temps froide et distante. Pour la jeune fille, on l’a trouvé après. Je ne me suis pas tellement interrogée sur la manière que j’allais avoir de diriger les deux, parce qu’au casting quand on a repéré Clara Pacini, elle avait une force, une présence, il n’y avait pas plus de travail que pour une autre. Par contre, elle en passe par pleins d’émotions, c’est tout un parcours assez engageant pour quelqu’un qui n’a jamais fait ça dans un film de A à Z. Elle fait du théâtre, elle va au conservatoire, elle n’a fait que des courts métrages. Ce qui a dû être nouveau pour elle, c’est la durée, et peut-être qu’il y avait une différence là-dedans. Marion, je n’avais pas tellement besoin de la diriger, on parlait de manière générale, et au final les costumes lui ont indiqué une façon d’être, on n’a pas tellement répété. Elle est très technique, on ne parle pas de psychologie.

T : Il y a quelque chose de très figé dans sa beauté. La première image du film qui a été partagée, où on la voit tout en blanc avec un diadème et de la neige artificielle, c’est magnifique !

LH : Oui, on en fait une icône, et de fait elle devait beaucoup retenir dans son jeu, à la fois pour l’impassibilité de la reine, et de sa présence comme ça… Et pour Christina, il y a plus de choses, il fallait que ça soit subtil. Il y a une scène qui m’impressionne beaucoup, c’est celle où Jeanne lui raconte l’histoire de sa mère, et on n’arrive pas à savoir si Christina est en empathie ou pas. On ne sait pas ce qu’elle pense du tout, et ça fait très très peur ! *rires*

T : Tous vos films sont imprégnés d’une inquiétante étrangeté. Mais là où vos précédents donnaient une grande place à la nature, ici encore cela se déplace : on descend de la montagne pour aller vers la ville. Vos plans urbains font beaucoup penser aux tableaux de Magritte par exemple. Comment travaillez-vous ces atmosphères avec votre chef opérateur ?

LH : On a des principes similaires, lui et moi : par exemple de ne pas rajouter d’éclairages à l’extérieur. Bon, pour le studio c’est encore autre chose puisque tout est artificiel, mais je pense qu’on n’a juste pas peur de l’obscurité. En tout cas pour Earwig on n’en a pas eu peur ! Et là, pour La Tour de Glace, on a gardé cette idée : la scène dans la montagne à la fin par exemple, on essaye de chercher cette obscurité, cette idée de recoin… Les décors et les plans fixes jouent beaucoup aussi d’une atmosphère de labyrinthe, de perdition géographique. Mais l’inquiétude se joue dans la durée des plans et dans le travail du son.

T : À un moment dans la séquence où l’équipe projette des rushs, il y a un plan sur l’écran de projection qui projette du blanc, quelques secondes. C’est très simple mais très beau, on oublie que la première image d’un projecteur, c’est ça, ces quelques secondes de blanc pur.

LH : Oui voilà, il fallait montrer ce moment. Avant que le film ne commence, c’est un moment spécial où l’on projette déjà des choses. L’autre jour, j’ai vu l’exposition sur le Flou à l’Orangerie, et il y avait des photos de Hiroshi Sugimoto. La série Theaters qu’il a faite sur des salles de cinéma relève de cette idée là. 

T : Ce qu’il se passe et ce qu’il se dit dans la salle de projection, toutes les interactions avec le réalisateur joué par Gaspar Noé, même la petite fête pendant le tournage, ce sont pleins de petits moments qu’on ne voit pas tant que ça à l’écran !

LH : C’est une bulle… C’est là que l’ambiguïté se niche, c’est la réalité et en même temps non, c’est un petit monde avec ses règles.

T : Le fait de voir Gaspar Noé avec une perruque participe également de l’étrangeté du film. C’est le monde du cinéma qu’on connaît, mais pas exactement le même…

LH : Ah je n’ai pas pensé au fait qu’il puisse être étrangement inquiétant ! Au montage, on s’est dits qu’il était peut-être trop comique… Mais c’est un gag qui ne fonctionne que si on sait qui c’est. Il ne faut pas qu’il y ait du comique là, maintenant s’il y en a… bon, c’est pas très grave. On a fait en sorte que ses apparitions soient anti-spectaculaires, il était très bon et naturel.

C’était un truc que je me disais aussi : qu’on allait avoir beaucoup de choses à gérer entre l’équipe de tournage, les effets spéciaux, la neige, le décor… et c’est une bonne chose qu’une grande partie de l’équipe se connaisse, ils étaient à l’aise très vite. Et donc que le réalisateur dans le film soit un vrai réalisateur dans la vie. Après je n’ai pas pensé à Gaspar tout de suite. Soit je mettais un acteur qu’on ne connaît pas, mais déjà que le personnage est un peu en retrait, j’avais peur de le rendre encore plus invisible ; soit je mettais un réalisateur connu, en essayant de choisir quelqu’un pour lequel il y aurait du sens. Au début, j’avais pensé à Guillermo Del Toro. Ça aurait été bien, mais c’était compliqué, il travaillait et je n’ai pas osé demander. Du coup : quel réalisateur je peux mettre qui ait du sens ?? Mario Bava n’étant plus là, Argento ça aurait fait redite (Gaspar Noé l’avait déjà dirigé dans Vortex en 2021, ndlr), et à un moment je me suis dit  « Ben voilà, Gaspar ! » Ça a un autre sens, mais c’était naturel.

T : Au-delà de l’emprise, il y a entre ces deux personnages principaux quelque chose de l’échange, c’est très fluide entre ce que l’actrice prend de la jeune fille et réciproquement.

LH : Ce que j’ai beaucoup aimé avec Clara, c’est qu’elle a une forme de violence, et cela dès les premières répétitions, même des scènes qui ne sont plus dans le film, elle ressemble à une fan dont on peut avoir peur. C’est un jeu à deux, mais si j’étais Christina je ne serais pas très sûre de jusqu’où elle peut aller cette fille. Elle a un regard fort, sa silhouette est plus dure, très ado. Clara fait du judo, elle est ceinture noire. Elle n’a pas une allure de victime.

T : Et elle vient reconquérir une sorte de manière naturelle de s’adresser à l’actrice, de remettre en jeu que c’est une star, et donc un être humain qui n’a plus l’occasion d’avoir des échanges naturels. On calque sur elle la star, ce que ne fait pas Jeanne.

LH : Oui, Jeanne tout aussi impressionnée qu’elle soit, elle voit un truc humain, et par moments, on peut se dire que Christina est sous emprise de Jeanne. Et c’est dans ce sens là que le film n’est finalement pas Metoo. Je ne veux pas dire que les victimes sont ça, mais ça n’est pas mon sujet.

T : Ce qui nous mettait sur cette piste, c’était que le film se passait dans les années 1970. On se demandait s’il y avait un choix volontaire de montrer une décennie particulièrement violente…

LH : Je ne sais pas si elle est particulièrement violente, surtout comparé à maintenant. Le choix de ces années-là comme temporalité provient de la réflexion suivante : pour que l’on croit à cette fascination, cet isolement de la jeune fille, cette naïveté, cette aura du tournage, il fallait que ça se passe à ce moment-là. Peut-être à la limite au début des années 1980, mais c’est en réalité flou. Après, il y a aussi cette idée que ce sont mes années d’adolescence, ça m’est revenu naturellement. Mais c’était avant tout pour garder l’idée qu’elle n’a pas accès à grand-chose, en tout cas rien du tout avant qu’elle n’y aille physiquement.

T : Est ce que le montage a modifié le film ? On a l’impression d’un film très écrit, et qui se trouve surtout au moment du tournage.

LH : Non, pas tellement, ce qui a été surtout difficile c’était de trouver le bon dosage du début. 

Elle marque un temps

On s’en est véritablement rendu compte au montage que le film commence vraiment quand elle voit la Reine pour la première fois. Donc pas avant un bon moment. La révélation au montage c’était ça, que cette arrivée lance la narration, et qu’avant il fallait bien doser les errances de Jeanne dans la ville, l’idée de désenchantement, le retour au studio. Et là, le film commence. Le reste n’a pas tellement changé, mais il restait la question de la fin. On ne l’a pas eu tout de suite. Il y avait bien le retour du cristal, mais quand on a eu cette scène avec l’enfant qui jouait avec, on a fait quelques plans en macro, et de là nous est venu l’idée de filmer des choses à travers le cristal, de la maquette, du film dans le film. Je ne voulais que ce soit un happy end, dans un sens d’absence et de présence. De voir Jeanne à travers le cristal on l’a trouvé au montage. Et ça donne son plein sens au film.

T : Est ce que le film a été difficile à faire produire ?

LH : C’était assez cher pour un film réalisé par moi, et on a pu le faire en partie grâce à Marion. Je ne saurais pas dire exactement ce qu’il se serait passé sans elle, mais il y a eu des leviers, des distributeurs qui se sont trouvés à partir de là. Arte et Canal, l’avance sur recettes… Sans Marion c’était plus compliqué.

T : Cette année, il y a beaucoup de réalisatrices qui font de la montagne le décor de leurs films : L’engloutie (Louise Hémon), Vermiglio (Maura Delpero), La Tour de glace… Et ce qui est beau c’est que ce sont trois films très différents !

LH : J’ai très hâte de voir L’engloutie ! Elle a tourné quasiment dans le même coin, enfin dans les Alpes en tout cas. Et ça avait l’air d’être un conte, et la neige aussi avait l’air très importante. Pour Vermiglio je n’y avais pas pensé.

T : La différence se joue sur l’atmosphère, il y a un côté très western dans la montagne de L’engloutie, et très naturaliste sur Vermiglio. Et pour le coup, La Tour de glace remet en jeu ce décor dans une perspective formaliste très artificielle.

LH : Là encore ça reste une question de dosage, parce que il y a beaucoup de plans en studios, mais il subsiste des vrais plans de montagne. On a eu cette discussion, si on faisait tout le film avec des montagnes artificielles. C’est marrant, ça me rappelle ce moment où mon chef opérateur disait « c’est tellement plus beau l’artificiel que la nature, la fausse neige c’est tellement mieux que la vraie ». Il y a un mélange entre vrai et pas vrai, et c’est ça qui est beau.

Entretien réalisé le 30 juin 2025 à Paris par Nicolas Moreno et Corentin Ghibaudo
Retranscription : Corentin Ghibaudo