« La vie doit être le sujet de tous les films » : entretien avec Nadav Lapid et ses producteur·rices

Entretien avec Nadav Lapid, Judith Lou Levy et Antoine Lafon | 2025

C’est forcément un plaisir de s’entretenir avec Nadav Lapid et Judith Lou Lévy, dont le rapport au cinéma et à sa fabrication nous semble si proche du nôtre. Surprise du jour : ils sont accompagnés (brièvement) d’Antoine Lafon, producteur pour Chi-Fou-Mi, dont on voulait justement interroger la collaboration inattendue sur ce film.

Découvert à la Quinzaine des cinéastes en mai dernier, Oui est un film qui nous tenait particulièrement à cœur, qu’on a accompagné en salles (jusque dans sa bande annonce !), et qui nous accompagne en retour, au quotidien. D’une évidente actualité, le film, lui, est pourtant irréductible : son exploration des possibilités qu’offre le cinéma ou son rapport à une forme classique de la narration comme la comédie romantique en font un objet unique, insaisissable, à la hauteur de son époque. Pour ces raisons, il nous fallait interroger à la fois le cinéaste et la productrice, afin de comprendre dans quel cadre (et avec quelles difficultés) se forge le cinéma qu’on aime tant.

Tsounami : Le film a été réécrit en partie après le 7 octobre. Cela concerne quelle quantité du film ?

Nadav Lapid : Surtout la deuxième partie. L’orgie avec les piliers de la société concerne la première partie du film, devenir le clown et la pute de ces gens, de ces milieux-là, les militaires, les haut-gradés, les gens du fric, les hommes politiques, tout cela existait déjà dans la réalité. On peut dire que la guerre à Gaza a donné encore plus de gravité à cette alliance, mais elle existe depuis toujours. Et pas seulement en Israël : à Berlin en 1936…

La deuxième partie existait comme une forme de quête existentielle. Mais je pense que ce point de rencontre entre une quête existentielle et artistique… j’y pense comme une forme… je ne sais pas… comme à Leni Riefenstahl qui fait une sorte de quête bavaroise pour être capable de filmer Hitler qui arrive au stade. On est très habitué·es à l’idée qu’une quête artistique est un thème qui existe dans plusieurs films, et qui finalement se termine avec une retrouvaille, un soulagement. L’artiste se trouve lui-même ou trouve la vérité artistique, l’authenticité. Moi j’ai l’impression que lorsqu’il est sur la colline face à Gaza, il hurle et crache sa propre haine. Après, il est complètement vide, il devient une sorte de mort-vivant. C’est une partie qui a changé.

T : Cette réécriture a pris beaucoup de temps ? Était-ce difficile, instinctif ?

NL : C’était facile à réécrire. Quelques jours après le 7 octobre, étant donné que je suis cinéaste, il y a le monde, mais en parallèle ou presque avant, il y a le film. Ça m’a pris quelques jours pour sortir un peu du choc, et j’ai commencé à me poser des questions sur le film : sert-il à quelque chose ? faut-il le faire ou ne pas le faire ? Finalement, j’ai eu le courage, j’ai regardé le fichier et cette première ligne de dialogue qui dit « laisse le chef-d’état major gagner », et je me suis dit que c’était très très lié à ce qu’il venait de se passer.

Quelques jours plus tard, j’ai pris l’avion pour aller en Israël, parce que je devais comprendre quelque chose, et re-comprendre le film. Le dernier jour de la visite, après avoir parlé avec beaucoup de gens, j’ai croisé un mec que je connaissais à peine, même pas une connaissance. J’étais debout dans une sorte de square de Tel-Aviv, et j’entends une voix. Le mec me dit : « Nadav, alors vous êtes rentré vivre en Israël, vous avez compris que ça ne sert à rien de fuir… ». Un truc comme ça. C’est pas du tout un mec qui parle d’une manière recherchée ou littéraire, il ne m’a même pas demandé comment ça allait, et je lui ai dit que j’étais en visite. Et il m’a répondu que j’avais un rôle, celui de faire un film et raconter partout notre histoire, ce pays. Aussi, je me souviens d’avoir appelé Judith juste après. Mais en rentrant d’Israël après cette visite, la réécriture était assez rapide, tout s’est passé assez vite. Le scénario a beaucoup changé et à la fois, la base est restée la même.

T : Et quand ce temps de réécriture apparaît comme nécessaire, comment la production s’adapte à cet imprévu ?

Judith Lou Lévy : C’était plus qu’un imprévu, il y a quand même eu une phase de crise existentielle assez générale. Cela faisait un moment qu’on se posait la question de savoir si la fiction pouvait être au niveau du chaos dans lequel on vit. Est-ce qu’il ne faut pas faire du documentaire ? ou je ne sais pas, passer à autre chose, s’engager d’une manière plus simple, directe… C’est une crise qui dépassait la question du scénario et du financement.

Après, de fait, on était vraiment au milieu du chemin quand le 7 octobre est arrivé. Il y avait entre 1,7 et 2 millions de réunis sur 4. Et clairement, c’est devenu beaucoup plus compliqué de porter d’un côté une œuvre aussi virulente sur « l’être israëlien », le vivre en Israël, etc. Et par ailleurs, dans la réécriture de Nadav, quand la vidéo de l’hymne arrive, qui est un document d’archive, une vidéo qui a existé pour de vrai, de fait, on est vers le mois de novembre 2023, et le film porte déjà en lui l’intention génocidaire de la société, et notamment d’une oligarchie israélienne. Il est extrêmement difficile de faire émerger… comment appeler ça ? une position radicalement opposée à la position israélienne post-7 octobre, je ne sais pas si cette expression est bonne… on a quand même été traité·es d’antisémites à plusieurs reprises… et en même temps, le film est trop israélien pour être financé. Voilà. On s’est retrouvés pris dans le binarisme européen. Donc on n’a plus vraiment trouvé de financements institutionnels et à partir de là, idem du côté des diffuseurs, plateformes, Canal… Il y a eu un épisode assez catastrophique avec le CNC, qui a pleinement rejeté la nécessité de la réécriture et a refusé le film. Ça a été un moment assez violent puisqu’on n’a pas beaucoup de possibilités de financer un film en langue étrangère quand il n’y a pas de crédit d’impôt lorsqu’on ne tourne pas en France. Le film sans les principaux soutiens publics, c’est quasiment impossible, car sans les diffuseurs, sans l’apport principal… Toujours est-il que nous nous sommes retrouvé·es face à une réponse très procédurière alors que nous devions faire cette réécriture. Cela aurait été quand même extrêmement stupide de penser que le 7 octobre n’allait rien changer à un film qui devait se tourner quelques mois plus tard. En fait, le film n’a pas été étudié.

T : Le CNC avait donné de l’argent dans un premier temps ?

JLL : Non. On avait eu un soutien dans un premier temps aux effets visuels d’environ 70 000€, parce qu’il y a la scène de la tour.

AL : On parle de l’aide aux cinémas du monde, l’avance sur recette pour les films étrangers en gros…

NL : Et que j’ai eue pour tous mes films.

AL : Et qu’on a eue après coup, après réalisation, après Cannes, sur des montants deux à trois fois moins élevés que ce que tu as avant de tourner. Mais ça a été compliqué.

JLL : Se pose la question de la nécessité d’avoir des alliés puissants et privés pour y arriver, sinon tout était ferm… Mais on ne va pas pleurer. On avait le Losange qui a investi un beau MG (minimum garanti, ndlr) pour la distribution en France et à l’international, il y avait Arte, Bande à Part, on avait monté une copro avec Komplizen, donc la boîte de Maren Ade à Berlin…

AL : Y’avait Eurimages, mais c’est arrivé très tard.

JLL : Et on se connaissait déjà, c’est arrivé en 2024. Donc à ce moment-là, on n’avait pas encore trouvé la solution chypriote pour avoir du tax credit… C’est devenu très très dur de porter le film après le 7 octobre. On ne pouvait pas ne pas regarder chaque jour la réalité de ce qui était en train de se passer, heure par heure, parce que ça influait directement sur le financement, la fabrication, l’écriture du film. Donc c’était psychologiquement pénible. Tout simplement, c’était très compliqué de tourner dans un endroit où seraient réunies les conditions pour faire un film, notamment les plus basiques concernant la sécurité, les assurances, tout ça. Il y a eu un truc un peu humiliant, parce que Nadav est quand même, je pense, un cinéaste de premier plan à l’international, et en fait, personne n’a été ok.

Nadav Lapid : On a vu de l’intérieur beaucoup de maisons de riches, on voyait vraiment de très beaux appartements à Paris…

T : Dans la production arrivent finalement Hugo Sélignac et Antoine Lafon avec Chi-Fou-Mi. On ne vous imaginait pas sur ce créneau !

JLL : Des gens assez importants, mais pas forcément connus du grand public, en l’occurrence des porteurs d’affaires ou des avocats d’affaires, surtout pour des films internationaux d’une importance assez capitale, nous ont mis en relation parce qu’on ne se connaissait pas, par l’intermédiaire d’Elsa Huisman, qui est une avocate du cinéma. On ne s’était jamais rencontrées, et au sortir de Cannes, on avait des gens intéressés parce qu’on avait été au Cannes Investors Circle, on avait été vraiment au maximum au contact des gens susceptibles d’investir et ça ne marchait pas. Et un mardi je crois, on se rencontre…

AL : Je suis producteur à Chi-Fou-Mi, et je sortais du Royaume (Julien Colonna, 2024, ndlr)…

JLL : Et là, il me dit « j’ai lu deux fois le scénario », alors que pour moi, déjà rien qu’une fois, je trouve ça tellement galère ! (rires) Et tu me dis que t’as trouvé ça génial, alors moi je me disais mais qui est cette personne !? Ce que j’ai compris, c’est qu’il y avait aussi un désir pour vous de s’ouvrir à l’international.

AL : Il y a un désir chez moi que je partage avec Hugo de nous ouvrir à l’international, de faire du cinéma d’auteur, explorer grâce aux films qui fonctionnent chez nous des choses plus audacieuses, difficiles. Et là on s’est pris une énorme claque sur le scénario, sur un sujet qui porte en lui plein de contradictions. Une fois que j’ai lu ça, après je ne dormais plus, il y a quelque chose de très fort et inhérent au film. On sent plein d’énergies contradictoires qui s’entrechoquent et qui sont à un endroit de difficulté. Je trouvais ça intéressant de pouvoir le creuser et l’amener le plus loin possible, cet objet-là. Du coup la rencontre avec Judith a démarré comme ça. Donc au départ, il y avait un besoin de financements et un gap, et apporter une partie du gap avec nos moyens à nous, et essayer d’amener avec les moyens de Chi-Fou-Mi, Canal+ qui n’est toujours pas venu…

JLL : Ça m’a rassuré (rires) ! Je me suis dit bon… C’est pas moi !

NL : Le problème, c’est moi… (rires)

AL : On a essayé d’amener le CNC, mais ça n’a pas bougé plus que ça avec nous. Et ensuite, d’essayer d’accompagner Judith et d’aller chercher d’autres personnes, des investisseurs privés, etc. Au bout du compte, Alain Attal nous a accompagnés avec Trésor Films.

T : Ce que vous dites met en avant la place importante d’un Festival dans la vie d’un film comme Oui, notamment Cannes. On sait qu’il a été réfléchi à la question sélectionner le film en Compétition, et il est finalement repêché par la Quinzaine, le lendemain des ultimes compléments de la sélection officielle. Quelles sont vos hypothèses quant à ce que le film n’ait pas été sélectionné en Compétition ?

NL : À votre avis ?

JLL : Ce n’est pas à nous de faire cette enquête. Mais ce qui est sûr, c’est que ça a été discuté jusqu’à la dernière minute, et qu’on avait des raisons concrètes d’insister. On a été très heureux aussi de voir que la Quinzaine est une fois de plus l’écrin qui protège la liberté d’expression des cinéastes, et c’est fondamental que des lieux comme ça existent. Oui provoque énormément de peur chez des gens qui ont des positions qui devraient, par leurs responsabilités, les obliger à du courage, mais qui ont peur de perdre leurs avantages et leurs privilèges. 

Là où il y avait un enjeu très important pour nous, c’est que plus il y a des financements risqués sur un film, plus Cannes et la Compétition permettent de changer la donne. On le sait, c’est documenté sur les études d’Unifrance, ce sont seulement les films de la Compétition qui bénéficient d’un effet favorable de marché. Le marché ne peut pas absorber l’ensemble des sections cannoises même s’il y a parfois des épiphénomènes comme The President’s Cake cette année, qui a gagné la Caméra d’Or.

AL : Tout est concentré sur la Compétition aujourd’hui, toutes les ventes par exemple…

JLL : C’est un enjeu très important quand on finance. La compétition, ce n’est pas que du soft money, comme on dit, parce que les chances de récupérer l’argent et les investissements ne se font qu’à certains moments clé du marché. Il y a le festival de Toronto aussi, mais de toute façon on n’a même pas été pris et considéré par les Canadiens sur ce film. Ces lieux sont primordiaux. On vend les films, c’est une sorte de retour sur investissement, et comme on n’était pas à cet endroit, il fallait qu’on insiste…

NL : Je pense qu’on n’a pas besoin de Sherlock Holmes pour déchiffrer le mystère de Cannes. Ce n’est pas tellement mystérieux…

JLL : On a quand même été choqués.

NL : On a été choqués, mais quand on regarde en arrière… Je pense que l’histoire de Cannes fait partie de l’histoire, de la légende du film selon laquelle il ferait peur. Chaque film construit ou tire sa propre légende. Il y a des films qui n’ont pas grand chose à raconter, mais il y en a d’autres qui créent leurs propres légendes. Le film faisait peur à Cannes quand même… et pour un Festival qui voit beaucoup de choses dans sa vie… je trouve ça fort aussi, d’une certaine manière.

T : Comme une partie de l’argent des financements privés dépend en quelques sortes de la Compétition, ça module…

JLL : Non ça ne module pas le montant, c’est juste que c’est plus violent. On parie en fait. C’est à mon avis un des côtés les plus excitants de la production. On parie sur des œuvres, et forcément, quand on joue, il vaut mieux jouer au gain qu’à la perte. Je connais des gens dans le cinéma français qui jouent à la perte juste pour récupérer des subventions et planter les films derrière en disant que c’est la crise du cinéma et que ça n’a pas marché. Nous on jouait au gain, et Cannes c’est le moment où tu récupères ta mise.

T : C’est du fond propre que vous essayez de récupérer ?

AL : Sur les ventes du film en fait. À Cannes, il y a le marché où on essaie de vendre le film à différents endroits, où à un seul si c’est Mubi qui achète pour plusieurs territoires. En l’occurrence, c’est le vendeur international, donc les films du Losange, qui font ça pour notre compte, et tu dois te rembourser là-dessus.

JLL : Et quand tu es à Cannes, les prix sont plus élevés.

AL : Mais la Compétition concentre tout. Il y a une sorte de surenchère entre Neon et Mubi, qui veulent acheter le film qui sera primé ou la Palme d’Or. Donc cette année, ils ont acheté huit titres chacun sur vingt films. Donc ça fait des locomotives et ça va incrémenter les ventes pour les autres territoires, et il y a une surenchère à essayer d’avoir le film primé ou la Palme d’Or.

NL : Évidemment Cannes a été un coup dur pour nous, et ça a ouvert la porte à beaucoup d’autres gens sans courage du monde entier pour suivre un tel exemple. Mais en même temps, on est déjà quelques mois après, et il y a des choses extraordinaires qui arrivent au film. Je ne vais pas citer les meilleurs films du monde qui n’ont pas été pris en Compétition à Cannes, Venise ou Berlin. Je pense qu’on ne peut pas non plus, en tant que réalisateur ou producteur, laisser quelques personnes, qu’elles soient intelligentes ou non, dicter ou définir l’expérience d’un film. Oui sort bientôt en France, et il y a 66 millions de délégués généraux qui vont dicter leur propre sélection et prendre leur décision pour choisir où figure ce film dans son importance comme œuvre d’art. Voilà.

T : Judith, tu utilises le terme de pari, que tu avais déjà cité lors de notre premier entretien. À l’époque, tu parlais des films de Nadav en disant qu’il faisait soit un film-fleuve, soit un uppercut. Oui rentre dans laquelle de ces deux catégories pour toi ?

JLL : J’avais plutôt tendance à penser qu’on était sur une structure plus proche dramaturgiquement de Synonymes avec Oui, par rapport au Genou d’Ahed qui serait plus proche du Policier sur ses lignes dramatiques, en matière d’écriture. Mais in fine, ce n’est pas parce que le procédé dramaturgique bouge que le coup porté est moins fort. Après, on a discuté plusieurs fois ces derniers jours avec Nadav de la limite d’appeler ses films des brûlots, des uppercut ou tout un tas de choses violentes, car ce sont des films qui charrient beaucoup d’attachement à la poésie, à l’amour…

NL : Le film rejette les tentatives de le mettre dans une sorte de tiroir ou de format binaire, de le transformer en une forme d’argument… Je pense qu’un mot comme brûlot par exemple, qui est dit comme quelque chose de positif, qu’un film obtienne le nom de toutes sortes de munitions… « Boulet de canon », « bombe nucléaire », « missile », tatitatata… pourquoi pas, le film n’est pas pacifique. Mais je pense que le film fait ce que le cinéma est censé faire, c’est-à-dire de prendre cette chose ample qui est composée de sons, de couleurs et avec laquelle mettre des choses qu’on a du mal à dire, qu’on ne peut pas dire… aller entre les mots, entre les syllabes, creuser à l’intérieur des mots, les déformer… 

T : D’ailleurs, l’une des premières manières de qualifier ton script auprès de Judith, c’était d’en parler comme d’une comédie romantique…

NL : Oui… (rires) Je ne sais pas si Judith s’en souvient encore… 

JLL : J’étais trop contente, je me disais oh là là, enfin on va pouvoir travailler confortablement… avec toutes ces appellations, genre  « voyez la dernière comédie romantique de Nadav Lapid : OUI »… (rires)

NL : Ce n’est pas par fausse modestie, mais j’ai des ami·es cinéastes qui sont mille fois plus forts que moi dans l’analyse. Je pense que je ne suis pas très fort dans l’analyse, des films des autres comme des miens. Parfois, je suis jaloux d’eux. Mais au bout de ce défaut, il y a un avantage, celui de l’inconscience. Quand j’ai terminé le scénario, j’ai eu l’impression que c’était un film qui parlait beaucoup de l’amour. Je pense que lorsqu’on voit le dernier plan du film, cette chose de la comédie romantique existe encore dans le film.

T : En tout cas, le film est traversé par un sentiment : il est sensible. Le personnage principal est construit sur un équilibre entre l’objet théorique qui dit oui, et une capacité d’absorption qui le rend forcément sensible au monde qui l’entoure, quelle que soit la manière dont il l’absorbe… 

NL : Je pense aussi que le film est tendre. Ça ne veut rien dire mais je le dis quand même : en tant que cinéaste, je suis toujours jaloux du monde, de la vie. T’écris des scénarios et là, tu fais face à cette quantité infinie d’options, et le fait que ce ne sont même pas des options, que toutes les options sont toutes valables… que quelque chose soit à la fois dur comme le fer et doux comme le coton, c’est très logique, c’est tellement logique. Un film de Pasolini par exemple, va commencer à le définir : c’est quoi ? Du cinéma radical ? conservateur aussi, poétique, politique… et tout cela est très logique.

T : Tu as dit que le protagoniste de Oui est l’un de ceux dont tu te sens le plus proche. Comment te sens-tu proche de lui ?

*Antoine Lafon nous quitte*

NL : Ce n’est pas très naturel pour moi de penser comme ça. Mais surtout, Y. porte le film, donc parler de Y. c’est de parler du film, sa vivacité, son rythme, son côté ludique. C’est Y. Il y a des gens qui adorent le film et qui d’une certaine manière détestent Y. Je l’accepte, je respecte. Le film n’épargne rien à Y., mais aussi de lui-même. Mais moi je… je pense que le film choisit de montrer Y. avec tous ses défauts et avec toute sa force de vie.

T : Dans ta réponse, le mot qui importe, c’est « tout ». Dans cette manière de chercher un cadrage, de bouger la caméra et de faire tout ce que permet le cinéma…

NL : C’est toujours drôle parce que les techniciens français sur mon plateau, le mot qu’ils retiennent plus que tout, c’est « od ». Od, Od, Od, Od… c’est « encore », « plus »… Si le film a un slogan, c’est ça. Même sa manière de traiter les questions politiques… il y a deux films qui essaient de se rencontrer à mi-chemin. Je pense que l’idéologie du film c’est l’idéologie opposée, de pousser tout à l’extrême, en ayant la foi, on peut décider s’il a raison ou pas, que chaque extrême pousse l’autre extrémité encore plus. Le noir devient plus noir, le blanc plus blanc, le soleil plus brillant, etc.

T : C’était le film le plus godardien qu’on ait vu cette année. Judith, tu comptais produire un film godardien toi ?

JLL : C’est… son langage à Godard… c’est vraiment un monde auquel revenir, épisodiquement. Pour penser l’art, la langue… mais surtout, ce que j’ai reçu de lui, même si je ne connais pas l’intégralité de ses films, c’est assez banal, mais à quel point, finalement, être politique, c’est travailler la poésie.

NL : Tout à fait, c’est bien dit.

JLL : Et c’est une pratique qui est déjà très rare. Moi, c’est un des bonheurs de ma vie et de ma carrière de productrice de pouvoir travailler avec Nadav pour ces raisons-là, parce que c’est très rare. C’est à la fois beau et éprouvant.

NL : Aussi parce que je pense qu’à la fin, personne n’est entièrement content. Il y a quelque chose dans la poésie qui va toujours ailleurs.

JLL : C’est un système d’écho et de ricochets. C’est un travail de ne jamais être dans le pur signifiant, l’adhésion, l’illustration. C’est un rapport au langage qui échappera à ce qu’on pourrait avoir d’attentes, de déclarations, d’univoque. Mais à mon avis, in fine, cela produit une pensée et une émotion bien plus transgressive, puissante, profonde. C’est un chemin, ça accompagne. C’est quelque chose que j’ai beaucoup reçu pour Oui : des gens qui me disent qu’ils ont beaucoup continué à penser au film, qu’il les accompagne. Même des personnes qui ont eu une expérience quelque part désagréable, ils ne peuvent pas s’en défaire. Ça vient les travailler. Cet accompagnement-là, c’est aussi pour moi l’accompagnement poétique. Quand il y a un poème court, on a parfois le sentiment qu’il faut le connaître par cœur pour vivre avec ; là le film, par son amplitude, son niveau sonore, son tremblement infernal, ce qui est de l’ordre du tourbillon, permet in fine de l’habiter du dedans, dans ces questions. Je crois que c’est quelque chose dont on a besoin. En tant que spectatrice, c’est ce que j’attendais des expériences de films : d’en sortir chargée, de sortir d’une salle avec une forme de charge électrique. 

NL : Ce que Godard comprenait aussi, c’est que lorsque le cinéma fait face à l’horreur du monde, faire une reconstitution pratique de l’horreur du monde ne sert à rien, tout comme on voit beaucoup de films politiques qui deviennent une reconstitution fade de la chose, du réel. La seule manière d’en parler c’est en allant dans tous les sens, les autres sens, ce qu’on appelle la poésie, la folie…

JLL : Il y a eu un bel échange jeudi soir à Passy avec Nadav Lapid. J’ai noté ce que tu avais dit. Une spectatrice disait voilà, c’est vrai que si le film est une épreuve, c’est qu’il reflète le chaos du monde. Et tu as répondu que c’était pour toi l’endroit où le cinéma devait essayer d’aller, parce que quelque part, finalement, ce serait une forme de collaboration avec le mal et le chaos de faire un film qui le cache ou ne le montre pas. Je ne sais pas si c’est exactement l’endroit…

T : Ordonner le chaos, c’est forcément le cacher.

JLL : Parfois, ça nous est reproché… J’ai personnellement ressenti ça en 2020 avec le Covid, mais la réalité devient tellement spectaculaire que j’ai trouvé que c’était un défi immense pour ceux qui pensent et font des films. Comment être à la hauteur de ce que les gens reçoivent au quotidien comme spectacle ? Je trouve que là, toi Nadav, tu arrives à aller à la rencontre.

NL : Je pense qu’aujourd’hui, avec tous les réseaux sociaux… les mots sont très bien choisis : les gens reçoivent un spectacle quotidien du monde, là où auparavant, ils recevaient une description par un papier, etc. Là, ils reçoivent le spectacle directement.

T : Un spectacle déjà mis en scène d’ailleurs.

NL : Oui, c’est ça, un spectacle déjà audiovisuel, mis en scène. Alors que reste-t-il pour le cinéaste ? Il y a toujours ces exemples de l’invention de la caméra, de l’appareil photo… ça nous somme à élargir notre pensée face à cette mise en scène au quotidien. C’est aussi une mine d’or. Ça peut nous rendre inutile mais aussi nous servir, être un trésor.

JLL : Ce qui est étrange, c’est que beaucoup de films font comme si le cinéma pouvait perdurer indépendamment de l’expérience du monde. Alors que l’expérience du monde s’est tellement aiguisée à amplifier… Je pense que cette année, ma plus grosse crise d’angoisse, ce n’est pas un film qui me l’a donné mais la cérémonie d’investiture de Trump. J’ai regardé le direct et c’était hallucinant… C’est vrai que ce sont des films qui sont regardés par des millions de personnes. Qu’est-ce que tu fais pour être à la hauteur ? Car il faut être à la hauteur de notre époque. Et toi Nadav, c’est par le cinéma que tu le penses, mais j’ai l’impression que le cinéma t’excite tellement dans ses possibilités, comment montrer une chose d’une manière jamais faite, que du coup, tu confrontes le cinéma à ce spectacle.

NL : Pendant ce film, ce qui m’a beaucoup aidé aussi, c’est qu’il existait déjà avant le 7 octobre. Ça l’a empêché de devenir un film au sujet de… ce n’est pas ma tendance de faire un film pareil, mais ça aurait pu l’être. Personne n’est vacciné face à ce danger. Ça introduit un film où toutes ces horreurs glissent à l’intérieur du sujet qui est la vie. La vie doit être le sujet de tous les films. Évidemment, ça déçoit peut-être des gens qui ont une pensée un peu dogmatique qui veulent qu’on leur souligne des choses. Ça en fait un film qui essaie de capter le temps.

T : La première séquence est exactement la synthèse de tout ça, jusqu’à cette première ligne de dialogue comme tu dis.

NL : La mort et l’amour. Sur le plan politique, le film parle de gens qui vivent juste à côté de l’horreur. Qu’est-ce que ça veut dire finalement ? Au-delà de la question de la moralité de tout ça, Oui essaie d’examiner s’ils arrivent à exister à côté de l’horreur. Pas vivre, exister. Dans le film, on voit comment toute la beauté est rongée. Quand il n’y a plus de beauté, c’est pour moi le moment où un pays est perdu. La première séquence essaie de créer cette beauté à l’intérieur de l’enfer.

Entretien réalisé le 8 septembre à Paris,
Par Nicolas Moreno et Grégoire Benoist-Grandmaison,
Retranscription : Nicolas Moreno