Jacques Rancière : « Le film est politique par ce sentiment du lien à un territoire qui est celui de votre histoire, que l’on a construit. »

Entretien avec Jacques Rancière pour Histoires de la Bonne Vallée (2025) de José Luis Guerín | Événement José Luis Guerín

Après avoir découvert le documentaire de José Luis Guerin et d’en avoir décelé la force poétique et politique, le désir d’en discuter avec Jacques Rancière s’est imposé comme une  évidence. Le film, par sa manière d’appréhender le territoire et ses habitants révèle des enjeux qui font écho aux travaux menés par le philosophe, notamment Le temps du paysage (Éditions La Fabrique, 2020). Cet entretien vise précisément à explorer la façon dont le récit de Guerín articule le sensible avec le paysage urbain en pleine mutation. Il est alors question de l’esthétique de l’œuvre et de sa capacité à mettre en scène une forme d’émancipation chez les riverains.

Tsounami : C’était très prosaïque et très simple peut-être, mais vous aviez dit par mail de manière concise que Histoires de la Bonne Vallée était un « beau » film. Est-ce que vous pouvez décrire ce qu’a été votre expérience de visionnage ?

Jacques Rancière : L’expérience de visionnage d’un film de José Luis Guerín est toujours troublante. Il y a toujours un doute sur ce que vous voyez. Le premier trouble, ici, c’est que cela commence par ce film d’amateur en noir et blanc. Le noir et blanc évoque le passé alors qu’on se rend compte à la fin que ça a été tourné à peu près en même temps que les images en couleur. Ce n’est pas du trucage, mais cela évoque toujours quelque chose qui voudrait être du passé. Ce trouble dans le rapport au temps est aussi lié à un deuxième trouble, par rapport à la notion même du documentaire. Clairement, les gens qui se baignent dans la rivière ne sont pas surpris comme ça, au débotté. Il y a eu une préparation. Même si ça part de leurs histoires, on imagine malgré tout que le cinéaste a dû construire une trame. Les habitants sont en fait des acteurs qui jouent leur propre vie, si vous voulez. Il y a des cinéastes qui le font mais qui ne prétendent pas faire des documentaires. Pedro Costa, qui s’inspire des histoires racontées par les migrants pour construire ses scènes, ne prétend pas faire un documentaire par exemple. José Luis Guerín prétend en faire et en même temps, on voit bien que c’est construit.

Cette espèce de trouble fait que beaucoup de ses films sont des films nostalgiques. On peut dire que la nostalgie est construite précisément sur l’indécision : l’indécision des temps et l’indécision du mode même de la parole ; l’indécision sur ce qui se passe, et ce qui apparaît. C’est une chose que j’avais sentie beaucoup plus fortement avec un film comme Le Spectre du Thuit (1997, ndlr) où l’histoire tourne autour d’un prétendu vieux film de famille retrouvé alors qu’il a en fait été tourné dans le présent.

Ce qui me frappe donc, c’est ce regard qui décale constamment ce qui est censé être une espèce d’appréhension directe de la vie d’un quartier. L’on se demande même si l’on peut appeler ça un quartier. C’est aussi une autre indécision : le double discours qui nous parle d’une sorte de paradis agreste perdu et en même temps le récit des victoires du quartier qui a acquis ce qu’il lui manquait : l’eau courante, l’électricité, le bus, etc.

T : Le film est construit pour nous faire partager le point de vue de création du cinéaste avec les premières images Super 8, puis le casting par exemple. On voit un film se construire devant nous.

JR : Oui, on peut dire qu’on voit un film se construire devant nous. En même temps, on a quand même l’impression d’une espèce de mise en place extrêmement rigoureuse. La force de ce film, c’est celle de cette parole. Une parole qui vient de gens qui ne sont pas censés être des acteurs, qui essayent de penser leur vie. C’est quelque chose qui est extrêmement fort : cette mise en scène de la parole, que les gens peuvent tenir sur leurs conditions.

T : Ce qui nous frappe dans le film, c’est en effet cette mise en scène de la voix, de la parole, ce passage du documentaire à la fiction, et surtout, le rôle central que joue le jardin – du potager à la fleur que l’on admire. Est-ce que cette mise en scène du sensible et cette narration autour de la beauté ont fait écho à vos travaux ?

JR : Oui. La parole ne se sépare jamais de ce dont elle parle, qui est aussi le tissu sensible d’où elle sort. Le paradoxe du film, c’est qu’il y a toujours au premier ou au second plan des feuilles, des arbres, des tomates, des roses, des marguerites, et puis toujours, juste derrière, le chemin de fer, l’autoroute : un décor suburbain. Il y a cette chose qui est effectivement très forte, la tentative de garder ce qui fait nature, et ce qui fait beauté. C’est très frappant. Bien sûr, le plus évocateur, c’est la vieille dame et la petite fille. Pour cette séquence, on voit bien que José Luis Guerín a dû chercher l’angle pour avoir un coin qui fasse vraiment campagne, avec cette vision des fleurs qui marquent le chemin du fils qui est mort. Il y a une volonté de maintenir présent dans l’espace ce qui n’est plus, même si on semble en même temps le tourner en dérision avec ces couronnes de fleurs.

Il y a ce rapport à une beauté, menacée ou à une nature menacée qui passe souvent par des références externes. On pense notamment à cette évocation du western qui parcourt tout le film avec un côté paradoxal : lorsque le vieux dit « on pourrait faire ici un western, il y a l’espace pour cavaler », cet espace, on ne le voit nulle part. Quand il y a un plan large, il y a toujours une ligne à haute tension, une autoroute, un bout de voie ferrée. Donc cette référence au paysage est en même temps une référence aux émotions qu’on a pu ressentir en voyant un western. Il y a un tout petit moment, où on voit un bout de western sur l’écran de la télé dans un des nouveaux appartements. Il y a bien sûr le moment où ils chantent en chœur Red River Valley qui fait penser à cette séquence où l’on reprend la chanson de Rio Bravo ( My rifle, my pony and me ) dans le film de Victor Erice (Fermer les yeux, 2023, ndlr).

Le décor sensible du film est quand même toujours fortement marqué par ce que Guerín lui-même a pu ressentir devant des films, qui n’avaient rien à voir avec les problèmes d’urbanisation. Ce qui me touche, c’est que ces fleurs, ces couronnes de fleurs, la petite fille avec les marguerites, les deux vieux au milieu des tomates ou des roses, tout cela, mêlé avec des souvenirs de cinéphile, crée une sorte de conjonction, des hétérogènes qui répond un peu à ce que j’ai essayé de faire moi-même, en mettant ensemble des dialogues de Platon, des lettres d’ouvriers et tel passage de Flaubert. Ici, les émotions qu’un fou de cinéma a pu ressentir devant des films hollywoodiens viennent rencontrer ce que peuvent exprimer des gens qui n’ont pas particulièrement de culture cinématographique ou autre, mais qui effectivement tiennent à une fleur, un cognassier ou une canne à sucre. C’est ça que José Luis Guerín parvient à faire : conjoindre deux régimes de sensibilité, celui de la petite fille à qui on a appris à aimer les fleurs et sa sensibilité propre de cinéphile.

T : Le film ne se contente pas d’observer la vie d’un quartier en marge. Il révèle comment la marginalité est une position qui rend le paysage politique. Comment cette perspective de la marge agit-elle comme un révélateur des questions sociales et politiques liées à l’aménagement du paysage ?

JR : Je pense que ce n’est pas tant un film sur le paysage que sur le territoire. Le paysage est toujours très fortement lié à une forme de vie. Ici, des gens sont arrivés du sud, se sont installés, ont construit illégalement et ont finalement tout fait par eux-mêmes. Il y a donc l’idée d’un territoire que les habitants ont fait eux-mêmes et que des gens viennent ensuite supprimer ou voler. Il y a ce double rapport conflictuel, au chemin de fer qui va les exproprier mais aussi à l’écologie urbaine, aux jardins partagés, à la promenade qu’on trace pour les délassements des urbains. Il y a cette double forme d’expropriation ressentie par des gens qui savent ce qu’est un territoire, un potager ou un jardin face une idéologie abstraite du territoire ou de la planète. Le film est politique par ce sentiment du lien à un territoire qui est celui de votre histoire, que l’on a construit.

On voit les deux vieux et leur copain passer leur temps à évoquer des souvenirs. On pourrait dire qu’ils sont un peu réactionnaires, ils font des déclarations anti-écolo. Mais il y a ce moment très fort où le vieux Guilhem commence à évoquer la Révolution française. Il conclut que la lutte sociale est la clé de tout. Subitement, le message anti-écolo n’est plus un message réactionnaire mais devient un message qu’on pourrait qualifier d’ultra-gauche. Pour moi, ce lien est très fort : celui entre les roses, les tomates, le rapport à l’histoire et puis cette déclaration politique finale d’un personnage qu’on n’a jamais vu particulièrement militant.

T : Il y a aussi cette question du droit à vivre, incarné de manière concrète par le droit de se baigner dans la rivière, dans le canal. C’est tout le sens de la séquence finale et ce qu’elle implique : la possibilité d’échapper à une forme d’oppression.

JR : Oui, et il y a ce rapport en boucle, entre le début et la fin du film. On rejoint un faux passé, un peu illusoire, un peu « paradis perdu ». Il y a cette idée d’un tout petit bout de territoire libre, et pourtant, le train est tout près : on l’entend, on le voit passer. Il y a comme une chose que l’on a construite concrètement et, en même temps, imaginairement construite. Les habitants ont construit l’imaginaire d’un lieu. Éventuellement, cet imaginaire peut être transmis. C’est ce que l’on voit lorsque les enfants, qui viennent d’un peu partout, sont capables de s’approprier la mémoire de ce lieu et de son imaginaire. Le film est construit autour de ce rapport à ce tout petit bout de rivière qui, avec deux rochers et quelques arbres, donne l’impression d’une forêt et où le cinéaste a créé des perspectives qui font penser aux Everglades des films américains. Cela résume en quelque sorte l’idée du paradis perdu, qui est en même temps l’endroit où on peut s’amuser, danser, chanter, où l’on peut faire la fête. Je pense à cette fiesta finale qui, j’imagine, n’est pas exactement la prise documentaire d’un dimanche à la campagne, mais qui a été construite par la cinéaste. Elle illustre au fond la capacité d’un lieu à synthétiser toute une forme de vie. C’est pour ça que ce n’est pas tellement un film sur le paysage. Qui dit paysage dit malgré tout plan large, or dès qu’il y a un plan large, il n’y a plus de paysage dans ce film. Par conséquent, nous avons des fragments : ce petit coin avec les fleurs dont on a compris par des plans antérieurs qu’il est juste derrière des immeubles, cette terrasse de café avec ses ombrages où l’on fait des couronnes de fleurs en chantant mais où le train passe juste derrière. C’est vraiment une manière de construire un territoire avec des fragments de nature, un petit plan de fleurs, un potager, une rivière, un canal. C’est ça l’important, et en même temps, le tout est soutenu par un imaginaire des grandes plaines ou du bayou magique.

T : Le film crée un lien fort entre l’intime et le paysage. Nous avons été particulièrement sensibles à l’utilisation du reflet comme motif qui permet d’observer une action à travers les vitres des immeubles. Nous pensons notamment à cette séquence où l’on observe à travers les reflets de ces fenêtres le déplacement des arbustes.

JR : Oui, ces reflets sont là comme pour maintenir une mémoire du paysage sur les immeubles, qui en sont la destruction. Et cette séquence des personnages qui passent sur cette colline, au loin, en portant les arbres arrachés, c’est aussi plein de souvenirs filmiques. On pense à Bergman et au plan final du Septième Sceau (1957) en les voyant passer là-haut. En même temps, on est en plein mythe. Quelqu’un qui connaît un peu les jardins sait bien qu’il y a peu de chances qu’un arbuste déterré en pleine floraison puisse reprendre. À ce moment-là, ces plantes arrachées au jardin voué à la destruction sont transformées en un symbole quasi mythologique.

T : Avec un tournage étalé sur deux ans et demi, le film intègre naturellement le cycle des saisons et le temps long. Dans l’entretien que Guerín nous a accordé, il a souligné cette tension entre le temps du tournage et le temps de la narration, du montage. Dans le film, on perçoit bien ce rapport au temps, cette idée de justesse quant au quartier et à la vie de ses habitants…

JR : Oui, je pense qu’il y a deux logiques : il y a une logique qu’on pourrait appeler spatiale où on fait le tour du quartier, de ce qui reste de jardins et de souvenirs du passé face aux immeubles modernes. Et il y a une logique chronologique qui suit la progression des travaux et le devenir des personnages, la fin du potager des Indiens, la maladie et la mort du vieil Antonio qui avait été le premier personnage du film. Ces deux logiques sont un peu imbriquées. Il y a des personnages qui portent en quelque sorte le mouvement vers la fin, vers la mort et puis il y a des personnages qui font circuler l’idée de la vie, d’un espace particulier, et ceux-là, les deux vieux et leur copain, sont presque, disons, indestructibles.

T : Est-ce que vous connaissiez le cinéma de Guerín, excepté ce film ?

JR : J’avais vu un certain nombre de films à la rétrospective qui avait eu lieu avec Jonas Mekas à Pompidou il y a un certain temps. J’avais donc vu Tren de Sombras, Dans la ville de Sylvia, et aussi le documentaire sur un suicide (Recuerdos de una mañana, 2011, ndlr). Il y a toujours une histoire de suicide chez lui, c’est quand même très intéressant.

T : Le film emprunte au documentaire et à la fiction. Au-delà du parallèle avec Pedro Costa, cette démarche hybride trouve-t-elle selon vous des équivalents dans le cinéma actuel ou dans l’histoire du cinéma ? Et, dans cette exploration de la mémoire, percevez-vous des échos ou des influences de cinéastes comme Jonas Mekas ?

JR : Je ne connais pas assez Mekas pour vous répondre. Ce que j’ai vu de lui était assez loin du jeu entre documentaire et fiction qui est propre à José Luis Guerín. Ce jeu me fait plutôt penser à Pedro Costa, à son intérêt pour l’investigation d’un lieu et sa façon de créer des scènes à partir des récits des personnes concernés qui deviennent acteurs de leur propre vie. Je pense aussi à Victor Erice qui joue autrement sur l’ambiguïté fiction/réalisme, et qui a aussi cette manière d’investir une culture cinématographique en la déplaçant.

T : Par ailleurs, José Luis Guerín décrit son film comme un « work in progress », un film « en train de se faire », et non comme une œuvre finie. Comment cette idée d’un film en cours de réalisation infuse-t-elle la structure et la narration ? Cela rend-il l’œuvre particulièrement moderne ?

JR : Je suis moins sensible au film « en train de se faire ». Bien sûr, il y a une manière de suivre un processus, éventuellement, de filmer, de monter un peu au fur et à mesure. En même temps, je suis quand même très sensible à l’effet de clôture, c’est-à-dire que malgré tout on démarre avec la rivière, on finit sur la rivière. Il y a une espèce de boucle, un processus temporel qui est une histoire de destruction mais qui se passe entre deux lieux qui restent finalement identiques à eux-mêmes.

T : Le visionnage de ce film a provoqué chez moi une sorte d’écho avec ce que vous avez pu écrire dans Le temps du paysage (La Fabrique Edition, 2020). Je pense par exemple à l’image que vous aviez invoquée sur le tableau Improvements, où l’on voyait deux paysages changer radicalement : on passait d’une nature littérale à un espace façonné par l’homme. Dans le film de Guerín, cette transformation modifie effectivement les manières d’habiter ce paysage. C’est précisément par rapport à cette idée que je trouvais qu’il y avait un parallèle assez beau avec vos écrits.

JR : Ce sur quoi j’avais insisté dans Le temps du paysage c’était la façon dont le paysage valait comme métaphore d’un ordre politique et social par la manière dont les plantes s’y distribuaient et formaient un ensemble. Au XVIIIème siècle, les théoriciens du jardin à l’anglaise y voient le modèle d’un ordre libéral, fondé sur les arrondis et les dégradés, contre l’ordre absolutiste et rectiligne du jardin à la française. Mais, leurs courbes bien polies et leurs bouquets d’arbres bien isolés sont à leur tour mis en cause par les tenants d’une nature où les végétaux se répartissent sans hiérarchie. La gravure Improvements montrait un coin de forêt protecteur et familier bouleversé par les architectes paysagistes – les « improvers » – qui remplaçaient les chênes protecteurs par des conifères altiers et sans ombre et traçaient des routes rectilignes entre les barrières en closant les anciens commons, obligeant ainsi les habitants à de longs détours. On peut y voir un parallèle avec l’aménagement du territoire dans le film, qui détruit ce petit coin de campagne symbolisé par le potager des Indiens. Il ne s’agit pas d’improvement mais de destruction pure et simple. 

Mais la partie se joue à trois. Il y a les habitants qui défendent leur campagne, les ingénieurs qui rasent tout mais aussi, hors-champ et présents surtout dans le discours des vieux, les tenants de l’écologie citadine qui remettent de la nature en compensation de celle qui a été perdue

Entretien réalisé à Paris le 19 novembre 2025, par Corentin Ghibaudo et Solène Monnier

Retranscription : Solène Monnier