Entretien avec Jérôme Pacouret pour la sortie du livre Qu’est-ce qu’un auteur de cinéma ?
La remise en question de la notion d’auteur dans l’industrie du cinéma constitue l’un des chantiers critiques parmi les plus importants de notre génération, mais aussi, surtout, une question épineuse, presque sans solution. Parce qu’on l’utilise au quotidien et qu’elle constitue un outil indispensable, ce trop-plein d’efficacité complexifierait presque la tâche que l’on se donne aujourd’hui d’en dissocier les apports théoriques des abus concrets et matériels qu’elle facilite pourtant. Alors quand un livre dédié à cette question est édité par le CNRS, les vieux réflexes de méfiance de la critique vis-à-vis de la recherche resurgissent, intacts. Mais l’ouvrage de Jérôme Pacouret dépasse rapidement ce à quoi l’on pouvait s’attendre pour réfléchir cette terrible notion d’auteur, selon un prisme marxiste absolument efficace pour interroger de nombreux rapports de domination, et depuis plusieurs formes du cinéma, de l’expérimental au grand public. Cette recherche s’est avérée tellement riche et ouvrait à ce point de nouvelles manières de considérer la notion d’auteur pour la critique, qu’il nous a semblé pertinent de revenir dessus. Encore donc, mais en compagnie de Jérôme Pacouret cette fois.
Tsounami : Pour commencer, peux-tu nous décrire quels étaient les
enjeux pour toi dans le passage de ta thèse à un ouvrage sur la notion
d’auteur au cinéma ? Ouvrir ce débat avec un plus grand public ?
Jérôme Pacouret : C’est le deuxième livre lié à ma thèse. Elle avait notamment
intéressé des juristes puisqu’à l’origine, je traitais la question de l’auteur de cinéma en étudiant des luttes autour de la propriété des films. Donc j’avais fait un premier livre sur les droits des auteurs de cinéma, qui était, lui, beaucoup plus étroitement basé sur ma thèse1. Puis j’ai retravaillé pendant plusieurs années sur cette question de l’auteur, à partir de ma thèse, mais en réécrivant l’essentiel et en étendant l’analyse à des objets comme le rapport des spectateurs aux cinéastes, ou la contestation féministe et anticolonialiste de l’auteur. J’ai pu vraiment creuser une question qui intéressait les sociologues, mais aussi les historiens du cinéma, et qui m’intéressait aussi en tant que spectateur, pas seulement en tant que chercheur. L’idée de ce type de livre, c’est de toucher un public plus large que celui des seuls spécialistes. Ici, j’écris aussi pour des cinéphiles qui peuvent se demander d’où vient leur habitude d’attribuer les films à des auteurs, et ses enjeux politiques. Je me suis permis par moments des formes d’écriture qui contrastent avec l’écriture académique classique, notamment à travers la petite fiction qui conclut le livre, et qui permet de transmettre quelques idées à des lecteurs qui ne liraient pas les 450 pages les plus sérieuses. Et j’espère que l’étude de l’auteur de cinéma peut éclairer d’autres mondes professionnels, notamment parce que j’analyse des rapports de classe, de genre, des formes d’autorité, etc.
T : Parmi les publics que tu cites, il n’y a pas la critique. Pourtant, on sent dans ton livre, disons a minima de l’intérêt pour elle. Et pourtant, quand on voit l’ouvrage arriver, on a pu craindre une sorte de rejet mutuel de nos deux champs, alors qu’au contraire, ta cinéphilie que tu exposes, en traitant par exemple de cinéma expérimental, témoigne de ton intérêt pour différentes formes d’œuvres mais aussi de discours. Appréhendais-tu la critique ? Avais-tu envie de t’en nourrir ? De discuter avec elle ?
JP : Cette discussion avec la critique, que j’ai entamée avec la parution de cet ouvrage
et qu’on poursuit tous les deux aujourd’hui, j’en suis extrêmement ravi, mais c’est en
partie une bonne surprise. Tu as évoqué tes propres réticences. De mon côté, quand
j’ai commencé mes recherches, le dialogue entre critique de cinéma et sociologie était très conflictuel. Bien sûr, j’ai lu énormément de critiques, j’en lis chaque semaine, et je vois des films. Et le livre traduit aussi un amour et une curiosité pour le cinéma, et pour des cinémas très différents. Mais je ne m’attendais pas forcément à ce qu’une conversation débute car cette notion d’auteur est au cœur des divisions et incompréhensions entre les sciences sociales et les critiques. Un certain nombre de critiques de cinéma, pendant longtemps, ont refusé certaines analyses sociologiques de cette notion, surtout lorsqu’elles venaient du féminisme. Et du côté des sciences sociales, beaucoup de travaux ont eu tendance à simplement considérer l’attribution des films à des auteurs comme une idéologie ou une forme de méconnaissance qui obscurcissait le caractère collectif de la création des films. Dans ce livre, je montre que c’est plus compliqué que ça. Certes, la notion d’auteur implique des rapports de pouvoir, mais elle est aussi un instrument de pensée, une source de plaisir cinématographique. On ne peut pas trop facilement évacuer l’intérêt cinéphilique, esthétique et même scientifique de l’auteur au simple motif que les films sont fabriqués collectivement !
Il faut aussi situer la réception de mon ouvrage, et le dialogue qu’il rend possible avec des critiques ou même des cinéastes, dans le moment #MeToo. S’il n’y avait pas eu #MeToo et si #MeToo ne s’était pas étendu à la critique du pouvoir des auteurs, et pas seulement à la dénonciation d’auteurs pour viol, si d’autres comme Geneviève Sellier n’étaient pas intervenues sur cette question2, l’intérêt pour mon livre et son approche serait sans doute moindres.
T : La remise en question actuelle de cette notion appelle en effet à de
multiples sources. En tant que critiques, on a besoin aujourd’hui plus que
jamais de lire sur cette question, mais surtout de sortir de notre zone de
confort. Dans ta réécriture, as-tu ressenti quelque chose de similaire en
lisant des textes éloignés de ton corpus, qui t’auraient peut-être aidé à
mieux comprendre comment est perçue cette notion chez d’autres
personnes ?
JP : Tout à fait. La critique a nourri mes recherches. Voir des films, lire des historiens
qui mobilisent cette notion, tout ça a été essentiel dans la construction de mon
approche. Pour résumer, en étudiant les luttes de définition des auteurs, j’avais
commencé par adopter une vision qu’on peut dire « idéaliste » de l’auteur, au sens où j’y voyais une vision du travail cinématographique, que les réalisateurs avaient réussi à imposer. Et c’est en partie en lisant la critique, les historiens, et en faisant mes propres classes de cinéphile, que j’ai ensuite évolué vers une approche qu’on peut dire plus matérialiste ou constructiviste, qui est plus attentive aux rapports de production, à la manière dont les films sont montrés et vus, etc. Le jour, je faisais mon analyse critique sociologique de l’auteur, et le soir je passais mon temps à parler de mes goûts pour tel ou tel cinéaste. Plutôt que de dissocier les deux, il fallait être capable de comprendre et de prendre au sérieux l’importance de l’auteur dans l’expérience du cinéma.
T : Ton ouvrage est justement intéressant en ce qu’il ne cherche pas à
réfléchir un monde complètement abstrait sans auteur, mais plutôt à
remodeler cette notion, ou du moins à la penser dans ses contradictions,
en révélant bien sûr qu’elle permet des abus d’une part, mais aussi
l’identification d’œuvres de l’autre.
JP : C’est au cœur des conclusions scientifiques et politiques de mon livre. L’attribution des films à leurs réalisateurs est institutionnalisée dans les rapports de productions et de diffusion des films. L’auteur n’est pas seulement une notion inventée et utilisée par les critiques. Je décris dans mon livre des rapports de production fortement structurés par l’idée que le cinéaste est l’auteur et la source de la valeur des films. Cette croyance structure la manière dont les films sont financés, fabriqués, promus, etc. Jusque dans des dimensions de la création et de la valorisation des films que les cinéphiles méconnaissent peut-être. Les dossiers de presse, que peu de spectateurs lisent, sont un bon exemple : les distributeurs préparent la réception du film comme œuvre du réalisateur. En décrivant sa filmographie, en l’interviewant etc. Quand bien même on voudrait remettre en cause l’auteur, ce qui n’est pas le seul axe de lutte que j’esquisse dans mon livre, il ne suffit pas de dire que les films sont collectifs, comme on l’entend souvent. Il faut aussi travailler à inventer d’autres manières de faire et de voir les films, ce qui constitue une tâche immense !
Un autre intérêt du livre à mon sens, par rapport à la sociologie du cinéma telle qu’elle se fait en France, était aussi de se décentrer du cinéma d’auteur français. Le livre porte sur la France et les États-Unis, et parle aussi de cinéma grand public et de cinéma expérimental, c’est-à-dire de formes de cinéma souvent laissées de côté quand on analyse l’auteur, y compris en sociologie. Certains travaux considèrent que l’auteur est une particularité du cinéma d’auteur, ou que le cinéma grand public est dominé par les producteurs. Ce sont de grosses simplifications. Quand on lit la critique, on voit facilement que les réalisateurs sont aussi omniprésents dans l’analyse du cinéma grand public, de films d’action ou d’horreur, de comédies, etc. L’auteur y est certes construit de manière différente, mais il est essentiel dans le regard de certains cinéphiles sur ces films-là.
T : Cela rejoint une intuition que l’on avait développée dans notre table ronde sur la question : la pertinence estimée d’une lecture marxiste et intersectionnelle de la notion d’auteur. Dans la critique, la politique des auteurs ne serait que la première étape. Il faut aller plus loin : qui a le pouvoir économique ? Grâce à qui vient l’argent sur un projet ? D’où vient-il ? Si on a eu tendance à dire, dans le cinéma d’auteur en particulier, que l’auteur était essentiel dans la levée de fonds de ces films, parce qu’il s’agit de son film, son scénario, ses thématiques, on voit bien dans d’autres formes de cinéma que l’argent peut être plus facilement trouvé par d’autres personnes dans la chaîne d’un film. À Hollywood par exemple, il est assez intéressant d’observer que les acteurs ont une position bien plus importante, que des films sont montés sur des têtes d’affiche. De la même manière dans le cinéma expérimental, tu expliques très bien que l’argent n’est pas du tout une question centrale. Est-ce que dans tes recherches, la lecture de textes marxistes était prioritaire ? La trouves-tu assez mobilisée dans la recherche ? On s’étonne que cette lecture soit assez rare au final, en tout cas dans la critique, alors qu’elle permet de nuancer largement la politique des auteurs…
JP : Je viens de la sociologie, et à l’origine, dans mon projet de recherche, les deux auteurs centraux étaient plutôt Foucault et Bourdieu. Mais je me suis aussi appuyé sur Marx et des travaux marxistes. Pas pour tout rapporter à des logiques économiques, au contraire : je montre de bien des manières que la construction de l’auteur ne se résume pas à des rapports de production, ou à une infrastructure dont l’auteur serait simplement une superstructure. Cela étant, je conceptualise la distinction entre auteur et non-auteur comme une forme d’exploitation symbolique, en combinant Marx et Bourdieu. Pour moi, la question de l’exploitation, en sociologie de l’art, est négligée. L’approche de Howard Becker, qui domine pour l’étude du travail artistique collectif, a tendance à négliger un certain nombre de rapports de pouvoirs, qu’ils soient de classe, de genre ou de race par exemple. Et cette approche laisse de côté comment la distinction entre auteur et non-auteur ne reflète pas seulement le travail ou des discours, mais consiste en un rapport d’exploitation qui survalorise certaines professions au détriment d’autres. Donc effectivement, un certain marxisme, articulé à d’autres approches, est tout à fait pertinent pour explorer la manière dont les films sont produits et valorisés. Et pour moi il est nécessaire de prêter davantage d’attention à certains rapports de domination dans l’analyse des mondes de l’art, notamment pour comprendre des inégalités économiques. Un de mes chapitres est consacré aux rapports de classes et à des problématiques très marxistes. Il analyse d’immenses inégalités économiques comme fondées sur des rapports d’exploitation, mais aussi des luttes de classes du monde du cinéma, qui sont très brutales. L’analyse de ces batailles économiques est plutôt marginale en sociologie de l’art. Mais du côté de l’historiographie américaine, des travaux comme ceux de Janet Staiger se sont déjà appuyés sur Marx pour étudier les modes de production hollywoodiens.
T : Tu rappelles finalement, et tout simplement, que le cinéma est un
travail. Cela explique pourquoi tes travaux ont pu intéresser des juristes, là où le droit est justement la cheville qui permettrait aussi de repenser le cinéma, d’encadrer ce travail et de protéger celles et ceux qui évoluent en son sein.
JP : Une de mes motivations à la fois scientifique et politique, c’est de remettre en
cause la dénégation de la domination et de la violence dans les mondes de l’art, et leur justification au nom de l’art. Dans le cas du cinéma en particulier, mais ça vaudrait aussi pour d’autres mondes sociaux où des gens font valoir leur désintéressement et leur engagement, certains rapports au travail et certaines relations de travail favorisent l’invisibilisation ou la légitimation des violences et des rapports de pouvoir. Des visions idéalisées du travail contribuent à produire de la souffrance et des inégalités. L’auteur, c’est une source de connaissance et de plaisir, mais aussi de violence, de domination et d’inégalité. Et ce sont aussi ces rapports de pouvoir que je tiens à mettre au jour.

T : Ton ouvrage est aussi impressionnant par la manière dont il est traversé par des sources si différentes. On peut y voir citées des autobiographies américaines d’anciens directeurs de syndicats hollywoodiens comme King Vidor, mais aussi des auteurices français·es qui se sont exprimé·es à la SRF (Société des réalisatrices et réalisateurs de films, ndlr)… on rentre complètement dans la matérialité de toutes ces questions : peut-on faire de l’art en travaillant 35h par semaine ? Y a-t-il une justification à fonder un régime exceptionnel en droit du travail pour la chose artistique ? etc. Comment as-tu bâti un tel corpus ?
JP : La lutte autour de la convention collective du cinéma de 2010, que j’aborde dans
mon chapitre sur les rapports de classe, montre bien comment le statut d’auteur, et
certains discours qui l’accompagnent, contribuent à reproduire et à dénier des formes d’exploitation, de violence et d’inégalité. Du point de vue d’un observateur extérieur comme moi, ce qui se jouait était vraiment de l’ordre de la lutte des classes, avec une opposition entre des patrons et des salariés, et notamment les moins rémunérés d’entre eux, au sujet des conditions de travail et des rémunérations. Mais certains cinéastes opposés à la convention collective ont pu défendre que faire du cinéma ce n’était pas un travail, et donc que le droit du travail n’avait pas à s’appliquer, ou alors de manière très différente. Heureusement, ce point de vue devient de moins en moins défendable, mais il était dominant du côté des cinéastes il y a une dizaine d’années. Et mon livre peut aider à le contester.
T : Interroger tout simplement le coût des images : veut-on voir une image qui a coûté dix heures de prises pour une actrice ? Des méthodes de travail qui reposent sur l’épuisement ont un coût économique, mais
aussi physique, mental…
JP : Dans votre table ronde, tu poses la question importante de ce qu’on doit faire des films qui ont été basés sur des formes de violence ou d’exploitation. Pour revenir aux sources, je viens d’abord d’un courant sociologique qui a l’habitude de croiser des méthodes à la fois quantitatives et qualitatives. Et c’est un ouvrage de sociologie historique où je remonte jusqu’au début du XX e siècle, et qui traite aussi de la période contemporaine, à l’aide d’entretiens et d’observations. Mais c’est surtout l’objet même, et mon approche, qui m’ont amené à mobiliser plusieurs types de matériaux. Pour expliquer la genèse du statut d’auteur, il m’a fallu analyser les discours de nombreux professionnels du cinéma, puisque cette notion d’auteur ne reflète pas simplement des rapports de production : elle a aussi été construite à travers des luttes symboliques. Ces luttes mobilisaient certains des plus grands noms des professions de scénariste, de réalisateur et de producteur, mais aussi des gens maintenant inconnus ou méconnus, qui étaient présidents ou porte-paroles de syndicats ou d’associations professionnelles. Dans diverses arènes juridiques, médiatiques et professionnelles, ces professionnels se battaient pour imposer leurs visions de l’auteur et du cinéma. J’ai analysé leurs luttes à l’aide de diverses sources juridiques, de nombreuses autobiographies, et de diverses revues culturelles et corporatistes, dont certaines sont peu connues et étudiées en France. Pour analyser les rapports de production, j’ai aussi mobilisé d’autres matériaux qualitatifs et produit des statistiques. Pour montrer comment la division du travail cinématographique s’encastre dans des rapports de classe et de genre, j’ai notamment produit et exploité des données sur les inégalités de rémunérations et sur les inégalités de genre. Dernière chose, les travaux sur l’auteur de cinéma se focalisent généralement sur les rapports de production, ou sur la critique professionnelle. L’auteur est moins étudié au regard de la médiation, la commercialisation et la réception des œuvres. C’était pour moi essentiel car c’est autant une construction des spectateurices et des critiques, que de celleux qui fabriquent les films.
T : Ce qui explique aussi la force d’une telle notion : tout le monde l’utilise. Même des personnes qui souhaiteraient remettre en question l’auteur l’utilisent, par besoin. Tu écris aussi sur le ruissellement de la
notion d’auteur : travailler avec un auteur renommé fait ruisseler le prestige. Donc même si un travailleur est contre, il peut en avoir besoin.
JP : Tout à fait. C’est un côté pervers de ce rapport de domination entre auteur et non-auteur : pour certain·es professionnel·les (monteur·ses, chef·fes-op’…), exister et accéder à la reconnaissance dans son métier implique de valoriser ses collaborations avec des cinéastes reconnus. Et donc de participer à la reproduction de cette distinction entre auteurs et non-auteurs. Si l’on excepte les acteurices, c’est d’ailleurs largement parce qu’ils ont travaillé avec tel et tel grand cinéastes qu’exceptionnellement, d’autres professionnels peuvent avoir droit à des interviews ou des rétrospectives, par exemple. Mais si des professionnels comme les « chefs de poste » ont l’habitude de valoriser les cinéastes, ce n’est pas seulement par intérêt. C’est lié aussi à leurs habitudes de spectateurs, et au fait que leur passion pour le cinéma peut impliquer l’amour des œuvres de certains auteurs, par exemple.
T : Le fait de t’intéresser à la médiation pose aussi la question du regard, qui est situé aujourd’hui. Avec le cas toujours brûlant du Dernier Tango à Paris par exemple, il semble complexe de trouver une réponse définitive. C’est une question qu’on se pose toujours : que faire de ces
films dont on sait le coût des images ? Tes travaux t’ont-ils permis de faire des découvertes scientifiques qui t’ont permis, en tant que cinéphile, de trouver une position ou une éthique par rapport à cela ?
JP : Ce n’est pas une question que je traite dans mon dernier livre, mais elle m’intéresse de plus en plus. Dans mes recherches à venir, je compte étudier la violence en art. Pas seulement les rapports d’exploitation qui sont au cœur de ce livre, mais aussi les violences physiques, sexuelles, morales. Je me lance sur ce nouveau terrain, donc je ne peux pas encore en tirer de conclusions. Mais il y a quelque chose d’un point de vue éthique qui me pose problème : c’est l’excuse artistique. Ou comment certaines violences sont justifiées au nom de l’art, par exemple lorsqu’un film aurait tellement de valeur qu’il justifierait d’une certaine manière des formes de violence. C’est quelque chose qui me révolte, et de plus en plus, car malgré #MeToo on peut toujours entendre ce genre d’arguments. À propos de Breillat par exemple, et du viol de Caroline Ducey sur le tournage de Romance (1999), j’ai récemment entendu dire « quand même, ça fait une belle scène ». Ça m’indigne d’un point de vue éthique, mais ça me motive d’un point de vue scientifique parce que cela pose pour moi la question du lien entre la violence et la valeur des œuvres, et je pense qu’on ne la pose pas encore assez.
C’est quand même l’une des qualités du dernier livre de Sellier que de mettre en relation les violences commises par des professionnels du cinéma et les films eux- mêmes. Il faut continuer. Par exemple, sur Le Dernier Tango à Paris, la justification de Bertolucci, c’est de dire « je voulais des vraies larmes de jeune fille, je ne voulais pas des larmes d’actrice ». Un argument esthétique donc. Il faut lutter contre toutes les formes de violence, et il y en a beaucoup sur les plateaux, comme le font des actrices et d’autres militantes engagées dans la lutte contre les VSS. Et il ne faut pas dissocier cette lutte-là de la pensée sur le cinéma et les films, comme on peut parfois le faire. Il faut réfléchir à comment des films servent d’excuses à certaines violences, mais aussi à comment la violence est intégrée dans certaines manières de voir les films, et de les faire. Une piste que j’aimerais creuser, c’est celle des relations entre la violence, sous plusieurs formes, et certaines conventions réalistes. Ce n’est peut-être pas complètement un hasard si certains des auteurs les plus connus pour leurs violences envers les acteurices, et parfois les technicien·nes, on peut penser à Kechiche, Pialat, Breillat, mais on pourrait en trouver d’autres, sont souvent des cinéastes dont on a beaucoup apprécié un certain naturalisme ou des effets de réel dans les représentations de relations entre les personnages. Et moi compris ! Je pense que c’est une question qu’on peut aussi se poser en tant que critique.
T : Ce type de questionnements, nécessaires, relève d’une certaine complexité en raison de sa force d’incarnation. D’une part, la cinéphilie est une passion qui entretient, de fait, un rapport fétichiste : aux objets, aux œuvres. C’est aussi une question d’engagement (de temps, de goût). De l’autre, un cinéaste comme Cassavetes par exemple, a pensé et fabriqué ses films dans l’esprit de troupe. Donc il est à la fois membre de la troupe, et le patron, celui qui la fait vivre. Ensuite, il y a aussi le fait que les débats récents sur la notion d’auteur puissent sembler complètement parallèles : on utilise parfois les mêmes mots mais on ne s’accorde pas du tout sur leurs définitions… Avec quels termes parler ? L’impasse critique dans laquelle on se trouve vient aussi des définitions et de l’incarnation de ces termes.
JP : Peut-être que mon livre amorce un peu ça en avançant qu’il n’y a pas de contradiction entre l’emploi des noms d’auteur et l’analyse des conditions économiques de fabrication des films, des rapports de production, du rôle des collaborateurices. Je pense que la question des violences doit vraiment être posée en combinant l’analyse des œuvres, de la division du travail cinématographique, et de rapports de pouvoir plus globaux. Et ce n’est pas encore quelque chose que j’ai beaucoup travaillé, sauf peut-être dans la petite fiction qui clôt mon livre, mais l’amour du cinéma est structurant dans le travail et la vie sociale des professionnels du cinéma. Et cela complique forcément l’analyse de certaines choses.
Un autre point qui me semble important, c’est que bon nombre de collaborateurices des auteurs sont bien souvent prêt·es à filmer dans des conditions de travail difficiles. Par un mélange de contrainte et de passion. C’est quelque chose qu’il faut prendre au sérieux, tout en observant comment la passion est récupérée à des fins réactionnaires et conservatrices, au service de la reproduction d’inégalités existantes. Il faut être méfiant vis-à-vis des professionnels en position d’autorité et de domination qui invoquent l’amour du cinéma pour justifier le don de soi, un engagement total, ou certains rapports de pouvoir. Évidemment, la question des violences au travail,qu’elles soient morales, sexuelles ou autres, est très liée à cette question de la passion ou de l’amour de l’art. Je pense qu’il faut encore beaucoup enquêter à ce sujet, dans des lieux comme les écoles de cinéma par exemple.
T : Pour appuyer ce point, rappelons aussi que le point de départ de #MeToo, c’est le cinéma. On peut se poser cette question : pourquoi ce mouvement de libération de la parole, devenu mondial et transdisciplinaire, est parti du cinéma ? Quelle est la particularité du cinéma dans cette question ? Les violences n’ont bien sûr pas commencé en 2017.
JP : Beaucoup de discours pointent l’exceptionnalité du cinéma, ou au contraire la nient. Évidemment, il y a des spécificités dans le cas du cinéma, mais je pense qu’il faut enquêter pour mieux les comprendre, plutôt que de les décréter ou les nier a priori. Mais #MeToo montre aussi que ces violences touchent énormément d’espaces professionnels, notamment parce que leur terreau en situation professionnelle, c’est le patriarcat, mais aussi des rapports d’autorité et des inégalités économiques. Dans le cadre de la commission sur les VSS dans la culture, des enquêtes réalisées par des organismes professionnels montrent qu’on retrouve des violences à différents niveaux hiérarchiques. Pas seulement entre des producteurs et réalisateurs et des actrices, mais aussi entre des chefs de postes et leurs subordonné·es. Ce qui autorise des hommes, le plus souvent, à violenter leurs collaborateurices, c’est le fait d’avoir du pouvoir et une autorité qui se fonde souvent sur le contrôle de l’accès à l’emploi. Autre chose : les actrices dénoncent les violences sexuelles et sexistes qu’elles subissent dans le cadre de leur métier depuis des décennies, il faut le rappeler. #MeToo n’est pas une prise de conscience, mais un moment où la parole de personnes qui ont subi et dénoncé des VSS est plus entendue et médiatisée qu’elle ne l’a été précédemment. J’ai commencé à lire des autobiographies de stars du muet, notamment sous l’angle de la violence, et sa dénonciation est déjà omniprésente. Elles dénoncent des violences sexuelles, mais aussi d’autres natures. Leur parole n’a pas suffisamment été entendue, prise au sérieux. Cela devrait interpeler à la fois la critique et les sciences sociales, qui n’ont pas assez prêté attention à la parole des actrices et à leurs points de vue sur le travail cinématographique.
T : Ce n’est qu’une hypothèse, mais cela recroise ce que tu développes : le fait que #MeToo arrive notamment par Twitter, qui est un réseau social qui permet en premier lieu de rapprocher les stars de tous les autres individus, notamment les fans. Le cinéma produisant l’un des imaginaires les plus puissants dans la société, et que des stars sur lesquelles on a pu forger des images intactes, en résumé, qu’elles ne partagent pas le même monde que nous, et que ces mêmes stars puissent être violentées, et donc partager une forme de violence qui fait écho à des violence subies partout dans le reste de la société, on peut penser que ces conditions favorisent la meilleure entente de ce discours de nos jours. Par la même, elles font ainsi écho à toutes les démonstrations de ton livre. Les stars ont cette position ambivalente qui fait que c’est par elles qu’on peut d’une certaine manière découvrir l’ampleur de ces violences, mais d’une autre, elles accèdent au rang de star en reproduisant, volontairement ou non, des violences symboliques. Car des personnes ont travaillé à créer leur célébrité et leur valeur dans la société, sans en profiter en retour.
JP : Tout à fait. Je suis persuadé que les VSS touchent tous les mondes professionnels. Mais la médiatisation de #MeToo, et de la parole des actrices en particulier, s’est fondée en partie sur leur célébrité et leur capital symbolique. Je te rejoins aussi sur l’ambivalence de leur position. Les actrices à succès occupent des positions dominantes du champ cinématographique, mais elles sont discriminées par rapport aux acteurs et souvent valorisées pour leur subordination au réalisateur. Voire comme des créations de cinéastes, un discours auxquels même des acteurices ont pu adhérer. Et les acteurices ont joué un rôle important dans la valorisation du réalisateur comme auteur.
T : Il y a un régime de co-dépendance.
JP : Oui. Du fait de ce rapport asymétrique d’autorité, bien souvent les acteurices
peuvent être exposé·es à des violences de la part de réalisateurs, à des degrés divers
selon leur notoriété. Et les acteurices peuvent être eux-mêmes la source de violences
vis-à-vis d’autres professionnel·les moins haut placé·es dans la hiérarchie. De violences sexuelles, mais aussi symboliques. Dans le livre Se faire virer, Manon Delatre rend compte de son expérience de cheffe opératrice, un métier qu’elle a quitté3. Elle raconte comment des technicien·nes se disent entre elleux qu’une star est super sympa simplement parce qu’elle leur dit bonjour. Ça en dit long sur la violence symbolique que peuvent exercer les acteurices. Les rapports de pouvoir entre professions dominantes sont complexes. Les acteurices sont bien souvent plus connu·es que les cinéastes, ce qui peut brouiller les rapports d’autorité, d’autant plus que la célébrité des acteurices peut déterminer le financement des films. Ce sont des rapports de pouvoir complexes, et des luttes permanentes, particulièrement visibles dans le cinéma grand public, mais qu’on peut aussi observer dans le cinéma d’auteur.
Entretien réalisé à Paris le 25 septembre 2025
Retranscription : Nicolas Moreno
- Jérôme Pacouret, Les droits des auteurs de cinéma. Sociologie historique du copyright et du droit d’auteur, IFJD, 2019. ↩︎
- Voir Geneviève Sellier, Le Culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français, La Fabrique, 2025. ↩︎
- Manon Delatre, Se faire virer, suivi de Camera obscura, Éditions du commun, 2021. ↩︎

