Table ronde
La récente mise à mal de la « politique des auteurs », concept forgé dans un premier temps par François Truffaut dans sa critique d’Ali Baba et les Quarante Voleurs de Jacques Becker dans les Cahiers du cinéma, nous pousse à nous interroger aujourd’hui sur notre propre relation à cette approche critique. Que reste-t-il de cette politique dans nos pratiques ? Faut-il la dépasser ? et si oui, comment ? Pouvons-nous la conjuguer sereinement à la lumière des prises de parole de personnes victimes de violences, subies au sein de leur travail dans l’industrie cinématographique ?
Nicolas : Pour commencer cette table ronde, je commencerais volontairement par une question « simple ». La politique des auteur·ices, c’est quoi pour vous ? Vous en faites quoi au quotidien ?
Aliosha : Toute ma cinéphilie s’est construite autour de la politique des auteur·ices. J’ai toujours analysé et perçu les films selon leur cinéaste, en prenant en compte les filmographies complètes. Comme pour toute œuvre d’art, il y a un point de vue subjectif qui, forcément, est biaisé par un rapport de classe, de genre, de race, etc. Cette subjectivité existe, de mon point de vue, grâce et par cette politique même. Elle détruit toute possibilité de déification de la figure artistique. L’artiste n’est qu’un humain parmi d’autres, rien de plus, si ce n’est un regard singulier, esthétique. Tandis que si l’œuvre est collective, elle ne pourrait être qu’un entremêlement de plusieurs subjectivités, ce qui donnerait, je pense, un regard façon « Monsieur Patate » assez peu pertinent (voire dangereux, dans l’hypothèse d’un simulacre d’objectivité, inévitablement impossible à l’échelle humaine). Malgré tout, ce n’est pas aux artistes de se revendiquer auteur·ices, mais à nous (critiques et spectateurices) d’utiliser ce terme comme une approche possible du regard, un moyen d’analyse filmique.
Zoé : Effectivement, ma cinéphilie a aussi été construite par les films d’auteurs, étant moins touchée par les grosses productions. Mais en même temps, en grandissant et en découvrant tout le marché hollywoodien, je suis obligée de revoir cette notion pour l’élargir à des films qui, malgré un formatage lié à la production et la censure, ont su trouver des espaces de liberté pour que l’auteur puisse laisser place à sa singularité créatrice, ses obsessions personnelles. Donc ce n’est pas non plus la Nouvelle Vague qui a inventé l’auteur. En revanche, je ne suis pas sûre d’être d’accord avec cette idée de Monsieur Patate : un film contient tellement de paramètres incertains, tout le monde apportant sa petite patte, que j’ai du mal à vouloir absolument mettre en avant une seule personne. Je n’ai jamais compris pourquoi un chef opérateur n’était pas plus mis en avant par exemple, c’est quand même lui qui fabrique l’image que l’on regardera in fine. Je pense également à des initiatives comme El Pampero Cine : chaque personne apporte sa singularité à des endroits différents, mais au final ça donne des œuvres extrêmement singulières et qui ne dépendent pas d’une personne non plus…
Nicolas : Concrètement, cette politique s’applique dans des textes critiques, où l’on fera volontiers référence à des films du même auteur pour enrichir le propos, mieux appréhender la nouvelle œuvre d’un⋅e cinéaste et l’inclure dans quelque chose de plus vaste [une filmographie]. Mais si l’on repart du texte de Truffaut, le geste premier de cette politique consiste à légitimer des cinéastes boudés par le reste de la critique au même moment. Hitchcock exemplairement, mais aussi tout un cinéma hollywoodien, qui aujourd’hui correspondrait à James Mangold par exemple. Il n’est pas aussi identifié qu’un Christopher Nolan, mais de films en films, la critique habilite son nom et trace peu à peu un territoire de cinéma. Son film Le Mans 66 peut d’ailleurs être vu comme une parfaite métaphore de la place d’un auteur au sens français à Hollywood ! Si elle a surtout été créée pour légitimer des cinéastes, nous l’utilisons aujourd’hui pour cette raison, mais aussi pour affiner notre rapport à des filmographies entières.
Mais ce qui est intéressant dans le texte de Truffaut, et sur quoi j’aimerais bien vous entendre, c’est que lorsqu’il critique Ali Baba, il écrit : « N’oublions pas qu’Ali Baba est un peu un film de Fernandel. » C’est fascinant car dans le même temps où il érige l’auteur à une position suprême, il met déjà cette politique de l’auteuriat en péril. Ali Baba est certes un film de Becker, mais c’est aussi un peu le film de l’acteur. D’autres personnes peuvent donc prendre le dessus sur des films. Aujourd’hui, Sydney Sweeney à Hollywood, lorsqu’elle joue dans Madame Web, elle dit clairement avoir accepté ce rôle pour renforcer ses relations avec Sony et faire d’autres films par la suite. Un autre exemple : il me semblerait absurde de dire qu’Immaculée est un film de réalisateur, c’est d’abord un film de Sydney Sweeney car toute l’économie et la réflexion du film tourne autour d’elle, elle a remporté la mise sur le metteur en scène. Ne devrait-on pas voir la politique des auteurs comme l’une des applications d’une politique plus large, et dans un sens, plus marxiste en analysant les structures de pouvoir à l’œuvre ? où il s’agirait de voir qui domine sur un film, sur un plan économique dans un premier temps, mais aussi au regard de toute la chaîne que cela suppose ensuite ? Un film pourrait devenir un film d’auteur, d’acteur, de monteur, de chef-op’ selon qui a la main sur le film et se l’accapare en dernière instance.
Politique des structures
Zoé : J’ai aussi l’impression qu’il y a un retour accru et féminisé à des modes de productions qui avaient été remis en question par le Nouvel Hollywood par exemple. Je veux parler de l’essor des producteurs qui sont d’abord et avant-tout des acteurs, et je dirais même des actrices. Si Coppola pouvait créer American Zoetrope à l’époque, maintenant Cate Blanchett s’associe dans les films qu’elle joue en tant que productrice avec son entrepreise Dirty Films pour participer au développement du film, par exemple sur The New Boy de Warwick Thornton passé à Un Certain Regard à Cannes l’an passé. Or, que l’acteur·rice soit au cœur de l’écriture du film, c’est beaucoup moins nouveau qu’on le pense : voyez Al Pacino ou plus anciennement James Cagney !
Nicolas : On peut aussi supposer que Cate Blanchett produit les films car on ne lui propose pas assez de rôles qu’elle aimerait jouer. Cela lui permet de créer les rôles qu’elle désire et d’avoir le contrôle sur sa carrière, son image et l’héritage qu’elle souhaite laisser derrière elle.
Aliosha : Les productions françaises et hollywoodiennes sont surtout très différentes. On sait que la politique des auteurs n’est pas forcément équivalente aux États-Unis, où la production a constamment le dernier mot.
Zoé : Cela a d’ailleurs bien été le problème à la base de CE2 de Jacques Doillon : le producteur voulait procéder à des coupes ou du moins des modifications dans le film, et Doillon a refusé, ce qui a selon lui « bloqué » le film durant quatre ou cinq ans (le producteur déclare qu’il est simplement inachevé). Il a accusé tout le monde d’une forme de tyrannie (« autoritarisme »). Le producteur a littéralement répondu, face à ce refus de discussion totale « l’œuvre n’appartient dans la conception de Jacques qu’à deux personnes, son auteur et son destinataire » (Cahiers du cinéma, Numéro 786, avril 2022). Il lui oppose la conception d’Alain Resnais de l’art cinématographique comme « art d’atelier » : il est sous contrat juridique.
Aliosha : L’entremêlement entre l’art et son industrie implique nécessairement des questions d’argent qui font que les financeurs essaieront toujours de s’accaparer le dernier mot. C’est en ça que personnellement, et de manière à peut-être dénaturer ce que la politique des auteurs était au départ, j’ai tendance à vouloir la préserver : elle remet en avant l’acte artistique plutôt qu’industriel ou économique. Si on inverse les rôles et que l’on donne à celui qui finance le dernier mot, on se retrouve de facto avec des œuvres bien plus calculatrices. Quiconque observe cela se rendra forcément compte qu’en essayant de toucher le plus grand nombre, on se retrouve avec des œuvres creuses… L’exemple d’Ali Baba et de Madame Web que tu citais Nicolas, sont deux exemples de mise en avant d’un·e acteur·rice bankable, il y a quelque chose qui relève donc d’une carrière médiatique, de quelqu’un qui pourra ramener de l’argent pour d’autres choses que ses rôles (mode, commerce, influence, publicité…).
Nicolas : Mais Sydney Sweeney dit justement qu’elle comprend tout ce calcul que fait Sony en la castant dans Madame Web. Elle accepte ce « piège » consciemment, pour gagner de la liberté derrière. L’art et l’économie s’entremêlent largement ici, notamment pour des femmes comme le montrait Zoé avec Blanchett, qui deviennent productrices pour avoir un certain pouvoir sur les rôles et représentations de leurs personnages et leurs corps, car insatisfaites de ce que le système leur proposait.
Zoé : Et la politique des auteurs est aussi devenue un cahier des charges à part entière : quand on fait un film pour aller dans un festival bien précis, il y a une uniformisation de l’auteurisme d’une certaine manière. Il y a des sujets et des manières pour aller à Cannes ou ailleurs. Ce n’est plus l’argent qui vient motiver tel choix de réalisation, mais l’étiquette qu’on pourra lui coller derrière, et qui permettra d’avoir une certaine diffusion sur le label « auteur » par derrière. Des gens veulent se revendiquer d’une subjectivité forte, et le produisent avec l’idée de ce qu’ils ont vu en Festival, mais en Festival les ¾ des films sont à peu près les mêmes.
Nicolas : Tu déplaces le problème du côté des sélectionneurs de festivals, qui se conforteraient de l’étiquette du nom de l’auteur plutôt que de la qualité intrinsèque de l’œuvre ?
Zoé : Oui, et au-delà de ça, les boîtes de production (surtout indépendantes, puisque ils savent que le festival peut être une voie d’accès vers le public clairement pas acquis d’avance) pensent les films à travers les festivals avant la cible finale (le public). Il y a tout un travail en amont qui est fait pour coller aux attentes d’un Festival, il devient un objectif en soi.
Aliosha : Je ne partage pas cette vision des festivals. À propos de Venise, on remarque que nombre de leurs derniers Lion d’or sont allés aux Oscars par la suite (Joker, Nomadland, Toute la beauté et le sang versé, Pauvres Créatures…). Ce Festival n’est plus le lieu de proposition de petits films d’auteurs, mais de films qui font partie de l’industrie, à l’instar de Zhao qui, après son Lion, a travaillé avec Marvel, et ainsi de suite… J’ai l’impression que Venise a pris le contre-pied de ce que tu dis : ils vont prendre des films grands publics avec des acteur⋅rices ultra-connu⋅es, et même si je reste d’accord pour Cannes et Berlin sans doute, les festivals ont peut-être moins de force qu’à l’époque, contrairement au box-office et à la marchandisation, qui priment évidemment. Il y a comme une sensation que les festivals ne tentent plus d’influer les entrées en salle, mais qu’ils tentent plutôt de parier sur ce qui supposément marchera. Un festival ne changera pas le destin d’une œuvre, tandis que le présupposé destin d’une œuvre pourrait, lui, lui permettre un accès au festival. C’est un constat spéculatif qui redistribue considérablement les cartes hiérarchiques.
Nicolas : Il ne me semble pas que ces deux positions soient contradictoires : les États-Unis ont un rapport assez compliqué à Cannes, car leurs dernières récompenses à l’exception de Terrence Malick, remontent aux années 1990-2000 et sont pour la plupart sous la coupelle de Harvey Weinstein (Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989, Pulp Fiction en 1994), qui semblait avoir trouvé la formule d’un cinéma d’auteur américain Cannes-compatible. Aujourd’hui, Venise a pris ce créneau à Cannes, car il se situe en septembre, donc à une période plus proche de la course pour les Oscars. Les États-Unis ne vont plus « logiquement » à Cannes : c’est trop loin des Oscars, ils ne gagnent plus de Palme d’Or et risquent de se faire démonter par la critique européenne, The Last Face de Sean Penn en 2016 étant la jurisprudence la plus marquante en la question.
En revanche, ce que vous dites peut être rapproché d’un autre élément de la conception de Truffaut de cette politique. Il écrit : « Ali Baba eut-il été raté que je l’eusse quand même défendu en vertu de la Politique des auteurs ». Dès la création de la politique des auteurs, il y a cette politique de la défense coûte que coûte de l’auteur.
Aliosha : Je suis assez d’accord. L’industrie tente de s’accaparer cette politique-là : des films qui n’auraient jamais eu cette place en Festival il y a quelques années, l’ont aujourd’hui. Ou même des personnalités comme Greta Gerwig, anciennement représentante du ciné indépendant, nommée Présidente du Jury du prochain Festival de Cannes. Réalisatrice de Barbie, elle n’a pourtant jamais été en Compétition à Cannes, et on comprend tous⋅tes très bien pourquoi elle a été placée à ce poste-là : une vitrine féministe que veut se donner le Festival. Or, parmi les réalisatrices hors de l’industrie, il y avait par exemple Kelly Reichardt qui est régulièrement au Festival et en Compétition et qui avait toute la légitimité critique pour tenir ce rôle de présidente.
Zoé : Mais elle n’est pas connue du public. Cannes a toujours mis en avant le glamour et le star system. Évidemment, c’est un phénomène qui s’est renforcé depuis que Cannes s’ouvre aux influenceurs, qui eux ne font même pas partie de cette branche particulière de l’industrie du glamour (aux mieux ils·elles viennent plus des milieux de la mode que du cinéma à proporement parler). Il faut aussi savoir s’adresser à elles·eux, parce qu’ils·elles sont là pour des raisons économiques. Donc si on les perd trop avec des réalisateurs·rices niches, ça ne les intéressera sûrement pas (peut-être certain·es peuvent se laisser surprendre ?). En tout cas, Reichardt, ils·elles n’ont pas vu. Par contre les grands réalisateurs cultes, Coppola, Anderson (casting de vedettes, public de vedettes du net, par exemple avec Léna Situations), ça leur donne l’impression d’appartenir à ce milieu et de rencontrer les films de leur enfance.
Aliosha : Mais ma transition avec Barbie servait aussi à dire qu’il est plus un film Mattel qu’un film d’auteur. Il faudrait donc questionner la politique des Mattel.
Zoé : Un film Robbie également.
Aliosha : De toute évidence, je prends la politique des auteur⋅ices comme un moyen pour moi d’analyser les films après coup, et pas une manière de figer le tout pouvoir du cinéaste. Une fois que le film est devant nous, on a plusieurs portes d’entrée qui s’offrent pour l’analyse, telle que pour ma part la subjectivité du cinéaste qui, avec son regard propre, son idéologie personnelle (consciente ou inconsciente), me permet à moi d’y voir plus clair, d’en sortir des choses. Si nous ne prenons pas cet angle critique, compliquée serait l’observation d’un socle matérialiste, rationnel ou humain.
Zoé : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi. Je suis une fervente défenseuse de la transdisciplinarité, et quand j’étudie un film, ça m’intéresse beaucoup de savoir comment il a été produit, qu’est-ce qui est de l’ordre du hasard, de la mise en scène, de la politique, contre-politique… Car les films de gangsters hollywoodiens de l’âge classique, c’est tout un fin travail contre la censure ! Le fait qu’il y ait des contraintes externes au film impliquait que l’auteur se développe en son creux.
L’auteur·rice tombé·e de son piédestal
Nicolas : Mais du point de vue du critique alors : si vous aviez eu à écrire sur Barbie, auriez-vous mentionné que d’autres forces que celles de l’autrice étaient en jeu, notamment Mattel ? J’ai l’impression que notre logiciel se recroise.
Aliosha : Mon point d’ancrage reste la subjectivité de l’autrice. Même si Mattel vient s’imbiber là-dedans, je me demanderai d’abord « Qu’est-ce qu’a imbibé Gerwig ? ». S’il s’avère que dans mon analyse du film, Mattel prend le dessus sur Gerwig, ce sera l’inverse. Mattel prend le qualificatif d’auteur : c’est un film Mattel, et en quoi Gerwig est venue tenter de biaiser (en vain) leur travail, comment se sont-ils·elles liés ?
Nicolas : Toujours Truffaut : « Ali Baba est le film d’un auteur, un auteur parvenu à une maîtrise exceptionnelle, un auteur de films. Ainsi la réussite technique d’Ali Baba confirme le bien fondé de notre politique, la Politique des auteurs. » Dans ces trois lignes, Truffaut parle de « maîtrise » et de « réussite technique ». C’est comme s’il avait déjà conscientisé que la politique des auteurs allait défendre des mauvais films, en se basant quand même sur la technique et la maîtrise plutôt que la subjectivité de l’auteur. Sur ce point, cette politique demande largement à être dépassée aujourd’hui, non ? On peut avoir de la tendresse pour le film de quelqu’un·e que l’on admire, mais cela doit-il se ressentir dans le texte ?
Aliosha : Il me semble que la réponse est propre à chacun·e. Cette attache que j’ai vis-à-vis de l’individualisation d’un point de vue subjectif d’une création m’est propre et je ne compte pas l’imposer à autrui.
Nicolas : La question est surtout : comment se positionner en tant que critique sur des films que l’on aime moins d’auteurs que l’on aime beaucoup ? Doit-on transcrire cette tendresse, l’attaquer… ou faut-il louer comme Truffaut la maîtrise technique d’un auteur que l’on reconnaît dans un point précis du film, en faisant abstraction de ses faiblesses ? Par exemple, je me souviens avoir découvert Apichatpong Weerasethakul avec Memoria, sans compter un très jeune et lointain souvenir d’Oncle Boonmee dont il ne me restait presque rien. J’y vois le film décevant d’un auteur que j’aimerai plus tard avec ses autres films, alors que je ne les ai pas encore vu. Et en remontant dans sa filmographie, dans Blissfully Yours ou Tropical Malady, je découvre des motifs et une mise en scène que je ne décelais qu’en puissance dans son dernier film, et qui là me plaisent énormément. Comment écrire sur un film comme Memoria, perçu comme n’étant pas à la hauteur de précédents films du cinéaste ? Mettre en scène sa tendresse pour l’auteur·rice, le défendre coûte que coûte..?
Aliosha : La perversité de la politique des auteurs est qu’on fige très rapidement un auteur dans une case, et tout ce qui adviendra de cet auteur ensuite, s’il ne fait plus partie de la case à laquelle on l’avait assigné, ce sera une déception. Et je pense que là, c’est un travail à faire nous cinéphiles et critiques, de ne jamais attendre quelque chose d’un auteur qu’on connaît déjà, mais plutôt le contraire.
Nicolas : Mais un auteur peut quand même décevoir.
Aliosha : Bien sûr, mais qu’en tirons-nous ? L’œuvre est ratée, ou est-ce nous qui avons raté l’œuvre ? Ça peut être un mélange des deux. Quand on est déçu par quelque chose, il ne faut pas forcément mettre la faute sur autrui comme il ne faut pas forcément mettre la chose sur soi-même. Le travail du texte c’est d’essayer de comprendre pourquoi il y a déception.
Zoé : Un film c’est un moment dans le parcours de l’auteur·rice qui peut amener à d’autres choses derrière, c’est là où la notion de politique des auteur·rices comme mise en scène puis suivi est pertinente. Le processus créatif est un processus. Si il y a un raté dans un parcours, un regard tiers peut lui permettre de se retrouver là où il s’est perdu. Je pense aussi par exemple aux auteurs américains qui ont tous un passage obligé par le film de superhéros. Ce ne sont peut-être pas des chefs-d’œuvre mais ils ont besoin d’explorer et de s’amuser.
Aliosha : Tu as raison de souligner que le film d’auteur est devenu une catégorie au même titre que le film de genre ou le film de super-héros. Vincent n’a pas d’écailles ou L’Empire sont les deux à la fois.
Zoé : Dune c’est L’Empire au premier degré.
Après la question économique est importante. On a l’idée de l’auteur·rice un peu fauché·e qui fait avec les moyens du bord. Je pense à Cassavetes pour qui cette question financière devenait un prétexte de tyrannie : il se permettait de ne pas payer ses acteur·rices, de les faire tourner dans des conditions pas possibles sous prétexte de l’art.
Nicolas : Comme ce sont sa femme et ses ami·es, il les tenait par autre chose aussi. Là où ton cas à des limites, c’est que la plupart du temps, notamment en France, la tyrannie surgit parce que le réalisateur est aussi le scénariste, et a donc littéralement le dernier mot sur son scénario et, imposerait « la » bonne manière de l’interpréter, d’où cette déification de l’Auteur.
Aliosha : J’aurais quand même une nuance à apporter à ce que vous dites : car il ne faudrait pas réduire la tyrannie de certaines personnes à cette politique-là uniquement. On parlait d’argent tout à l’heure : Harvey Weinstein, c’est justement parce qu’il avait de l’argent qu’il était tyrannique.
Zoé : Il était producteur, c’était « logique » que ce soit lui qui ait le pouvoir.
Aliosha : C’est aussi une question sociétale importante de ne pas se concentrer uniquement sur le prisme artistique et cinématographique. Le vrai point commun entre les tyranniques dont on parle, c’est d’abord que ce sont des hommes, et de surcroît, des hommes de pouvoir et de richesse évoluant dans une société patriarcale et capitaliste. Mettre la faute sur la politique des auteurs·rices en occultant les autres rapports systémiques, ce serait peut-être faire une erreur d’analyse.
Zoé : Et ça revient à la question des quotas. S’il y a des auteurs, et j’entends des hommes, c’est qu’ils étaient à la base pour la plupart des hommes. Ida Lupino, elle a été oubliée des cinéphiles. Si en tant qu’actrice, elle existe encore, personne ne se souvient de son travail immense de réalisatrice, sauf Scorsese. Sur sa page Wikipédia, on apprend que lorsqu’elle a été admise à la Guild en 1950, comme elle était la seule femme parmi des milliers d’hommes, ils commençaient les assemblées en déclarant «Gentlemen and Miss Lupino » !
La critique face aux cinéastes problématiques
Nicolas : Dans un second temps de cette table ronde, j’aimerais vous poser la question de la politique des auteur·rices aujourd’hui : lorsque Judith Godrèche remet sur la table la question des violences sexuelles et sexistes dans le milieu du cinéma et leur impunité, quand des auteurs couvés par la critique pendant des années sont pointés du doigt… que faire ? Peut-être pour commencer, quelle est la place dans votre cinéphilie de Jacquot, Doillon et Garrel ? Ils semblent avoir été couvés par la critique, mais quelle place ont leur cinéma dans votre imaginaire, dans votre parcours ?
Aliosha : Je crois que j’ai beaucoup de chance, car je n’aimais pas ces cinéastes. Forcément, quand on a aucun affect envers une personne ou un auteur, c’est bien plus simple d’analyser la chose moralement. Car il y a un affect évident : comment je peux accepter d’avoir aimé le travail d’une telle personne ?
Zoé : Je n’en connaissais aucun pour ma part, j’ai du regarder mes premiers Garrel et Doillon l’année dernière, je n’avais presque jamais entendu leurs noms. Par contre, je peux rapprocher ta question d’un auteur qui me parle plus et où j’ai découvert sa vie après ses films : John Cassavetes. Je ne sais pas trop quoi en faire car pour moi, c’est quelqu’un qui dénonce le patriarcat, mais il se comporte, depuis l’intérieur, de la même façon tyrannique que ce qu’il a l’air de dénoncer. Dans la séquence du chant dans Husbands, il est documenté que l’actrice ne savait plus si c’était Cassavetes le personnage ou le réalisateur qui lui ordonnait de recommencer. La scène est horrible à regarder, ils sont en train de la violenter en plein direct comme ce n’est pas permis ! Je ne sais pas à quel point il a conscientisé ce qu’il était en train de faire. Est-ce qu’il a du recul ou est-ce qu’il ne se rendait pas compte qu’il reproduisait les rapports de pouvoir mis en avant par ses réflexions sur son propre tournage ?
Nicolas : C’est ce que j’essaie de dire, en toute humilité, dans mon édito du numéro Catastrophe. Toutes ces questions amenées dans le cinéma grâce à une critique féministe et politique enrichit notre regard sur ces films, à l’instar des Oiseaux d’Hitchcock. Lorsqu’on les regarde aujourd’hui, notre regard est nourri à la fois par le film en lui-même, mais aussi par ce qui nous sépare du film, temporellement et politiquement. On se pose les questions de la conscientisation par l’auteur, de la part de vrai dans la métaphore… Tout comme vous, Doillon et Jacquot ne sont pas des cinéastes qui m’ont accompagné dans ma cinéphilie, je crois même n’avoir vu aucun de leurs films. Cela vient notamment du fait qu’ils n’ont été ni mis en Une, ni défendus dans les Cahiers des années 2010, qui ont constitué ma principale porte d’entrée dans la cinéphilie. Se joue donc quelque chose de fondamental : la critique écrit pour le présent certes, mais surtout pour l’avenir, elle sert de tri pour les générations futures. Partant, quelle doit être notre stratégie à Tsounami ? Doit-on par exemple écrire sur le prochain Polanski ?
Zoé : Je dirais que ça dépend de ce que le film dit. Le Polanski peut être intéressant d’un certain point de vue, car il y a un cadavre au milieu, qui est une sorte de Polanski mort, utilisé par toute la clique économique derrière, pour mettre en avant un capital financier qui repose dans son nom. C’est la métaphore au cœur du film, à travers un vieil homme qui meurt en plein orgasme, alors qu’il était en couple avec une femme à qui il avait promis sa fortune si elle restait un an avec lui, et deux heures avant que l’année passe, il meurt dans ses bras. Et elle joue avec son corps pour faire comme s’il était toujours en vie. Il y a donc cette métaphore, qui est la plus intéressante du film. Mais encore une fois : est-elle conscientisée..?
Nicolas : Tu ne penses pas ?
Zoé : Je ne pense pas. Et en même temps… Polanski n’est pas non plus idiot… Par exemple, j’avais écrit sur un film d’Arnaud Viard, qui est un copain de toute la bande, le mec est dans le milieu quoi… Le film est d’une macronie pas possible. Rien ne va : ça se passe durant le confinement et les personnages trouvent ça trop cool… enfin ils habitent dans le 6e à Odéon… Le film en soi ne vaut pas le détour, mais de ce qu’il est symptomatique, ça ça m’intéresse. Il y a des films qui sont mauvais, mais qui sont plus symptomatiques que des films moyens qui ne disent rien de ce qui se passe en ce moment, moins symptomatiques de ce qu’on a envie de critiquer en termes politiques. Je suis d’accord avec cette position, pour critiquer particulièrement des films qui infusent tout un imaginaire qui existe, d’un entre-soi aussi.
Aliosha : C’est justement par rapport à ce que tu viens de dire que j’ai tendance à vouloir faire perdurer quand même cette analyse de la politique des auteurs. Que ce soit Viard ou Polanski, le fait qu’ils aient eux-mêmes un vécu, une idéologie, un rapport au monde, aux femmes ou à l’argent qui leur est propre… que ça se sente dans leur film, que ce soit conscient ou non, on n’en saura jamais rien. Mais ce n’est pas forcément la question la plus importante. Pour Polanski, par exemple, c’était une des critiques qui avait été faite sur J’accuse : spéculant que le titre entremêleraient le célèbre article de Zola aux sombres affaires, extra-filmiques, de son réalisateur. Et c’est une logique d’analyse foncièrement inscrite dans la lignée des Cahiers et de Truffaut : on prend Polanski comme un auteur et on analyse ce qu’il fait artistiquement de cette position.
Zoé : Et c’est tout le cas de la littérature aujourd’hui. Quand on apprend à analyser un texte en classe prépa, on apprend que tout ce qui a été écrit a été pensé. Cela ne veut pas dire réfléchi au mot près, mais l’inconscient l’a pensé d’une manière ou d’une autre. Quand on écrit, c’est à la fois simple et compliqué, car ce sont aussi les sujets qui nous travaillent au moment T qui ressortent.
Nicolas : Resserrons la question. On est une revue, notre espace n’est pas infini, même si nous publions en ligne (que ce soit par le temps disponible, l’aspect stratégique des publications, la quantité d’information que l’on peut partager à notre audience sans la noyer…). Faut-il écrire sur le prochain Polanski, et donc prendre le temps de le voir, d’écrire et de relire le texte, le mettre en page, le partager et en faire la promotion sur nos réseaux sociaux ? Doit-on utiliser notre espace pour un tel auteur, dont on entrevoit de surcroît que le film est mauvais ? Comment penser cet acte vis-à-vis de la couleur politique de la revue et de soi-même ?
Zoé : Ça dépend d’abord de comment le public l’attend à la base. J’accuse était un cas différent du nouveau, dont tout le monde semble se foutre. Il passera sans doute à la trappe.
Nicolas : Donc pour toi il aurait été plus pertinent stratégiquement de parler de J’accuse que de ce prochain film, le pétard étant déjà « tellement mouillé » ?
Zoé : Le sujet est sur le tapis et si on n’en parle pas… soit on fait l’autruche et on n’en parle pas, soit on en parle et on se positionne dessus d’une manière ou d’une autre. L’actualité se fait en en parlant, mais elle est aussi déjà là car le public a certaines attentes.
Aliosha : Je ne suis pas du tout contre qu’on écrive sur le dernier Polanski. Simplement, il faut le contextualiser comme une œuvre faite à un moment donné avec une personnalité qui a un vécu et potentiellement des affaires en cours, et dans cette analyse, on ne peut pas se permettre d’aller écrire sur son film en étant dans le déni de la réalité concrète et sociale. Écrire un texte sur quelqu’un qui est extra-filmiquement dans des affaires devrait laisser deux uniques possibilités : écrire en prenant totalement en compte ce hors-champ ou ne pas écrire du tout.
Zoé : Oui, et puis par ailleurs, moi ce qui m’intéressait un peu dans le Polanski, c’est le contexte de sa diffusion première à Venise, accompagnée des films de Woody Allen et de Luc Besson, où les trois ont piqué la place de trois autres personnes. Ça fait un peu les trois petits vieux qui ont leur place attribuée au premier rang.
Nicolas : Mais alors, d’un autre côté, est-ce que tu ne peux pas te dire pareil de la critique ? Si tu écris un texte sur Polanski, c’est forcément un texte, dans un temps, que tu n’écris pas sur un autre auteur.
Zoé : Ça dépend du contexte. Ça m’intéresse de parler du Polanski d’un point de vue esthétique, pour ensuite questionner les choix de sélection de la Mostra de Venise. Ils ne se sont pas cachés d’avoir fait ce choix, et ce choix était bien politique.
Aliosha : Oui, et ça ne serait pas vraiment une bonne chose que de l’occulter. Parce qu’en réalité, nous, critiques, n’avons aucun pouvoir sur la sphère du cinéma. On a peut-être un pouvoir de réaction, mais qui reste très minime. Si Polanski est mis en avant, si Polanski a un producteur, un distributeur et des passages en festivals, finalement, nous, si on fait comme si ça n’existait pas, on ne se confronterait pas au problème. Mais c’est encore une histoire d’affect. Si quelqu’un est absolument fan du travail de Polanski, ça ne me dérangerait pas qu’il ou elle en écrive un papier, dans la limite de ne pas être de ce déni factuel des affaires extra-filmiques. Car la réalité n’est pas toute blanche, elle est faite de guerres, de conflits, de violences, de rapports de force, et à un moment il faut s’y confronter si on veut s’ancrer dans le réel et ne pas être dans une négation idéaliste.
Zoé : Et d’autant plus que, nous, on ne va peut-être pas consacrer une part médiatique à son film, mais qui dit qu’à-côté ils ne vont pas le faire ?
Aliosha : Ne donnons pas trop d’importance aux impacts potentiels du travail critique. L’influence est toute relative, chez nous (Tsounami) évidemment, mais même chez les Cahiers.
Table ronde réalisée le 3 avril à Paris, avec Nicolas Moreno, Aliosha Costes et Zoé Lhuillier.