Entretien avec Pierre Creton, réalisateur d’Un Prince.
Cela devait commencer à 18h. Mais à cause du retard pris au cours de la journée, le journaliste de Libération déborde un peu, et l’on se met à décapsuler des bières dans le bureau. On m’en offre une que je ne parviens à refuser, pile lorsque c’est à mon tour de m’entretenir avec Pierre Creton. Je ne toucherai presque pas à la Heineken, trop occupé à relancer ce jardinier cinéaste qui a le mot rare mais juste, précis. Alors nous ne parlerons pas tellement des grandes audaces formelles du film (la surprise des voix off notamment), le reste de la presse s’en chargera bien assez. Nous préférons revenir à l’essentiel, c’est-à-dire à l’érotisme du prince.
Tsounami : Merci beaucoup de nous recevoir. À titre personnel, je pense qu’Un Prince sera mon film préféré de l’année. Il m’a beaucoup touché lorsque je l’ai rattrapé en projection presse.
Pierre Creton : D’accord ! Ah il y a eu des projections presse ?
T : Oui. Voilà… Ça me touche beaucoup de vous recevoir. On y va, on commence ?
PC : Oui, allez-y, vas-y, on peut se tutoyer.
T : Super. Déjà, je trouve ça très intéressant de mêler à la fois un éveil au fleur et au jardinage, avec un éveil à la sexualité. Cela vous a paru naturel ? Quel est la genèse de ce choix de mélange ?
PC : Oui, ça m’a paru complètement naturel. Il y a une part assez autobiographique, et c’est vrai que la découverte du végétal et de la sexualité s’est faite en même temps. Donc voilà, les choses se sont liées naturellement… et là je parle de ma propre expérience, en fait, parce que les choses sont arrivées… oui, en même temps.
T : Il y a aussi un mélange au sein de vos activités, car d’après votre page Wikipédia, vous êtes cinéaste et « ouvrier agricole ». Est-ce comme ça que vous appelleriez votre travail ? Comment travaillez-vous au sein de ces deux corps de métier ?
PC : Oui, c’est une complémentarité. Je ne suis plus ouvrier agricole, je suis jardinier à mon compte depuis le confinement. Mais c’est une complémentarité, c’est-à-dire que le travail de la terre, le travail agricole, c’est une source d’inspiration d’un point de vue poétique… mais social aussi. C’est-à-dire que ne pas fréquenter que des artistes ou des intellectuels, mais aussi des cultivateurs ou des agriculteurs, c’est pour moi très important, parce que c’est une autre vision, une autre sensibilité. Ce n’est pas toujours facile d’ailleurs, d’un point de vue politique ou écologique, mais pour moi, c’est important de ne pas être toujours dans le même milieu.
T : Votre activité de jardinage occupe quelle quantité de votre temps ?
PC : Alors très concrètement, puisque j’ai l’impression que votre question l’est, maintenant je suis salarié à mon compte. Je n’ai plus d’horaire à respecter comme c’était le cas jusqu’à maintenant, j’étais surtout vacher, donc je triais les vaches le matin et le soir. Mais j’ai toujours réussi à m’organiser. Par exemple j’ai fait un film, Va, Toto !, et comme j’étais salarié, le tournage s’est organisé sur un an, à raison d’un week-end par mois. De par mon statut de salarié, mais de plus, je voulais travailler avec les saisons, donc ça tombait plutôt bien. Maintenant, je gère mon temps comme je veux. Très concrètement, j’ai dix clients dont j’entretiens les jardins à l’année. C’est-à-dire que je vais chez eux presque tous les mois. Parfois je peux travailler beaucoup d’heures par mois, et d’autres très peu, c’est aussi selon les saisons. Il y en a où c’est beaucoup plus compliqué : le printemps et l’été, il y a plus de travail, automne et hiver un peu moins, sauf les plantations. Et je m’organise entre le temps du jardinage et le temps de… de l’art.
T : C’est beau !
PC : Mais il se fait aussi que, par exemple dans Un Prince, la plupart des personnages, ce sont mes clients en fait. Et les lieux où je filme, c’est les jardins que j’entretiens.
T : C’est d’autant plus beau que cette manière que vous avez d’amener le désir et la sexualité, passe surtout par la nature. Ce serait un amour de la nature au carré en fait. L’avez-vous pensé comme ça, cette manière dont la nature renvoie en permanence au désir ?
PC : C’est la nature.
T : C’est la nature..!?
PC : Oui, absolument !
T : Je ne sais pas si vous êtes friands de références, mais dans votre film…
PC : Ça dépend desquelles.
T : J’ai surtout pensé à la littérature, et à Pierre Michon en particulier. Acceptez-vous la référence, la filiation ? Vous avez en commun cette même de rendre à la nature et au monde, sa part de désir et de libidinal dans les rapports humains.
PC : Oui, oui, Pierre Michon… ça me va ! Ça me va tout à fait. Vies minuscules ça a été pour moi très très important. Il n’y a pas que lui, hein… Robert Walser a aussi été très très important, en plus ça a été un moment important, quand j’ai quitté l’école d’art du Havre, et je me suis pas mal identifié à ses personnages, entre l’écriture, la poésie, et puis… et puis l’obligation de travailler pour gagner sa vie quoi. Et puis voilà. Qui d’autre aussi ? Gustave Roux aussi, beaucoup.
T : Qui est Robert Walser..?
PC : C’est un poète suisse, qui a enseigné un peu, mais à qui ça ne convenait pas du tout, et il est retourné vivre à la ferme de ses parents, où il vivait seul. Et il avait un désir érotique pour les paysans, qu’il a beaucoup photographié, et dont il a beaucoup écrit, des choses très pudiques, sans jamais, lui, le dévoiler. Donc c’est une vie de désir érotique… caché, mais très beau.
T : Dans ce film là, le mot érotique vient rapidement, mais il est sans rapport avec la pornographie, il n’en est plus un parent pauvre. C’est de l’érotique pour lui-même. Diriez-vous qu’Un Prince est un film érotique ?
PC : Oui, je peux le dire, je veux bien ! Un Prince est un film érotique. L’érotisme, c’est aussi un livre de Georges Bataille très important pour moi. « L’approbation de la vie jusque dans la mort » : oui oui, bien sûr que oui ! Par ailleurs, la pornographie, c’est une chose qui m’intéresse. On la voit d’ailleurs dans le film, par des images, par la revue pornographique et les dessins sur lesquels Pierre-Joseph intervient. Donc elle est présente, mais de façon très sous-jacente.
T : Le plan le plus érotique du film selon moi, c’est celui où, en voix-off, il est question pour la première fois de sexualité. On est à table, avec les chasseurs, et l’on voit les deux personnages tremper leurs pains dans la même assiette. Tout le film se résumerait presque à ça, de tremper le pain ensemble, au milieu et à la vue de tous.
PC : C’est un plan improvisé, d’Antoine Pirotte et Olivier Cheval (qui interprètent respectivement Pierre Joseph et son cousin, ndlr). C’était merveilleux puisqu’ils l’ont fait à un moment où je baisse légèrement la caméra, ou je suis leur mouvement je crois, je ne sais pas. Mais il y a une sorte d’adéquation, un moment d’osmose. Je suis content que ce soit ce moment là que vous préfériez.
T : Vous laissez beaucoup de place à l’improvisation lors du tournage ?
PC : Il y a une grande part d’improvisation oui. Quand je filme mes personnages, j’aime bien pouvoir capter d’eux à la fois leur personnage qui a été écrit, et quelque chose d’eux, qui leur appartient, puisque je filme des gens que je connais bien, qui sont des proches. Et voilà, c’est ça aussi que j’aime obtenir d’eux. Alors pour ça, il faut leur laisser la liberté de pouvoir aussi agir et se déplacer dans l’espace comme ils en ont envie. Il y a plus une mise en situation qu’une mise en scène je dirais.
T : Le tournage vaut comme un moment aussi important que le film final, c’est une atmosphère de troupe presque.
PC : Bien sûr, je dirais de petite communauté. C’est fabriqué très artisanalement comme on est pauvres, et tout le monde fait tout, et tout se fait à la maison. Tout le monde fait la cuisine, tout le monde fait la vaisselle, c’est pas hiérarchisé… Si évidemment, il y a des connaissances qui appartiennent en pauvre à chacun concernant la caméra, le son. Mais pour le reste, chacun fait un peu tout !
T : Ce qui est beau encore une fois… excusez-moi, j’ai l’impression de commencer toutes mes questions comme ça mais…
PC : Oh, ça ne fait pas de mal !
T : En effet ! Mais le film prend une tournure qui vire au fantastique.
PC : Oui, oui !
T : Avec une scène hallucinante de… j’ai compté 7 pénis.
PC : Exactement, il y en a bien 7.
T : Comment vous est venu cette incursion ? Car il y a un côté surréel inattendu, qui finalement s’inscrit parfaitement dans le récit.
PC : C’est venu d’un mélange de plusieurs choses je crois. De la figure de la Gorgone, et aussi de déesses, enfin des dieux hindous, vus en Inde. Voilà, je crois que c’est un peu un mélange des deux, et puis il y a d’autres choses, j’ai l’impression que ça rejoint, en tout cas esthétiquement, l’image presque un peu naïve du loup vert, qui est une légende du pays de Caux, qui amorce d’ailleurs dans le film, le fantastique. Et ces verges mouvantes, qui sont mi-florales mi-animales, serpent… j’avais l’impression que cet effet spécial numérique a quelque chose d’un peu naïf. Je ne sais pas si vous avez vu ça ?
T : Tout à fait, ça a quelque chose de tranchant et net avec le reste du film, et pourtant…
PC : et qui pourtant s’intègre, oui.
Un Prince réalisé par Pierre Creton, sortie en salles le 18 octobre 2023.
Entretien mené et retranscrit par Nicolas Moreno,
à Paris, le 12 octobre 2023