Louise Hémon : « Ce que j’aime dans la montagne comme décor, c’est cette impression qu’elle est là depuis des millénaires »

Entretien avec Louise Hémon pour L’engloutie | Prix Jean Vigo 2025 du long métrage

Nous arrivons pile à l’heure devant la Cinémathèque Française pour la remise des Prix Jean Vigo du court et du long métrage 2025. Créé en 1951, il récompense chaque année des films français pour leur indépendance d’esprit, leur originalité de style et leur audace formelle à l’image du cinéaste auquel il rend hommage. On prend place stratégiquement près de la scène pour bien voir les lauréat·es. La cérémonie est rythmée par plusieurs interventions, dont celle de Damien Bonnard, maître de cérémonie, qui partage avec nous ses notes prises pendant les projections. Poésie spontanée de l’acteur ému face aux œuvres. Wang Bing reçoit son Vigo d’honneur des mains d’Alice Diop.

Puis Louise Hémon monte sur scène nous avions découvert et adoré L’engloutie à Cannes en mai dernier. Elle évoque sur scène avec émotion son grand-père, empêché dans son désir de faire du cinéma, et raconte combien ce Prix Jean Vigo a pour elle une résonance particulière : la boucle est bouclée – il admirait profondément ce cinéaste. David Ingels reçoit quant à lui le Prix Jean Vigo du court métrage pour Bel Companho, un conte poétique en forêt, traversé par une musique médiévale envoûtante. Court et long métrage sont récompensés à égalité, comme chaque année. Nous, on s’éclipse dans le hall : nous échangeons d’abord avec Louise Hémon de ce que nous n’avions pas eu le temps de lui demander à Cannes… 

Tsounami : Il y a un véritable fil familial qui se tisse entre ton grand-père, sa carrière, et toi ; comme une boucle bouclée avec ce prix Jean Vigo. Peux-tu nous en dire plus ?

Louise Hémon : Mon grand-père vivait dans un village des Alpes, où il était connu comme « le fils des instituteurs ». Ça fait écho au film parce qu’il m’avait raconté que lorsqu’il marchait, enfant, dans les rues du village, les anciens lui faisaient le signe des cornes – le signe du diable – simplement parce qu’il était fils d’instit’. Ça m’avait vraiment troublée, je ne comprenais pas. Alors j’ai commencé à creuser cette histoire-là, l’arrivée de l’école publique, ses débuts, ce que ça représentait à l’époque.

T : Le savoir comme malédiction ?

LH : Oui, et comment cette école venait bousculer le village et ses habitants. Plus tard, mon grand-père a voulu faire du cinéma, justement parce qu’il m’avait raconté que pour rivaliser avec les congrégations religieuses et l’école catholique – à l’époque c’était une vraie guerre entre les deux – les instituteurs et institutrices des écoles laïques organisaient des projections de films. Et ça attirait énormément de monde.

T : L’image avait plus de poids que l’écrit ?

LH : Oui, et c’était fascinant : au lieu de démontrer que la religion relevait du dogme, la question était plutôt de savoir comment rivaliser avec un tel pouvoir de fascination. Et le cinéma s’est vite imposé comme une réponse. Mon grand-père m’en parlait souvent comme de l’antéchrist – c’est comme ça qu’il l’appelait – et ça m’a toujours intriguée. C’est en voyant ces films projetés à l’école qu’il a eu envie de faire du cinéma. Mais il vivait dans un village près de Grenoble. Un jour, l’IDHEC – l’ancienne Fémis – est venu à Grenoble pour ouvrir un peu le recrutement, essayer de ne pas avoir uniquement des Parisiens dans l’école. Il a passé le concours, il a été reçu : c’était le premier provincial admis à l’IDHEC ! C’était en 1945, il s’appelait Jacques Chevallier. Malheureusement, sa famille n’avait pas les moyens de financer ses études à Paris. Il y est resté trois semaines, puis a dû rentrer. Ensuite, il a travaillé à la Ligue de l’enseignement – la tradition familiale, c’était l’enseignement – et c’est là qu’il a créé une revue de cinéma, Image et Son. Il est ainsi devenu critique de cinéma, tout en travaillant à la Ligue, qui est aujourd’hui le Centre national de documentation pédagogique.

T : Il est donc quand même resté assez proche de l’image et du cinéma à travers son métier.

LH : Oui, exactement ! Il rédigeait des dossiers sur les films à destination des enseignants, et il avait fondé cette revue. Il était vraiment très cinéphile, et c’est lui qui m’a transmis cette passion.

T : À Cannes, tu racontais qu’il t’avait aussi transmis des écrits familiaux qui ont nourri l’écriture du scénario de L’Engloutie, coécrit avec Anaïs Tellenne. Quelle place ont eu ces textes dans le scénario ? Comment s’est passée la coécriture ?

LH : Mon grand-père m’a transmis des nouvelles qu’il avait écrites. Elles n’ont jamais été publiées, mais il les avait imprimées pour la famille. Je les adore. L’une d’elles s’intitule La bière sur le toit. Il y raconte l’histoire d’une institutrice coincée l’hiver dans un village isolé. Le doyen du village meurt, et comme le sol est gelé, on ne peut pas creuser la tombe : les habitants décident alors de poser le cercueil sur son toit, en attendant le printemps. Enfant, ce récit me fascinait autant qu’il me faisait peur. Il y a eu d’autres histoires familiales, cette fois du côté de ma grand-mère. Notamment un texte à valeur anthropologique, écrit dans les années 1920 par une grande-tante à qui l’on avait demandé de raconter son hiver d’institutrice dans un village de montagne : ce qu’elle voyait, ce qu’elle vivait. Elle y décrit notamment les hommes du village qui, l’hiver, allaient se prélasser dans les rares endroits baignés de lumière, quand le soleil passait très bas entre les cimes. Ils disaient qu’ils écoutaient le soleil. Ce sont des images fondatrices pour moi : le cercueil sur le toit, les hommes qui écoutent le soleil… Ce sont elles qui m’ont donné envie d’écrire L’Engloutie.

Et c’est dans une résidence d’écriture, au Groupe Ouest, que j’ai rencontré Anaïs Tellenne. Elle était en train de finir le scénario L’Homme d’argile, moi je commençais tout juste à écrire L’Engloutie. On s’est tout de suite bien entendues : on partageait le même humour, les mêmes références, les mêmes obsessions. À la sortie de la résidence, l’envie de coécrire ensemble s’est imposée naturellement.

T : Vous avez des sensibilités assez proches, notamment dans ce lien au corps – un corps mystique, malléable – et dans cette attention aux sensations, aux matières, à la boue, à la neige, à la terre…

LH : Exactement. Puis elle aime aussi travailler avec des comédiens non professionnels, et on partage le goût de l’onirique et du grotesque. On s’est retrouvées sur pleins de goûts communs, donc je l’ai tout de suite invitée à coécrire avec moi L’Engloutie, à partir de toute cette matière que j’avais ramené de ma famille.

T : À quel point c’est important de s’inscrire dans une continuité par rapport aux ainé·es, à leurs écrits, à cet empêchement de ton grand-père ? Comment ça se traduit dans ton film ?

LH : Je pense que c’est très inconscient, même si aujourd’hui je le formule comme ça. Quand j’ai voulu faire du cinéma, j’avais l’impression que c’était juste pour moi, quelque chose de personnel. Mais parfois, on prend conscience de certaines choses après coup. Par exemple, j’ai essayé trois fois d’entrer à la Fémis, et à chaque refus, je le vivais difficilement, parce que quelque part, je voulais venger mon grand-père. *rires* C’est pour ça que ce soir, avec le prix Jean Vigo je suis vraiment heureuse. Après, je ne me suis jamais dit que je voulais continuer l’histoire de mes ancêtres en la racontant directement. C’est juste que ce sont des récits qu’on me contait quand j’étais petite, qui sont restés ancrés dans mon imaginaire. Je n’ai pas la volonté de transmettre une authenticité régionale, c’est simplement l’univers dans lequel j’ai grandi : la montagne, les longues randonnées, la découverte de l’histoire des Alpes. Et il y a cet imaginaire familial, avec ces histoires qui nous marquent quand on est enfants, ces récits qui font un peu peur, ces contes… Tout ce qui touche à la montagne m’a toujours fascinée.

T : La montagne est d’ailleurs un personnage à part entière dans ta filmographie. Elle apparaît dans deux de tes précédents court-métrages : L’homme le plus fort (2014) et Salomé sur sa slackline (2020). Comment travailles-tu avec cet espace ?

LH : Ce que j’aime dans la montagne comme décor, c’est cette impression qu’elle est là depuis des millénaires. À chaque fois, je me dis : « Ah, les plaques tectoniques se sont heurtées et ça a formé ce sommet ! » C’est un vertige à la fois spatial et temporel, qui fait bondir toutes les petites synapses de l’imaginaire. Pour raconter une histoire, on est immédiatement plongé·e dans le mythe, avec ce sentiment que les humains ne font que passer.

T : Une microscopique histoire dans le macrocosme des montagnes…

LH : Oui, puis tout paraît vain. Après nous, il y aura toujours les montagnes. C’est vertical aussi, toujours dans le fond de cadre, on ne l’oublie jamais ce décor. Ça me plaisait, hiver comme été. La neige comme matière, le vent, le son que ça fait, c’est très vivant, ça me fascine.

T : Ce cadre isole aussi les personnages, notamment Aimée. Dans L’Engloutie, ce n’est pas tant elle qui est engloutie, mais plutôt la montagne qui l’engloutit…

LH : Exactement, ces petits personnages qui ressemblent à des silhouettes noires, que la neige fait ressortir dans l’immensité blanche. Graphiquement et plastiquement, j’avais déjà plein d’images en tête. Je pars vraiment des images avant de chercher comment les relier dans une narration.

T : Ton film semble accorder une attention particulière au cadre, au format carré… Est-ce que cette précision visuelle vient d’une pratique photographique parallèle ? Et est-ce que certaines images d’enfance ont nourri ce travail ?

LH : Je voulais tourner en 4/3 parce que c’est le format du cinéma des origines, et notre film se passe autour de 1900, à la transition entre deux mondes. C’est aussi un format que je préfère : il m’aide à mieux cadrer et composer mes plans, il met en valeur le visage en le mettant à égalité avec le paysage. Ça crée une ambiance un peu étouffante, parfaite pour un huis clos à ciel ouvert, en montagne. On a fait des essais, et ce format fonctionnait mieux que le romantisme du 16/9. Grâce aux capteurs hypersensibles qu’on a utilisés – une vraie nouveauté des caméras numériques des dix dernières années – on a pu filmer la nuit sans devoir suréclairer comme il aurait fallu le faire en pellicule ou avec les anciennes caméras. C’est un peu la modernité du film, et le travail formidable de Marine Atlan (Les Reines du Drame, Le Ravissement, Nos Cérémonies), ma cheffe opératrice qui a su explorer ces contrastes puissants entre le blanc éclatant de la neige et le noir profond des plans de nuit à la bougie.

Entretien réalisé le 7 juillet 2025 à la Cinémathèque Française, Paris