Sergi Lopez : « Même quand on connaît le secret, le film marche encore »

Entretien avec Sergi Lopez pour Sirat | 2025

1er juillet 2025, la canicule s’abat sur Paris. La grande tournée des avant-premières des films du Festival de Cannes a rempli les salles parisiennes durant tout le mois de juin. Elle se clôt ce jour-là avec le choc cannois Sirat d’Oliver Laxe au Max Linder Panorama et au Forum des images, film dont nous ne nous sommes toujours pas réellement remis. Alors, nous sommes allés interroger son interprète principal Sergi Lopez. Le rendez-vous est pris dans un bar pas loin du Max Linder Panorama, où on le retrouve installé sur la terrasse en majesté, une grande bouteille d’eau fraîche sur la table, aucunement gêné par la chaleur. Il nous sert un verre d’eau, le dictaphone enregistre :

Tsounami : Que penses-tu du film ? Est-ce que par rapport à ce que tu as vécu lors du tournage, tu y vois quelque chose de neuf ?

Sergi Lopez : Il y a quelque chose de très différent, par rapport à tous les autres films que j’ai fait jusqu’à présent : c’est sa réception. Ce qui est en train de se passer avec le film, avec la résonance, le choc, la réaction qu’il provoque. On fait souvent en sorte que le film soit le mieux possible, mais c’est toujours un mystère de fabrication : tellement de possibilités de se gourer entre le premier scénario et la sortie… Et ce qu’il se passe avec Sirat, cet engouement, je ne l’ai jamais eu auparavant.

T : C’est étonnant, même des films comme Harry, un ami qui vous veut du bien (Dominik Moll, 2000) ou Le Labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006) n’ont pas eu ce genre de réception ?

SL : Non, ça n’est pas exactement la même chose… Ce sont des films qui ont eu un succès sur le long terme, alors que là avec Sirat, c’est un engouement immédiat. Pour te donner un exemple : le film est sorti en Espagne le 6 juin, et dans mon village, en général mes amis voient certains de mes films et on en parle de temps en temps. Là, dès la sortie, des appels, des « On vient de le voir, on l’a revu, on a des questions à te poser, viens dîner! ». Mais de partout dans le village, jusqu’aux amis de ma mère, les gens en parlent, et le film est souvent un choc. Ça ne m’était jamais arrivé.

T : Ta filmographie est dense. Mais chaque génération t’associe à un rôle culte : Harry, un ami qui vous veut du bien pour nos parents, alors que pour nous, ce serait plutôt tes rôles chez les Larrieu, ou alors sur Le Labyrinthe de Pan… On trouvait ça fascinant la manière dont ça se déplace.

SL : J’en suis le premier surpris ! Là où j’habite, je ne suis pas entouré de cinéphiles, et surtout j’ai fait la moitié de mes films en France. Cet entourage-là n’a pas vu ces films, donc je ne m’en rends pas compte. On ne me « reconnaît » que lorsque je vais en France. Pour Harry, quand le film est sorti, ça avait fait un tabac, 1,9 million de spectateurs, et c’était surtout remarquable parce que c’était un petit budget. C’était énorme. Mais ce qui s’est surtout passé, c’est que sur dix ans, chaque hiver ou chaque été, rediffusion sur Canal+ à 21h, et d’un coup ça donnait cinq millions de téléspectateurs. Si j’étais de passage sur Paris la semaine suivant la rediffusion, des gens étaient là dans la rue « haaAARRY!!! » et je me disais « Mais enfin ça fait trois ans que le film est sorti ! ». Le titre est devenu presque une expression, comme une icône de la culture française. Après, là où je suis surpris, c’est que pour les Larrieu, ça me parait déjà un peu plus niche.

Mais avec Le Labyrinthe de Pan je vois où tu veux en venir. Mais là aussi c’était bizarre. Il a beaucoup marché partout, mais pas tellement en France. Il était sorti un 1er novembre, jour des morts, et il n’était pas encore nommé aux Oscars. Je sais que Wild Bunch l’a regretté, parce qu’après la nomination d’un coup les gens s’y sont intéressés, mais c’était trop tard : à la sortie salles j’avais pas tant fait de presse, Guillermo non plus, et c’est con ! En Espagne et au Mexique, ça avait cartonné.

T : Et pour en revenir au tournage de Sirat, et la manière dont tu le perçois avec le film terminé ?

Le tournage s’était très bien passé. Heureusement pour moi, je n’ai pas besoin de vivre exactement ce que le personnage vit, c’est du jeu. Quand j’ai lu le scénario, j’ai dit à Oliver (Laxe, ndlr) que c’était génial, une histoire qui se tenait, puis d’un coup quelque chose qui cassait tout, qui foutait les boules. D’un coup le film changeait, avec ces séquences avec les mines, le deuil… T’avais l’impression que le film devenait à la fois métaphorique et non-métaphorique. Un truc très bizarre, qui était très ancré dans le réel. Ce qui apparaît comme très dystopique pour certains, avec les militaires, Oliver Laxe disait que ça arrive aujourd’hui. On peut allumer la radio et entendre les mêmes infos que celles dans le film. Il y a cette espèce d’angoisse du danger imminent, une guerre qui se déroule pas loin… Et c’est toute une époque qui se trouve là, cette idée que d’un instant à l’autre ça peut péter. 

T : On se disait cela à la rédaction en voyant cette fameuse seconde partie des mines : il y a longtemps que nous n’avions pas été autant mis en tension vis-à-vis de la survie des personnages.

SL : Oui, moi aussi. J’ai vu le film trois semaines avant Cannes, sur mon ordinateur. C’était une version pas définitive, il y avait encore des fonds verts et le son n’était pas fini. Je dis à Oliver que je n’aime pas trop le film, mais que c’est normal : je ne vois que le tournage, et je sais que j’ai besoin de voir le film trois, quatre fois avant de le voir vraiment. Là, c’était différent. Dès la deuxième fois, la séance cannoise…

il imite le bruit d’une déflagration.

Le siège qui tremblait… J’étais sur le cul. Et pourtant, je connaissais le film. C’est là que c’est un tour de force : même quand on connaît le secret, ça marche encore. Quand tu vois la scène arriver, tu vois les mécanismes, tu vois que c’est inexorable, qu’il n’y a pas de retour. Ça avance, ça avance, et ça va faire mal.

T : En discutant avec Oliver Laxe, on a appris que le film était très écrit. Comment se situe ta liberté de jeu sur le tournage ?

SL : Ta question me fait penser à un rêve que j’ai, qui je pense est un peu fou, presque une boutade : de faire un film sans paroles. Mais pas un film muet, un film où je ne parle pas. Parce que j’adore jouer sans texte. Quand on parle d’improvisation, c’est souvent relié au texte. Mais il y a les gestes aussi. En fait, on improvise tout le temps.  Dans ce film, mon personnage ne parle pas beaucoup, mais il y a beaucoup de choses à jouer. Le gamin regarde à travers la fenêtre les autres qui font les cons, et mon personnage ironise un « C’est génial ». Il pourrait rajouter autre chose, « Attention c’est dangereux », mais ça peut passer par le regard. Donc ma liberté était là-dedans, dans toutes les nuances.

Quand j’ai lu le scénario, j’ai de suite dit à Oliver que je ne savais pas si j’allais réussir à jouer la scène traumatisante, avec toute cette seconde partie et cette douleur explicite et frontale. Même si elle est bien faite, il y a toujours cette pensée du « ah, c’est un acteur qui joue bien la tristesse », et je trouve ça assez obscène. C’est tellement douloureux et tellement profond… J’étais pas super à l’aise pour le jouer. Mais du coup je lui ai dit « Je ne sais pas comment le faire, comment on va faire, on va essayer » et quelque part, ces scènes et ces émotions-là sont à l’image. Le film avance tout le temps et il te dit que la vie est imprévisible. Peut-être que la semaine prochaine il t’arrivera un truc, tu sais pas. Un truc horrible, un truc génial, tu sais pas mais t’avances comme ça. Et quand ça arrive, cela doit rester le présent. Et c’est ce qu’on a essayé de faire, de garder ce « On y va, on va tourner la scène, et on va voir ». On répète bien évidemment, surtout vis-à-vis des autres personnages qui n’étaient pas tous acteurs, mais ce tournage était une certaine idée d’une lancée dans l’abîme.

T : Cette fameuse scène où tu marches seul dans le désert en pleurant et en t’effondrant est très juste, dans l’idée qu’effectivement il n’y a pas de surjeu de la douleur. Ton personnage reste très introspectif.

SL : Exactement, Oliver a essayé de m’aider avec ça. L’idée était de faire un film sur la mort, et quand des événements comme ça arrivent, tu es obligé d’avoir un cheminement introspectif, et tu peux en devenir fou. On a décidé de jouer de l’absurdité de la marche, et on en a beaucoup parlé : « Il part, mais il va où ? ». Pour moi c’était clair : il va chercher son fils. Sauf qu’au bout de 10000m, il n’y a rien. Et on se dit « Qu’est ce que tu fais ici ? Tu cherches où ? Tu ne vas jamais le retrouver, c’est impossible il est perdu. »

T : C’est un rôle assez étonnant au sein de ta filmographie : il dénote du cinéma des Larrieu : Peindre ou faire l’amour (2005), 21 Nuits avec Pattie (2015) …

SL : Et Les Derniers Jours du Monde (2009) ! J’adore ce film. En plus à l’époque, ça parlait déjà d’un virus, avec un cataclysme, un conflit avec l’Ukraine… Le film est malgré lui très prémonitoire !

T : Dans ces films-là, tu es en contrôle, tu parles beaucoup et tu as une pensée claire. Pour Sirat, tu as un personnage très fragile et souvent perdu. Était-ce une approche nouvelle dans ton jeu ?.

SL : Je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question à vrai dire. Parce que finalement je gardais une chose en tête : celle de m’éclater. Plus je pleurais pour le rôle, plus je m’éclatais. Ce que j’adore dans mon métier, c’est cette idée folle de s’immerger. On répète, on parle, mais à un moment, tout le monde ferme sa gueule. C’est « Caméra, ok ? Moteur, Silence, Action, » et on y va. Et en fait je n’ai pas le temps de me dire « attends, dans tel film j’ai fait ça… », je me dis que c’est à chaque fois quelque chose de nouveau. C’est un risque, mais je peux le prendre comme un jeu. Il y a quelque chose d’enfantin à jouer, je me dis que c’est pas grave.

T : Et ça change pour chaque cinéaste !

SL : Exactement, chacun est fou à sa manière, possède son truc… Ce monde à besoin de réalisateur et réalisatrice qui t’inspirent. Je préfère penser que ce n’est pas seulement de ma faute.

T : Comment as-tu rencontré Oliver Laxe ? Le connaissais-tu déjà ?

SL : J’avais vu O Que Arde (Viendra le feu, 2019, ndlr), et c’était une super introduction ! Ça m’avait marqué parce que le titre est en galicien, et pour la sortie en Espagne ils ont gardé ce titre là. Le O galicien. On s’était croisé une année à Cannes, on nous avait rapproché tous les deux parce qu’on était espagnols… Bon. Surtout, il m’a envoyé le scénario. C’était tout ce que je n’attendais pas, dans le sens où j’avais l’impression de lire quelque chose de différent. Je crois que tout spectateur est en attente de ça, d’une histoire différente, qu’il n’a jamais entendu. Alors bien sûr, des camions et de la poussière, ça a déjà existé au cinéma. Mais filmés de cette manière là, sans savoir réellement où ça va…

T : C’est un film très physique.

SL : Ah oui, c’est une expérience. Oliver m’avait fait faire des essais, il hésitait avec un autre acteur. Une fois choisi, on a fait des tests avec quatre enfants pour savoir qui allait interpréter mon fils. Avec Bruno (Núñez, ndlr), on s’est tout de suite entendus. Il pourrait être carrément mon fils : il s’en fout un peu, il joue, ne se prend pas beaucoup la tête. Et il dégage une certaine maturité, là où les autres faisaient vraiment gamins. 

T : Il y a un rapport à la musique très fort dans le cinéma d’Oliver Laxe :  c’était déjà le cas dans O Que Arde, et là ça fait partie intégrante du film, avec ces scènes de rave. Est-ce que, pour le film et de manière plus globale, la musique est quelque chose qui t’aide dans ton jeu ?

SL : Non, et c’est assez curieux puisque comme tu dis, la musique est englobante, elle dirige tout, et certaines scènes ont été répétées avec la musique, celles des mines par exemple. De trouver la danse, de s’éloigner, comment l’espace se construit. Mais je n’écoute pas autant de musiques que les fêtards du film. Et à certains moments, c’était juste des camions dans le désert, on n’entendait pas si Oliver diffusait de la musique ou non. Et quand il y avait des tempêtes de sable…

T : Vous en avez subi pendant le tournage ?

SL : Oui, elles sont dans le film, c’est fou ! La scène des mines, quand je traverse et arrive de l’autre côté, il y a un temps de quelques secondes où je ne sais pas quoi faire, et là une bourrasque énorme qui arrive, l’équipe est à cent cinquante mètres, et d’un coup vuuuuuuuuUUUUAAAAAh, et qui s’en va… Je me tourne vers l’équipe en disant « VOUS AVEZ EU CA ? », et eux me répondent que oui, « ON L’A TOURNÉ !! ».

La séquence où je suis par terre après ma grande marche dans le désert plus tôt dans le film, que le groupe me retrouve, et que je dis « Ici il n’y a que de la poussière… », ça aussi c’était écrit, je devais bien être par terre, et soudain, pareil, une tempête de sable, ça se couvre, on voit rien, le soleil nous apparaît à travers un filtre, un truc surréaliste. Et du sable, du sable… L’équipe ne voyait pas à cinq mètres. La nature nous a fait en partie improviser : profitons de ce qu’elle nous offre.

T : Il y a eu, à ce propos, beaucoup de comparaisons avec Le Salaire de la Peur (Henri Georges Clouzot, 1953) et Sorcerer (William Friedkin, 1977), des films d’aventures avec des tournages épiques. Ces références ou d’autres t’ont-elles aidé au tournage ?

SL : Non, pas du tout, zéro. Déjà, je ne suis pas cinéphile, donc je ne connais pas les films. Alors après oui j’en ai vu, Mad Max ou Sorcerer, mais encore une fois on en revient à cette idée qu’en vérité, on a pas le temps et ça ne sert à rien. T’as beau avoir des images des films, on s’en fout, ce qui compte, c’est le présent. Les plans sont ici, il y a un espace, des personnages. On en parle, avant, après, quelques fois à la pause repas, je reste curieux de découvrir et j’adore. Mais pour le film, je pense pas, enfin je veux dire que tout te nourrit. Mais je reste terrien, dans quelque chose de concret.

T : J’imagine que ça dialogue plus avec ce que tu as appris au théâtre, surtout avec cet effet de troupe que vous avez dans le film.

SL : Oui, de trouver une énergie, de faire presque famille, et de faire sentir une évolution de cette famille de fortune tout au long des scènes. Le rapport à l’espace, aux personnages, ça vient du théâtre. Les répétitions t’alimentent aussi, mais ce qui compte pour moi c’est le présent.

T : Et cette idée d’être polyglotte dans tes rôles ou choix de films, c’est quelque chose de voulu ?

SL : J’adore ! Le premier film que je fais en France (La Petite Amie d’Antonio, Manuel Poirier, 1992), je ne parle pas du tout français, et c’est quelque chose que j’apprends à ce moment-là. Avec de la phonétique, petit à petit. Cet apprentissage m’a donné un sentiment de confiance, de liberté. Et ça a été la même chose pour l’anglais, l’italien… 

T : Ce sont les premières avant-premières françaises ce soir au Max Linder Panorama et au Forum des images, puis à la Rochelle demain. Comment tu les sens ?

SL : Avec appréhension, surtout qu’étant donné que la stratégie est de faire très peu de séances en avant-première avant la sortie du film le 10 septembre, ça fait que tout est complet. On en revient à cette idée du miracle : qu’est ce qui fait qu’un film fasse vibrer une salle de la manière dont le fait Sirat… Sa photographie, sa musique, ses plans, son histoire… Je n’arrive pas à le savoir exactement, c’est ça qui est génial. Et c’est là que je vous aime bien les journalistes, vous tentez d’expliquer ce qu’il se passe.

Entretien réalisé le 1er juillet 2025 à Paris